Les jeunes lisent de moins en moins bien. Il faut réinstaller les chefs-d'oeuvre de la littérature dans les programmes de l'Éducation nationale française. (Les classiques ne sont bien sûr pas au programme des écoles secondaires du Québec et encore moins au primaire dont il est question dans l'article ci-dessous...) Un texte de Lisa Kamen-Hirsig paru dans Le Point.
Bac 2022 : certains lycéens ne comprennent pas une consigne car elle contient le mot « ludique ». Si ce n'était pas dramatique, on pourrait trouver cela piquant pour une génération consacrant une grande partie de son temps aux jeux vidéo. Quelques jours plus tard, Sylvie Germain, autrice d'un texte proposé en première filière générale, est conspuée sur les réseaux sociaux au motif que sa prose est trop compliquée.
Je vous invite à juger par vous-même, bien sûr, mais je n'y ai vu pour ma part qu'un texte imagé et puissant. Pas de quoi désarçonner un élève de 16 ans, donc ayant normalement acquis la lecture depuis une dizaine d'années... Mais voilà : lors de la journée défense et citoyenneté de 2020, 78 % des jeunes ont été qualifiés de « lecteurs efficaces ». En d'autres mots, plus d'un jeune sur cinq ne comprend pas correctement ce qu'il lit. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Des parents vissés sur leurs téléphones
Il va de soi que la concurrence des multiples écrans et le fait que les parents eux-mêmes sont vissés sur leurs téléphones ne favorisent pas les habitudes de lecture chez les enfants et les adolescents. On sait bien que l'exposition massive aux écrans provoque troubles de l'attention et retards de langage.
Bill Gates a interdit les smartphones à sa progéniture avant l'âge de 14 ans, Steve Jobs ne donnait pas de tablettes à ses enfants. Mais ce phénomène ne date pas de la démocratisation de ces appareils. Et, si les parents sont responsables de l'exemple qu'ils donnent à leurs rejetons, l'école n'est évidemment pas étrangère à cette débâcle.
Du côté des bonnes nouvelles, les instructions officielles prônent depuis quelques années déjà le retour à la méthode dite syllabique, à départ alphabétique, méthode qui convient à la grande majorité des enfants. L'école reste néanmoins très coupable. Quels sont ses péchés ?
Des professeurs qui parlent mal
Le premier, à mes yeux, est commis par les enseignants eux-mêmes. Il suffit de passer quelques minutes dans un groupe de professeurs sur les réseaux sociaux ou de tendre l'oreille au passage de classes en sortie scolaire pour mesurer l'étendue des dégâts. De nombreux professeurs n'articulent pas leur propre langue, usent d'un vocabulaire très approximatif et ne maîtrisent pas les conjugaisons.
L'incorrection grammaticale le dispute à la grossièreté. Quant à la concordance des temps, elle n'est plus qu'un lointain souvenir. Le futur dans le passé ? Quèsaco ? Le titre d'un film de science-fiction ? Je n'évoque même pas les moments pendant lesquels les enfants sont confiés à des animateurs...
Le deuxième péché est mortel. Et institutionnel : il s'agit de la quasi-disparition des classiques littéraires des instructions officielles (les IO dans le jargon professoral sont l'alpha et l'oméga des inspecteurs). Le ministère de l'Éducation nationale publie régulièrement des listes d'ouvrages que les enseignants sont incités à faire découvrir à leurs élèves. Elles sont aussi décortiquées lors des formations des enseignants : on y puise des idées, les éditeurs publient des fiches pédagogiques pour aider les professeurs à se les approprier.
Ni Hugo ni Molière, mais Delerm
Je mets souvent mon nez pointu dans ces programmes, notamment ceux du cycle 3 (CM1-CM2-sixième [9 à 12 ans]). J'ai eu beau scruter la liste 2018, la ratisser méthodiquement à l'aide de mon Ctrl + F, je n'y ai trouvé ni Baudelaire, ni Hugo, ni Molière. En revanche, le très en vue Olivier Py y côtoie la déjà ringarde Marie Desplechin et le soporifique Vincent Delerm. Nous y trouvons Mon prof est un troll, Monsieur Crocodile a beaucoup faim, Cascades et gaufres à gogo et des pièces de théâtre militantes comme Cent culottes et sans papiers : on nage en plein délire iconoclaste.
Le même site précise : « En CM1 [9-10 ans] les élèves doivent lire, au moins, cinq ouvrages de littérature de jeunesse contemporaine et deux œuvres classiques ; en CM2 [10-11 ans], quatre ouvrages de littérature de jeunesse contemporaine et trois œuvres classiques. » Mais qui a décidé de cela ? En vertu de quoi ? Pourquoi ne pas privilégier les œuvres du patrimoine pour systématiquement favoriser la littérature contemporaine ? Il est indécent de se plaindre ensuite de l'absence de culture des élèves.
Manuels laids et indigestes
Je possède le livre de lecture que mon père avait reçu en 1955, alors qu'il usait ses pantalons sur les bancs du cours moyen [9 à 11 ans] de l'école communale de Brunoy. Il s'intitule « Une semaine avec... » Le principe est de passer une semaine avec un grand auteur classique : on y rencontre Racine et ses Plaideurs, Molière et son Bourgeois gentilhomme, Vigny, La Fontaine, Rabelais... L'ensemble est très bien ficelé : élucidation du vocabulaire, étude de points de grammaire et questions de compréhension s'enchaînent avec logique. En comparaison, les manuels d'aujourd'hui sont laids, indigestes et indigents. Conformes aux programmes.
Les élèves, même jeunes, pas plus qu'aucun d'entre nous, n'aiment être considérés comme des incapables ou des idiots. Exigence et ambition ne sont pas des gros mots. Il est de la responsabilité des professeurs de refuser de lobotomiser des générations entières à coups de mauvaise littérature. L'illettrisme ira croissant si l'on ne réhabilite pas les classiques dès l'école primaire.
Texte abrégé et allégé
Et pas en version « classiques abrégés », ni expurgés de leurs difficultés ! Dénaturer les textes pour les rendre accessibles revient généralement à trahir l'auteur et à affaiblir l'intrigue et l'intérêt de la lecture. Avant d'en ranger un exemplaire dans la bibliothèque de ma classe, je me rappelle avoir vanté la lecture de Sans famille à mes CM1 : « Vous verrez, c'est très prenant : on s'émeut, on tremble, on frémit avec le petit Rémi. »
Pour appuyer mon propos, j'ai évoqué le passage où notre jeune héros est pris au piège d'une mine, passage qui m'était resté en mémoire depuis ma propre lecture à 8 ans. Mais, quelques jours plus tard, une petite délégation d'élèves m'a signalé que ce passage était introuvable dans l'édition que je leur avais procurée : l'éditeur avait peut-être jugé qu'il était trop dur pour de jeunes lecteurs (Rémi y fait mentalement ses adieux aux êtres qui lui sont chers), mais le récit perdait l'une de ses scènes les plus poignantes, l'une de celles qui marquent à jamais. L'abréviation ou l'adaptation d'un texte narratif constituent des exercices périlleux.
Pas féministes, et alors ?
Rabelais, Saint-Exupéry, Maupassant, Flaubert, Vigny et leurs comparses, qui se souciaient peu de parler aux lecteurs de leur quotidien ou de les froisser en n'étant pas assez féministes ou inclusifs, doivent retrouver leur place sur les étagères des écoles et dans les cartables des élèves. Ceux-ci y découvriront la complexité des conjugaisons en même temps que l'amour fou, la jalousie et la haine féroce ; les propositions subordonnées incises leur parleront de trahison, de guerre et de bravoure ; ils fricoteront avec des épithètes et des attributs qualifiant des génies malfaisants et de fatales héroïnes.
Ils apprendront à maîtriser la voix passive et leurs désirs mimétiques avec Swan, Javert, Didon et Iago. Cessons de leur servir de la bouillie mal traduite et des récits expurgés de toute violence : la littérature est aussi faite pour vivre d'autres vies que la sienne. Gageons qu'ils trouveront cela addictif et... ludique.
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