Réjean Bergeron, enseignant en philosophie au cégep Gérald-Godin, revient sur la formule de Montaigne qu’il vaut mieux « une tête bien faite que bien pleine ».
C’est devenu un lieu commun pour ceux qui défendent les principes et les objectifs qui se retrouvent au cœur de la réforme de l’éducation du Québec que de paraphraser ce célèbre passage des Essais de Montaigne dans lequel il affirmerait que le plus important en éducation serait de faire en sorte que l’élève ait plutôt « la tête bien faite que bien pleine ».
Ainsi, dans une société où toutes les connaissances seraient dorénavant à la portée de nos doigts grâce à nos outils technologiques, à l’internet et en particulier à Google, l’important, selon les partisans de la réforme, ne serait plus d’inculquer des savoirs et une culture fondamentale des plus solides aux élèves, mais de développer avant tout leur créativité, leur sens critique, leur capacité d’exprimer leurs opinions, d’innover, en somme de développer leurs compétences transversales ; comme si ces dernières, qui d’ailleurs n’ont jamais été clairement définies, pouvaient se développer dans le vide.
Mais, au-delà du cliché, essayons de voir ce que voulait réellement nous faire comprendre Montaigne dans ce passage si souvent évoqué.
Premièrement, entendons-nous sur le fait que si Montaigne [1533-1592] a été en mesure de nous livrer ses réflexions sur une foule de sujets, c’est grâce à un savoir et à une culture des plus vastes. C’est parce qu’il avait tout lu, mémorisé et appris une foule de choses, qu’il a pu au fil des années nous livrer ses Essais. En fait, Montaigne avait une tête très, très pleine.
Deuxièmement, lorsqu’on lit attentivement cet extrait évoqué plus haut et tiré de cet essai qui a pour titre Sur l’éducation [Institution] des enfants, on se rend compte que Montaigne fait référence non pas aux enfants ou aux élèves, mais au « précepteur » qui serait le plus apte à faire leur éducation. En plus, si on lit la phrase au complet, on constate très bien que Montaigne ne veut absolument pas s’enfermer dans ce faux dilemme de la tête bien pleine ou de la tête bien faite, comme tentent de le faire les partisans de la réforme, en ajoutant qu’il faut exiger que le maître possède « les deux qualités », c’est-à-dire une tête bien faite et bien pleine, un bon jugement en plus d’un savoir disciplinaire des plus solides, dirions-nous aujourd’hui.
Dans cet essai, tout comme dans cet autre qui a pour titre Sur le pédantisme, il se moque des « savants » de son époque, formés dans la pure tradition scolastique du Moyen Âge, qui se contentaient de répéter ce qu’ils avaient « grappillé » dans les livres dans le but d’impressionner la galerie : « Regorger la nourriture comme on l’a avalée est une preuve qu’elle est restée crue et non assimilée. L’estomac n’a pas fait son œuvre s’il n’a pas fait changer la façon d’être et la forme de ce qu’on lui avait donné à digérer », nous explique-t-il d’une manière imagée.
Ainsi, il ne milite absolument pas pour le fait qu’il faille accumuler moins de connaissances, mais plutôt pour qu’on le fasse d’une manière authentique et organique. « Savoir par cœur n’est pas savoir », reconnaissait Montaigne. Toutefois, il avait très bien compris que « notre âme s’élargit d’autant plus qu’elle se remplit », comme il le précise, à la condition que ce contenu ait été digéré, c’est-à-dire parfaitement compris.
Pour lui, c’est clair, il n’y a pas d’un côté la forme de la connaissance, qu’on pourrait associer aux compétences transversales, et de l’autre son contenu, c’est-à-dire l’ensemble des savoirs qu’un individu peut maîtriser.
De la même manière que la rivière a besoin d’eau pour exister, l’esprit de l’être humain doit s’abreuver de connaissances et baigner dans une culture des plus riches s’il désire avoir une pensée profonde et subtile et émettre des jugements fondés sur du solide.
Pour finir, moi aussi je m’amuserai à paraphraser Montaigne en disant qu’il est important de le lire attentivement, de faire l’effort de le comprendre, au lieu de dégorger à son sujet ce qu’on a grappillé ici et là sur Google.
C’est devenu un lieu commun pour ceux qui défendent les principes et les objectifs qui se retrouvent au cœur de la réforme de l’éducation du Québec que de paraphraser ce célèbre passage des Essais de Montaigne dans lequel il affirmerait que le plus important en éducation serait de faire en sorte que l’élève ait plutôt « la tête bien faite que bien pleine ».
Les fameuses maximes latines et grecques de la bibliothèque de Montaigne. Celui-ci parlait couramment le latin dès l’âge de sept ans. |
Mais, au-delà du cliché, essayons de voir ce que voulait réellement nous faire comprendre Montaigne dans ce passage si souvent évoqué.
Premièrement, entendons-nous sur le fait que si Montaigne [1533-1592] a été en mesure de nous livrer ses réflexions sur une foule de sujets, c’est grâce à un savoir et à une culture des plus vastes. C’est parce qu’il avait tout lu, mémorisé et appris une foule de choses, qu’il a pu au fil des années nous livrer ses Essais. En fait, Montaigne avait une tête très, très pleine.
Deuxièmement, lorsqu’on lit attentivement cet extrait évoqué plus haut et tiré de cet essai qui a pour titre Sur l’éducation [Institution] des enfants, on se rend compte que Montaigne fait référence non pas aux enfants ou aux élèves, mais au « précepteur » qui serait le plus apte à faire leur éducation. En plus, si on lit la phrase au complet, on constate très bien que Montaigne ne veut absolument pas s’enfermer dans ce faux dilemme de la tête bien pleine ou de la tête bien faite, comme tentent de le faire les partisans de la réforme, en ajoutant qu’il faut exiger que le maître possède « les deux qualités », c’est-à-dire une tête bien faite et bien pleine, un bon jugement en plus d’un savoir disciplinaire des plus solides, dirions-nous aujourd’hui.
Dans cet essai, tout comme dans cet autre qui a pour titre Sur le pédantisme, il se moque des « savants » de son époque, formés dans la pure tradition scolastique du Moyen Âge, qui se contentaient de répéter ce qu’ils avaient « grappillé » dans les livres dans le but d’impressionner la galerie : « Regorger la nourriture comme on l’a avalée est une preuve qu’elle est restée crue et non assimilée. L’estomac n’a pas fait son œuvre s’il n’a pas fait changer la façon d’être et la forme de ce qu’on lui avait donné à digérer », nous explique-t-il d’une manière imagée.
Ainsi, il ne milite absolument pas pour le fait qu’il faille accumuler moins de connaissances, mais plutôt pour qu’on le fasse d’une manière authentique et organique. « Savoir par cœur n’est pas savoir », reconnaissait Montaigne. Toutefois, il avait très bien compris que « notre âme s’élargit d’autant plus qu’elle se remplit », comme il le précise, à la condition que ce contenu ait été digéré, c’est-à-dire parfaitement compris.
Reconstitution de la bibliothèque de Montaigne |
Pour lui, c’est clair, il n’y a pas d’un côté la forme de la connaissance, qu’on pourrait associer aux compétences transversales, et de l’autre son contenu, c’est-à-dire l’ensemble des savoirs qu’un individu peut maîtriser.
De la même manière que la rivière a besoin d’eau pour exister, l’esprit de l’être humain doit s’abreuver de connaissances et baigner dans une culture des plus riches s’il désire avoir une pensée profonde et subtile et émettre des jugements fondés sur du solide.
Pour finir, moi aussi je m’amuserai à paraphraser Montaigne en disant qu’il est important de le lire attentivement, de faire l’effort de le comprendre, au lieu de dégorger à son sujet ce qu’on a grappillé ici et là sur Google.
[...] je voudrais aussi qu’on fût soigneux de lui [l’élève] choisir un conducteur [un maître] qui eût plutôt la tête bien faite que bien pleine, et qu’on y requît [exigeât] tous les deux, mais plus les mœurs [la vertu] et l’entendement [l’intelligence] que la science ; et qu’il se conduisît en sa charge d’une nouvelle manière.
On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verserait dans un entonnoir, et notre charge ce n’est que redire ce qu’on nous a dit. Je voudrais qu’il corrigeât cette partie, et que, de belle arrivée [d’emblée], selon la portée de l’âme qu’il a en main, il commençât à la mettre sur la montre [sur la piste, pour qu’il se montre], lui faisant goûter les choses, les choisir et discerner d’elle-même ; quelquefois lui ouvrant chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir. Je ne veux pas qu’il invente [pense] et parle seul, je veux qu’il écoute son disciple parler à son tour. Socrate et, depuis, Arcésilas faisaient premièrement parler leurs disciples, et puis ils parlaient à eux. Obest plerumque iis qui discere volunt auctoritas eorum qui docent. [« L’autorité de ceux qui enseignent nuit la plupart du temps à ceux qui veulent apprendre. » Cicéron, De natura deorum]
Il est bon qu’il le fasse trotter devant lui pour juger de son train [allure] et juger jusqu’à quel point il se doit ravaler [descendre] pour s’accommoder à sa force. À faute de cette proportion nous gâtons tout ; et de la savoir choisir, et s’y conduire bien mesurément, c’est l’une des plus ardues besognes que je sache ; et est l’effet d’une haute âme et bien forte, savoir condescendre à ses allures puériles (4) et les guider. Je marche plus sûr et plus ferme à mont [en montant] qu’à val [en descendant]. Ceux qui, comme porte [le veut] notre usage, entreprennent d’une même leçon et pareille mesure de conduite régenter [de diriger] plusieurs esprits de si diverses mesures [capacités] et formes [natures], ce n’est pas merveille [étonnant] si, en tout un peuple d’enfants, ils en rencontrent à peine deux ou trois qui rapportent [retirent] quelque juste fruit de leur discipline [enseignement].
Qu’il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance, et qu’il juge du profit qu’il aura fait, non par le témoignage de sa mémoire, mais de sa vie. Que ce qu’il viendra d’apprendre, il le lui fasse mettre en cent visages et accommoder à autant de divers sujets, pour voir s’il l’a encore [déjà] bien pris et bien fait sien [...]. C’est témoignage de crudité [mauvaise digestion] et indigestion que de regorger la viande [rendre la nourriture] comme on l’a avalée. L’estomac n’a pas fait son opération, s’il n’a fait changer la façon et la forme à ce qu’on lui avait donné à cuire [digérer] [...]
Extrait du chapitre 26 des Essais : De l’Institution des Enfans