STÉPHANE RATTI(*) est historien de l’Antiquité, agrégé de lettres classiques, professeur des universités, enseigne l’histoire de l’Antiquité tardive à l’université de Bourgogne–Franche-Comté. Il s’alarme de l’entrée en vigueur, à l’université, de nouvelles règles concernant la réalisation de la thèse, qui risquent d’encourager le conformisme et d’appauvrir la vie intellectuelle du pays. Sa lettre ouverte ci-dessous :
De lourds nuages continuent à s’amonceler à l’horizon de l’université française. Et ils sont chargés de vraies menaces pour les libertés des futurs universitaires. Depuis une décision prise sous le précédent quinquennat, le régime des thèses permettant d’obtenir le doctorat, ce très ancien diplôme créé sous l’Empire, en 1808, et de postuler en principe aux fonctions de maître de conférences dans les facultés a été profondément bouleversé. Afin d’encourager et de stimuler l’avancement de leurs recherches, les doctorants se verront soumis dès la deuxième année de thèse, conformément à un arrêté du 25 mai 2016, à l’évaluation d’un « comité de suivi de thèse » : le terme même de « comité » fait froid dans le dos et on imagine trop aisément les dérives que ce type de surveillance collective peut induire.
Au lieu de fournir l’aide escomptée, les directions collectives risquent de brider le principe originel de toute recherche : le libre choix des méthodes, des lectures, des objectifs affichés et des voies élues pour aboutir à des résultats qui, d’ailleurs, ne seront pas toujours conformes aux objectifs. Par définition, en effet, la recherche est une prise de risque puisqu’elle ne sait pas d’avance ce qu’elle trouvera. De plus, on invite désormais les candidats au doctorat à s’inscrire dans une équipe, un collectif qui dirigera en commun leurs travaux, et ce, parfois, au nom de l’interdisciplinarité, au mépris de la spécialité du candidat.
Le directeur de la thèse, en outre, c’est-à-dire le maître choisi par le doctorant, ne fait plus partie du jury de la soutenance. C’est tout juste si les plus courageux des directeurs osent encore prononcer plus ou moins clandestinement quelques mots pour soutenir leur élève au début de la séance. Mais ils ne signent plus désormais le procès-verbal de soutenance. On a cru protéger ainsi les candidats des pressions de tous ordres auxquelles ils pouvaient se croire soumis au cours de leur thèse. Or, sous couvert de lutter contre d’hypothétiques abus de pouvoir, une suspicion généralisée s’installe, qui non seulement renverse les relations entre maîtres et élèves, mais encore dénature celles qui prévalaient entre collègues, en principe des pairs.
On a de ce fait porté atteinte, au motif de prendre en compte de rares cas d’abus, à la spécificité même d’une recherche libre qui passe avant tout, pour le futur doctorant, par le choix sans contrainte d’un maître. Ce type d’affinités intellectuelles et de proximités personnelles faites, il faut bien le dire, de confiance profonde et d’une forme d’admiration scientifique pour les travaux de celui qu’on choisit pour diriger les siens propres n’est plus désormais un critère quand on entreprend une thèse.
Fernand Braudel n’aurait pas écrit La Méditerranée sans l’appui intellectuel de son maître Lucien Febvre. Le grand latiniste et historien Pierre Grimal n’aurait pas été ce qu’il fut s’il n’avait pas été dirigé à ses débuts par Jean Bayet et Jérôme Carcopino. Précisons d’ailleurs que l’admiration n’est pas la servilité. Au cours de leur vie intellectuelle, les plus grands élèves savent d’eux-mêmes s’affranchir. L’on sait, par exemple, que la biographie de Cicéron par Pierre Grimal cherche à répondre dans son interprétation de la fin de la République romaine à celle de César par Jérôme Carcopino.
De surcroît, on tente d’imposer avec cet arrêté du 25 mai 2016 un abrégement draconien aux études doctorales : la thèse devra être achevée en moins de trois ans, contre aujourd’hui cinq à sept ans, en moyenne, en sciences humaines (soit les anciennes facultés des lettres, philosophie, histoire, psychologie, sociologie). On se demande si, dans ces conditions, ce nouveau délai impératif trop resserré auquel on astreint les doctorants, inspiré de ce qui se fait dans les sciences dures, est vraiment adapté à la réalité que vivent en France à la fois les lettres, les humanités et les professeurs de littérature, de philosophie ou d’histoire qui fournissent le contingent le plus nombreux de thésards et qui, sans aucune aide financière, rédigent courageusement leur thèse en même temps qu’ils assument leur charge d’enseignement de professeur agrégé ou certifié. Enfin, on a ainsi appris tout récemment que les futurs recteurs d’Académie, qui sont chanceliers des universités, pourront être choisis en dehors du corps des professeurs d’université ou des titulaires d’habilitation à diriger des recherches. C’est une victoire de plus pour l’administration, qui prend de ce fait encore davantage le pouvoir dans l’enseignement supérieur au détriment des vrais enseignants-chercheurs.
Tous ces maux ont été avec une avance de quelques décennies dénoncés dans un livre admirable et qui, en 1987, rendit célèbre son auteur non seulement sur le campus de l’université de Chicago — où il apparaissait comme le maître vénéré de son ami Saul Bellow (qui raconta sa vie dans un roman à clef, Ravelstein) et aussi comme le digne disciple de Leo Strauss — mais dans le monde entier. Ce livre dû au critique et philosophe Allan Bloom (1930-1992) porte un titre original, The Closing of the American Mind, curieusement traduit en français par L’Âme désarmée. Il vient tout juste d’être réédité par Les Belles Lettres dans l’excellente collection « Le Goût des idées » dirigée par Jean-Claude Zylberstein, augmenté d’un chapitre inédit. [Voir recension ici.]
Allan Bloom y propose une définition de l’éthos universitaire à partir de Platon et du Banquet notamment : il ne saurait y avoir d’enseignement véritable sans amour du Beau et recherche de la Vérité ; il ne saurait y avoir de pédagogie sans échange dialogué avec un public préparé, averti et curieux. L’utilitarisme qui règne en maître sur les esprits de nos technocrates est dénoncé dans l’ouvrage comme la cause première du déclin de la culture générale et la pratique des humanités (les sciences qui rendent l’homme libre de prendre de bonnes décisions) louée comme la seule voie démocratique vers l’affranchissement. On méditera, parmi d’autres, cette sentence du philosophe : « La concentration démocratique sur l’utile, sur la solution des problèmes que l’ensemble de la population croit être les plus urgents, fait paraître la distance théorique non seulement inutile, mais immorale. »
(*) STÉPHANE RATTI(*) a renouvelé notre vision des relations entre chrétiens et païens aux IVe et Ve siècles. Il a publié de nombreux ouvrages remarqués, comme « Le Premier Saint Augustin » (Les Belles Lettres, 2016). Dans son nouvel essai, « Les Aveux de la chair sans masque » (Éditions universitaires de Dijon, 110 p., 10 €), il analyse l’interprétation discutable, par Michel Foucault, de textes des pères de l’Église sur la sexualité.
« Les doctorants se verront soumis dès la deuxième année de thèse à l’évaluation d’un “comité de suivi de thèse”. Le terme même de comité fait froid dans le dos et on imagine les dérives que ce type » de surveillance collective peut induire.
« Fernand Braudel n’aurait pas écrit “La Méditerranée” sans l’appui intellectuel de son maître Lucien Febvre. Or, au motif de prendre en compte de rares cas d’abus, on a porté atteinte à la spécificité d’une recherche libre qui passe avant tout, pour le futur doctorant, » par le choix sans contrainte d’un maître.
De lourds nuages continuent à s’amonceler à l’horizon de l’université française. Et ils sont chargés de vraies menaces pour les libertés des futurs universitaires. Depuis une décision prise sous le précédent quinquennat, le régime des thèses permettant d’obtenir le doctorat, ce très ancien diplôme créé sous l’Empire, en 1808, et de postuler en principe aux fonctions de maître de conférences dans les facultés a été profondément bouleversé. Afin d’encourager et de stimuler l’avancement de leurs recherches, les doctorants se verront soumis dès la deuxième année de thèse, conformément à un arrêté du 25 mai 2016, à l’évaluation d’un « comité de suivi de thèse » : le terme même de « comité » fait froid dans le dos et on imagine trop aisément les dérives que ce type de surveillance collective peut induire.
Au lieu de fournir l’aide escomptée, les directions collectives risquent de brider le principe originel de toute recherche : le libre choix des méthodes, des lectures, des objectifs affichés et des voies élues pour aboutir à des résultats qui, d’ailleurs, ne seront pas toujours conformes aux objectifs. Par définition, en effet, la recherche est une prise de risque puisqu’elle ne sait pas d’avance ce qu’elle trouvera. De plus, on invite désormais les candidats au doctorat à s’inscrire dans une équipe, un collectif qui dirigera en commun leurs travaux, et ce, parfois, au nom de l’interdisciplinarité, au mépris de la spécialité du candidat.
Le directeur de la thèse, en outre, c’est-à-dire le maître choisi par le doctorant, ne fait plus partie du jury de la soutenance. C’est tout juste si les plus courageux des directeurs osent encore prononcer plus ou moins clandestinement quelques mots pour soutenir leur élève au début de la séance. Mais ils ne signent plus désormais le procès-verbal de soutenance. On a cru protéger ainsi les candidats des pressions de tous ordres auxquelles ils pouvaient se croire soumis au cours de leur thèse. Or, sous couvert de lutter contre d’hypothétiques abus de pouvoir, une suspicion généralisée s’installe, qui non seulement renverse les relations entre maîtres et élèves, mais encore dénature celles qui prévalaient entre collègues, en principe des pairs.
On a de ce fait porté atteinte, au motif de prendre en compte de rares cas d’abus, à la spécificité même d’une recherche libre qui passe avant tout, pour le futur doctorant, par le choix sans contrainte d’un maître. Ce type d’affinités intellectuelles et de proximités personnelles faites, il faut bien le dire, de confiance profonde et d’une forme d’admiration scientifique pour les travaux de celui qu’on choisit pour diriger les siens propres n’est plus désormais un critère quand on entreprend une thèse.
Fernand Braudel n’aurait pas écrit La Méditerranée sans l’appui intellectuel de son maître Lucien Febvre. Le grand latiniste et historien Pierre Grimal n’aurait pas été ce qu’il fut s’il n’avait pas été dirigé à ses débuts par Jean Bayet et Jérôme Carcopino. Précisons d’ailleurs que l’admiration n’est pas la servilité. Au cours de leur vie intellectuelle, les plus grands élèves savent d’eux-mêmes s’affranchir. L’on sait, par exemple, que la biographie de Cicéron par Pierre Grimal cherche à répondre dans son interprétation de la fin de la République romaine à celle de César par Jérôme Carcopino.
De surcroît, on tente d’imposer avec cet arrêté du 25 mai 2016 un abrégement draconien aux études doctorales : la thèse devra être achevée en moins de trois ans, contre aujourd’hui cinq à sept ans, en moyenne, en sciences humaines (soit les anciennes facultés des lettres, philosophie, histoire, psychologie, sociologie). On se demande si, dans ces conditions, ce nouveau délai impératif trop resserré auquel on astreint les doctorants, inspiré de ce qui se fait dans les sciences dures, est vraiment adapté à la réalité que vivent en France à la fois les lettres, les humanités et les professeurs de littérature, de philosophie ou d’histoire qui fournissent le contingent le plus nombreux de thésards et qui, sans aucune aide financière, rédigent courageusement leur thèse en même temps qu’ils assument leur charge d’enseignement de professeur agrégé ou certifié. Enfin, on a ainsi appris tout récemment que les futurs recteurs d’Académie, qui sont chanceliers des universités, pourront être choisis en dehors du corps des professeurs d’université ou des titulaires d’habilitation à diriger des recherches. C’est une victoire de plus pour l’administration, qui prend de ce fait encore davantage le pouvoir dans l’enseignement supérieur au détriment des vrais enseignants-chercheurs.
Tous ces maux ont été avec une avance de quelques décennies dénoncés dans un livre admirable et qui, en 1987, rendit célèbre son auteur non seulement sur le campus de l’université de Chicago — où il apparaissait comme le maître vénéré de son ami Saul Bellow (qui raconta sa vie dans un roman à clef, Ravelstein) et aussi comme le digne disciple de Leo Strauss — mais dans le monde entier. Ce livre dû au critique et philosophe Allan Bloom (1930-1992) porte un titre original, The Closing of the American Mind, curieusement traduit en français par L’Âme désarmée. Il vient tout juste d’être réédité par Les Belles Lettres dans l’excellente collection « Le Goût des idées » dirigée par Jean-Claude Zylberstein, augmenté d’un chapitre inédit. [Voir recension ici.]
Allan Bloom y propose une définition de l’éthos universitaire à partir de Platon et du Banquet notamment : il ne saurait y avoir d’enseignement véritable sans amour du Beau et recherche de la Vérité ; il ne saurait y avoir de pédagogie sans échange dialogué avec un public préparé, averti et curieux. L’utilitarisme qui règne en maître sur les esprits de nos technocrates est dénoncé dans l’ouvrage comme la cause première du déclin de la culture générale et la pratique des humanités (les sciences qui rendent l’homme libre de prendre de bonnes décisions) louée comme la seule voie démocratique vers l’affranchissement. On méditera, parmi d’autres, cette sentence du philosophe : « La concentration démocratique sur l’utile, sur la solution des problèmes que l’ensemble de la population croit être les plus urgents, fait paraître la distance théorique non seulement inutile, mais immorale. »
(*) STÉPHANE RATTI(*) a renouvelé notre vision des relations entre chrétiens et païens aux IVe et Ve siècles. Il a publié de nombreux ouvrages remarqués, comme « Le Premier Saint Augustin » (Les Belles Lettres, 2016). Dans son nouvel essai, « Les Aveux de la chair sans masque » (Éditions universitaires de Dijon, 110 p., 10 €), il analyse l’interprétation discutable, par Michel Foucault, de textes des pères de l’Église sur la sexualité.