Le 27 rue Saint-Guillaume fait la une de l’actualité, pas toujours pour les meilleures raisons. Mais que pensent les recruteurs de cette situation ? Le diplôme de l’école ayant pour objectif de former l’élite de la République se dévalorise-t-il dans le secteur privé ? Les témoignages récoltés devraient interpeller la direction…
Temple de l’excellence ouvert à l’international et à tous les milieux sociaux pour les uns, école minée par les problèmes de gouvernance, le "wokisme" et l’ultragauche pour les autres. Il suffit de prononcer les mots "Sciences Po Paris" pour récolter des opinions tranchées, parfois décorrélées de la réalité. Mais que vaut vraiment le diplôme de cette grande école ?
Pour répondre à la question, Décideurs Magazine a interrogé six recruteurs dans divers secteurs embauchant souvent des élèves de Sciences Po Paris. S’exprimant officieusement, l’anonymat leur a été garanti. Point important, l’appel à témoins lancé dans le cadre de la rédaction de cet article était ouvert à tous les points de vue. "Vous pensez que l’établissement forme toujours l’élite ? Vous avez noté une baisse globale de niveau ? Vous avez arrêté de recruter dans cette école pour des raisons diverses et variées ?", demandait un message publié sur LinkedIn et X. Voici les réponses qui devraient intéresser la direction de l’école, les employeurs et les diplômés.
"Plus d’effet Waouh"
Thomas est à la tête d’une entreprise spécialisée dans le lobbying, les affaires publiques et la communication. Non diplômé de Sciences Po, il a longtemps eu un complexe face aux anciens élèves de cet établissement prestigieux : "Lorsque je suis entré dans la vie active il y a une vingtaine d’années, les collègues passés par Sciences Po Paris étaient au-dessus au niveau de la connaissance et de la réflexion. Logiquement, les CV de cette école étaient toujours en haut de la pile", se souvient le dirigeant. Désormais dans la peau du recruteur, il constate que les temps ont changé : "Maintenant, c’est moi l’employeur et j’affirme d’expérience que, chez les jeunes diplômés de ma branche, c’est devenu une formation parmi d’autres." Thomas se pensait isolé mais, en abordant le sujet avec ses pairs, il s’est rendu compte qu’il n’était pas le seul à observer une "dévalorisation du diplôme depuis cinq ans environ".
Un avis partagé par Herschel qui travaille pour un gros cabinet de recrutement collaborant avec de grands groupes dans des secteurs variés comme l’industrie, la distribution ou l’énergie. "J’interviens sur des postes très "Sciences Po" dans la communication institutionnelle ou la direction de cabinet." Le chasseur de têtes est catégorique : "Dans les grands groupes, il n’y a plus le même emballement qu’avant pour Sciences Po. Sur des postes de juniors, une bonne école de commerce prend pratiquement toujours le dessus dans la dernière ligne droite, ce qui est assez nouveau." Même son de cloche du côté de Françoise, elle aussi active dans la chasse de têtes : "Chez les jeunes diplômés, les faits me laissent penser que le sceau "Sciences Po" se démonétise." Un point attire son attention : "Les anciens élèves ne privilégient plus forcément leur école, comme s’ils ne la reconnaissaient plus, ce qui n’est pas le cas ailleurs."
Cette perte de prestige est également ressentie par Brice, qui dirige un syndicat professionnel après avoir occupé des fonctions de cadre sup dans des sociétés cotées au CAC 40. "Traditionnellement, Sciences Po c’était la certitude d’avoir des très bons. Aujourd’hui, ce n’est plus un gage de qualité. Évidemment, je ne vais pas exclure un jeune issu de cet établissement mais j’examine son dossier avec beaucoup de réserve." Voilà pour la vue d’ensemble. Mais qu’est-il reproché à ces diplômés censés incarner l’excellence ?
Dégradation des compétences de base
La réponse tient en peu de mots : Sciences Po n’incarnerait plus l’excellence à la française. Sur le savoir de base et les connaissances académiques, l’établissement fondé en 1872 par Émile Boutmy pour former les élites de la République ne remplirait plus sa mission. Détail révélateur, dans son processus de recrutement de juniors, Françoise a commencé à intégrer des tests de logique et d’orthographe. "Cela aurait été impensable il y a quelques années mais ça devient nécessaire. Et pour cause !" Elle n’en revient toujours pas, récemment une diplômée qui a passé cinq années sur les bancs de Sciences Po a rendu un texte avec six fautes grossières en une page. "Sans compter la syntaxe et le style", soupire la professionnelle du recrutement.
Brice, de son côté, s’appuie sur les dizaines d’entretiens effectués avec des diplômés depuis de nombreuses années pour constater "une chute énorme en matière de logique, de rigueur intellectuelle, de culture générale. Bref, nous sommes loin des humanités de naguère". Plus embêtant pour le monde de l’entreprise, "il existe une réelle méconnaissance du secteur privé et de l’économie de marché". Ce que constate également Thomas qui n’a pas peur d’affirmer que, dans le secteur de la communication et des affaires publiques, "un diplômé d’une école de commerce lambda n’a plus forcément à rougir face à un Sciences Po Paris".
Évidemment, un jeune diplômé n’est pas toujours 100 % adapté au monde du travail. Les compétences relationnelles s’apprennent sur le tas, toutefois cela suppose de l’agilité et de l’ouverture d’esprit. Traditionnellement, c’était un point fort de l’établissement.
Perte d’ADN
L’adage est connu des recruteurs mais aussi des élèves passés par Sciences Po. Un diplômé de cette prestigieuse école ne sait rien faire de concret. Il est toutefois capable en peu de temps d’exercer n’importe quelle profession intellectuelle à forte responsabilité. Les raisons ? Sa culture générale, son agilité intellectuelle, son ouverture d’esprit. En somme, il possède le fameux "ADN Sciences Po" si prisé dans le monde du travail.
Mais cet ADN n’est plus ce qu’il était. N’étant pas dans les salles de classe et les amphis, les recruteurs ne savent pas ce qui s’y passe exactement. Seule certitude, les jeunes élèves sont moins ouverts d’esprit, moins adaptables, plus dogmatiques. Et sur le marché du travail, c’est plutôt un handicap. Flora, recruteuse dans la tech, le constate au quotidien. Celle qui aimait faire appel à des salariés ou des prestataires issus de l’école passe désormais son tour après des expériences peu concluantes : "Le véritable atout était l’ouverture d’esprit, mais les profils sont désormais uniformes et dogmatiques. Ils sont de facto peu adaptés à un univers où il faut se remettre en question en permanence."
Une ligne partagée par Raphaëlle. "Si quelqu’un peut l’affirmer sans crainte de procès en dérive droitière ou Sciences Po bashing, c’est bien moi", glisse-t-elle. Diplômée de Sciences Po il y a quinze ans, elle a milité et continue à s’engager dans les associations féministes. Après des passages dans la pub et les relations presse, elle est aujourd’hui dircom d’une grande société. Le constat qu’elle porte sur son ancienne école est sévère : "Ce n’est absolument pas grave d’être politisé lorsque l’on sort de Sciences Po, c’est même sain. Mais la politisation me semble irrationnelle et à sens unique." À la suite de mauvaises expériences avec des stagiaires ou des profils fraîchement diplômés, elle pense avoir mis le doigt sur le cœur du problème : "Il n’y a plus d’habitude à débattre avec quelqu’un qui pense différemment du moule. L’émotivité l’emporte sur le cartésianisme et j’ai plusieurs fois eu l’impression d’avoir affaire à des enfants de 8 ans", se plaint-elle. Selon elle, ce type de profil est peu adapté au secteur privé où "il est obligatoire d’être agile, constructif, à l’aise dans un monde complexe et divers".
Brice a lui aussi été confronté à ces vingtenaires qu’il qualifie de "clones conformistes". Raphaëlle et Brice s’accordent sur un point : tous les CV estampillés Sciences Po ne sont pas ainsi et il faut continuer à les recevoir, les former. Ce à quoi Thomas a renoncé. "Dans mon secteur, on doit se mettre dans la peau de l’autre. Les profils arrogants, moralisateurs et peu consensuels sont un handicap. Prendre des Sciences Po devient risqué et clivant. Je ne jette pas la pierre à certains de mes pairs qui ne souhaitent pas faire entrer le loup dans la bergerie."
Au Royaume des aveugles…
Si le tableau semble de prime abord peu idyllique, l’école présente encore certains atouts. Certes, le niveau baisse. Mais moins qu’ailleurs, estime Brice : "Les élèves de la rue Saint-Guillaume sont moins bons, c’est une certitude. Mais c’est principalement lié à la chute du niveau scolaire dans le secondaire que montre bien la dégradation de la France dans les classements Pisa." Selon lui, Sciences Po offre des "profils moins mauvais que la moyenne dans un pays qui s’idiocratise".
Françoise note qu’au moins 30 % des diplômés restent de "très haute volée", notamment en droit public et en finance. Pour sa part, Raphaëlle tient à dissiper un cliché : "Oui, Sciences Po s’est ouvert aux milieux modestes et à la diversité, mais mon expérience montre que ce ne sont pas ces profils qui sont les plus mauvais." Au contraire, elle y décèle une "niaque et une envie de réussir supérieure indéniable".
Pas d’effet 7 octobre… pour l’instant
Évidemment, impossible de parler de Sciences Po sans mettre sur la table la question des manifestations pro-Palestine des derniers mois. Les slogans "From the river to the sea" [scandés en anglais à Paris], le malaise des étudiants juifs, les manifestants en keffieh, les mains peinturlurées de rouge ont été médiatisés. Que ce soit pour condamner ou soutenir les manifestants, la classe politique a fait de l’entrée du 27 rue Saint-Guillaume "l'endroit où il faut être".
Quel est l’impact sur les employeurs ? "Je pense que ce qui se passe risque d’abîmer l’image de l’école auprès de nombreuses entreprises, mais pour le moment c’est de la supputation, personne n’a de chiffres pour l’affirmer", glisse Herschel.
Le pire est à venir ?
Si effet 7 octobre il y a, les conséquences ne sont pas actuellement mesurables. Reste un fait : les recruteurs sont plutôt pessimistes sur le devenir de Sciences Po et s’attendent au pire si aucune réforme de fond n’est engagée. Les étudiants qui ont intégré l’école sans passer le concours écrit traditionnel et les promos "Gaza" ne sont pas encore confrontés aux fourches caudines des entretiens d’embauche. Seront-ils à la hauteur ? Impossible de le prévoir.
En revanche, le fait de pénaliser les grands lycées parisiens dans les procédures d’admission, de s’en prendre aux supposés "sionistes", "fachos", "droitards", "réacs", génère une ambiance malsaine qui peut repousser de nombreux candidats et contribuer à uniformiser davantage une école qui faisait de sa diversité une richesse. Détail important : aucun professionnel interrogé n’inciterait ses enfants à intégrer les différents campus de l’école. "Avec mon nom de famille hébraïque, je ne postulerais plus", affirme même Raphaëlle. Visiblement, l’état-major de la rue Saint-Guillaume est conscient du problème. Son nouveau directeur Luis Vassy souhaite rétablir le concours écrit traditionnel et favoriser le pluralisme. Efficace ? Réponse dans quelques années.
Source : Décideurs Magazine
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