De l’Empire romain à la Chine des Ming, les civilisations se sont-elles effondrées à cause du changement climatique ?
Les historiens sont nombreux à se pencher sur la chute des civilisations, et à passer cette question éternelle à la lumière des interrogations les plus contemporaines, la question écologique en tête.
La civilisation que nous connaissons va-t-elle s’effondrer dans les années à venir ? Pour 65 % des Français et 52 % des Américains, la réponse est positive, à en croire une enquête menée par l’Ifop pour la Fondation Jean Jaurès en 2020. Une telle poussée de collapsologie ne pouvait passer sans réveiller la question préférée des historiens : de quoi meurent les sociétés humaines ? Depuis Edward Gibbon et son Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, les hommes de lettres sont nombreux à s’être frottés à cette épineuse question et à avoir subodoré, comme Paul Valéry , que « nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ». Cette tendance à gloser sur les ruines ne s’est pas estompée les années passant, et elle connaît un rebond ces derniers temps. Avec une nouveauté notable : l’arrivée du changement climatique dans l’équation de la destruction.
Après le livre remarqué de Kyle Harper expliquant la chute de Rome par des variables climatiques [note du carnet: le temps froid!], Comment l’Empire romain s’est effondré, traduit en 2019 à La Découverte, le même éditeur publie La Survie des civilisations, dans lequel Eric Cline s’interroge sur le devenir des sociétés antiques après l’effondrement du XIIe siècle av. J.-C. Le sinologue canadien Timothy Brook s’est prêté au même exercice… à l’époque de la Chine des Ming. Il fait paraître Le Prix de l’effondrement (Payot), livre qui suggère que l’affaiblissement de la dynastie chinoise entre le XVe et le XVIIe siècle s’expliquerait par les mauvaises conditions météorologiques du petit âge glaciaire.
Assez pour dessiner une tendance ? « Il y a incontestablement un effet de mode », reconnaît Stéphane Ratti, professeur émérite d’histoire de l’Antiquité tardive à l’université de Bourgogne-Franche-Comté, pour qui ces publications sont « nourries par le catastrophisme et le déclinisme ambiant ». Les auteurs de ces travaux assument d’ailleurs l’influence de l’air du temps sur leurs préoccupations universitaires. Timothy Brook, 73 ans, précise qu’il n’est pas historien du climat. S’il adopte une perspective environnementale seulement maintenant, c’est parce que « ce n’était pas très à la mode au moment où (il a) commencé (ses) études ». Kyle Harper, lui, fait volontiers des allusions au roman de John Steinbeck, Les Raisins de la colère, pour comparer les conditions climatiques de la Rome antique et la sécheresse qui frappa son Oklahoma natal. Depuis cet État américain, où il enseigne toujours, le professeur de lettres classiques a proposé une nouvelle lecture de la chute de Rome dans laquelle les microbes, les températures et les volcans disputent à Marc Aurèle et Attila la destinée de l’Empire d’Occident.
Optimum climatique
Sa thèse repose sur l’idée que l’Empire romain aurait prospéré « à un moment particulier de l’histoire du climat connu sous le nom d’Holocène » et aurait joui d’un « optimum climatique », « une phase de chaud, humide et invariable dans la plus grande partie du cœur méditerranéen de l’Empire », particulièrement propice au développement de l’agriculture. Cet optimum aurait duré de 200 av. J.-C. à l’an 150 de notre ère environ, avant de céder la place à une phase de transition puis au « petit âge de glace de l’Antiquité tardive » à partir de l’an 450. Rome est mise à sac par les barbares en 410, et le dernier empereur abdique en 476. Les dates collent à peu près. Harper avance aussi que, en s’étendant jusqu’aux confins du monde connu, l’Empire romain aurait « conspiré de manière involontaire avec la nature » et « créé une écologie des maladies qui a permis le déchaînement de la puissance latente de l’évolution des agents pathogènes ». La peste antonine au IIe siècle et la peste de Cyprien au IIIe en attestent.
Est-ce suffisant pour conclure à un affaiblissement irrémédiable de l’Empire romain d’Orient quand d’autres civilisations ont survécu à des pandémies semblables ? Il est permis d’en douter, selon Stéphane Ratti, qui signe une critique vigoureuse de la thèse de Harper dans le dernier numéro de Commentaire. Il reproche notamment à son collègue américain une chronologie trop floue : « L’auteur passe allègrement du IIe au VIIe siècle puis du VIe au IVe sans sourciller. » Et sa lecture des sources serait approximative, voire fallacieuse, poursuit le professeur émérite, qui pointe de multiples déformations dans les traductions et l’utilisation comme sources « objectives » d’écrits pamphlétaires et polémiques de l’Antiquité.
Les explications environnementalistes de la fin des mondes ne plaisent pas à tout le monde. Certains, comme Stéphane Ratti, veulent y voir une conséquence des idéologies en vogue à l’université : « Aujourd’hui, on obtient plus facilement des financements, des postes et l’on fait plus rapidement carrière, si l’on choisit les thèmes porteurs idéologiquement et conformes à la doxa », confie-t-il au Figaro . Problème selon lui : « De ce type de recherche, on connaît d’avance la réponse, donnée dès la question, dans le sujet même ». Et le postulat de départ pourrait parfois pousser à écarter les faits qui ne corroborent pas ces thèses «suspectes ou exagérées, dramatisées à l’excès ».
Soucieux d’éviter l’écueil de l’explication monocausale, l’historien Eric Cline fait preuve de davantage de prudence quand il explique la disparition des civilisations de l’âge du bronze en 1177 av. J.-C. dans La Survie des civilisations : « Parmi les facteurs ou les causes possibles (…) figuraient le changement climatique, la sécheresse, la famine, les tremblements de terre, les envahisseurs et les maladies. Ma conclusion (est) qu’aucune de ces causes prises isolément n’aurait été suffisamment cataclysmique pour entraîner la disparition ne serait-ce que d’une des civilisations de l’époque dans la région ». L’archéologue se prête tout de même au jeu de lire ses recherches à la lumière des rapports du GIEC et à saupoudrer son travail d’analyses sur la « résilience » des civilisations hittite et mycénienne. Mais pour lui il est moins question de faire primer l’explication environnementale que de faire résonner les effondrements passés avec les difficultés d’aujourd’hui.
Car ces livres d’histoire écrits au présent se donnent aussi pour mission d’éclairer nos temps troubles. Et ils rencontrent leur public. Après la parution d’un premier ouvrage consacré au sujet, 1177 av. J.-C., le jour où la civilisation s’est effondrée (La Découverte), beaucoup de lecteurs et d’internautes ont interpellé Eric Cline ; ils lui ont écrit des courriels ou l’ont pris à partie sur 𝕏 (ex-Twitter) et Facebook. « Ils voulaient savoir ce qui s’était passé après l’effondrement », confie-t-il au Figaro. Aux questions actuelles, il tente de répondre avec ses instruments. Et l’historien érige volontiers en modèles les Phéniciens et les Chypriotes, seuls à avoir su se relever, et même tirer profit de la catastrophe du XIIe siècle avant notre ère ; les uns en diffusant l’alphabet et en s’emparant des routes maritimes laissées à l’abandon, les autres en développant la production d’objets en fer. D’autres s’en sont moins bien tirés : « Si nous ne faisons rien, nous risquons de disparaître, comme les Hittites et les Mycéniens », confie-t-il, avec l’enthousiasme du chercheur et l’inquiétude de l’homme du XXIe siècle.
Tempêtes et famines
La Chine des Ming recèle-t-elle autant d’éclairages pour notre époque ? C’est ce que veut croire Timothy Brook, historien canadien spécialiste de la Chine. Son livre Le Prix de l’effondrement explique « comment le changement climatique a entraîné l’effondrement d’un des plus puissants empires de l’histoire ». Carnets de comptes et récits de l’époque à l’appui, le sinologue décrit les oscillations climatiques qui ont frappé la Chine entre 1544 et 1638, voyant se succéder des tempêtes détruisant les champs, des inondations noyant les rizières puis des pics de sécheresse, dont le dernier a duré sept ans. Quand les Mandchous attaquent la Chine et font chuter la dynastie des Ming en 1644, ils ne se battent que contre un peuple affaibli, affamé, et un État au bord de la faillite. « L’ampleur de la détérioration climatique rendit la chute de la dynastie tout aussi irréversible qu’aurait pu l’imaginer un conte moral », conclut l’auteur. En somme, si les envahisseurs ne poussent pas au soleil, les derniers Ming n’auraient rien pu faire pour enrayer le déclin face aux récoltes désastreuses, à l’inflation du prix du riz et aux greniers vides.
Quand on déplace la focale des batailles et des intrigues de cour aux cycles de la planète, l’homme se retrouve ainsi chassé de l’histoire. Il ne serait plus qu’un pion soumis au bon vouloir des nuages ; et la politique, une gestion du provisoire jusqu’à la prochaine averse. Au XVe siècle, les renoncements des dirigeants chinois ne furent pourtant pas pour rien dans l’affaiblissement de leur empire, nous explique Timothy Brook : les greniers gouvernementaux, censés fournir une réserve de grains en cas de crise, sont progressivement délaissés, trop coûteux à entretenir. Ces calculs de court terme fragilisent durablement la Chine et la rendent incapable de faire face aux sécheresses inédites du XVIIe siècle. Celles-ci, dépassant par leur ampleur toutes les précédentes, n’auraient jamais pu être anticipées, observe le sinologue.
Constat d’une impuissance fatale de l’homme qui résonne étrangement à une époque où l’on parle précisément de dérèglement climatique généré par l’activité humaine. En se dirigeant vers ces ouvrages en quête de réponses pour demain, on ressortira avec la certitude de Pierre Chaunu : « Les historiens ne prévoient à coup sûr que le passé. »
Source : Le Figaro
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