Texte de Pierre Vermeren, auteur de nombreux ouvrages remarqués. Pierre Vermeren a en particulier publié La France qui déclasse. Les gilets jaunes, une jacquerie du XXIe siècle (Tallandier, 2019) et On a cassé la République. 150 ans d’histoire de la nation (Tallandier, 2020).
C’est un fait social majeur et pourtant occulté : plusieurs millions de jeunes hommes français en grande difficulté se sont mis en marge de notre société. Or ils ne suscitent nulle empathie et ne bénéficient d’aucune sollicitude, explique l’universitaire, normalien, agrégé et docteur en histoire.
Des millions de jeunes hommes nés en France dans les années 1990 et 2000 sont à la dérive dans notre société, et cela ne se limite nullement aux classes populaires. Cette réalité humaine augure mal de l’avenir du pays en tant que nation libre et souveraine, socle de notre démocratie. Certes, la France n’a jamais été avare du sang de ses jeunes hommes, comme l’ont prouvé tant de guerres ou de faits sociaux (l’automobile a tué 600 000 Français pendant un gros demi-siècle d’accidents de voiture, de 1948 à 2015, très majoritairement des jeunes hommes). Mais notre longue période de paix accouche d’un mode sacrificiel inédit pour des millions de jeunes concitoyens. Par où commencer, tant les éléments de cette crise sont avérés, nombreux et irréfutables pour peu qu’on les observe avec attention ?
Notre société âgée — cela saute aux yeux de retour d’un autre continent — a fait le choix d’occulter ses jeunes hommes, de passer outre leur avenir. Que l’on songe à la crise du Covid-19, qui a aggravé leurs maux, notamment la déprise éducative, alors qu’ils n’ont jamais couru de péril mortel ; à la réussite scolaire et universitaire des filles, qui, à situation comparable, surclassent partout les garçons, sauf en sciences (seul ce second sujet n’est pas tabou) ; à la déliquescence de leurs domaines professionnels traditionnels, l’artisanat, l’industrie, l’agriculture et la chose militaire ; et, plus généralement, à l’abandon des activités productives, transférées à l’étranger, au profit des services qui sont plus propices aux femmes ; enfin, à la désintégration de la famille comme structure de protection, de transmission culturelle, mais aussi de responsabilisation et d’amour. La liste n’est pas close.
On rétorquera dans les milieux favorisés que les grandes écoles sont peuplées de garçons brillants, que tout un chacun connaît un jeune ingénieur ou un financier junior plein d’avenir, un jeune chef cuisinier prometteur ou un ambitieux médecin, un énarque qui ira loin ou un talentueux journaliste ! Mais ces arbres cachent la forêt.
Une poignée de repêchés de la filière ZEP [Zone d’éducation prioritaire] et la réalité de jeunes femmes en grandes difficultés ne changent rien à cet effet de structure : la disqualification et la mise à l’écart de millions de jeunes hommes dans notre société, alors même que les générations sont moins nombreuses. Ce phénomène a été dévoilé en Grande-Bretagne, où les statistiques révèlent que les jeunes hommes blancs des classes populaires sont, par leur éloignement culturel et géographique, presque exclus des études supérieures (voir, par exemple, Christopher Snowdon, The Lost Boys. The White Working Class Is Being Left Behind, The Spectator, 18 juillet 2020). [Voir aussi Angleterre : enfants blancs défavorisés moins aidés que ceux des minorités ethniques.]
Nos dirigeants sont passés à côté d’un phénomène de masse qui compromet gravement l’avenir du pays : la perte de confiance, d’estime, de motivation, pour tout dire de pulsion vitale, de millions de jeunes hommes
La France accepte bon an mal an de vivre avec 6 millions de chômeurs, inactifs tout ou partie, et 2 millions d’allocataires du RSA (une faible part se recoupant). L’OCDE a pointé dans ce pays l’existence de 3 millions de jeunes ni à l’université, ni exerçant un travail, ni en stage. Le gouvernement se félicite à juste titre des progrès de l’apprentissage, puisque 500 000 apprentis (16-29 ans) sont entrés dans cette filière l’an passé. Fort bien. Mais, alors que la France traverse une période de chômage et de sous-emploi à son acmé, les employeurs attendent en vain des centaines de milliers de travailleurs et autant d’offres d’emploi demeurent non pourvues.
Il y a longtemps que la désincitation sociale et médiatique au travail, a fortiori quand il est physique, manuel et exigeant, décourage des millions d’actifs potentiels. Les causes et les justifications de ce refus de travailler trouvent leur rationalité. Les revenus sociaux de toutes sortes permettent de vivre petitement, mais tranquillement, hors du monde du travail ; le travail au noir et l’économie délictueuse emploient beaucoup de monde ; l’école, puis l’enseignement supérieur, en fourvoyant des millions de jeunes, leur ont laissé une piètre image d’eux-mêmes, incitant les plus dynamiques à partir (1 million de jeunes Français ont quitté la France en dix ans, et pas seulement de brillants diplômés), et d’autres à sombrer ; le travail ouvrier et les stages, mal payés en France, ne permettent pas de se loger dans les métropoles, sauf à jongler entre allocations, familles ou colocations, toutes choses dont il n’est pas aisé de se dépêtrer. La carence de main-d’œuvre corvéable est la première cause de l’immigration, les classes supérieures réfugiées dans les métropoles ayant besoin d’hommes (et de femmes) à tout faire. Enfin, nous avons tous en tête le suicide d’agriculteurs ou de policiers, ce qui révèle la piètre condition offerte à de nobles métiers.
Bercés par le ronron rassurant d’une poignée de psychiatres médiatiques des années 1990 et 2000, expliquant aux boomeurs que jamais les jeunes Français n’avaient été si bien dans leur tête — ce que ces derniers voulaient entendre pour attester des vertus de leur éducation libérale-libertaire —, nos dirigeants sont passés à côté d’un phénomène de masse qui compromet gravement l’avenir du pays : la perte de confiance, d’estime, de motivation, pour tout dire de pulsion vitale, de millions de jeunes hommes. Il y a belle lurette que de jeunes Français n’ont plus gagné le Tour de France et que nos équipes professionnelles de football sont en grande partie peuplées de jeunes étrangers chargés d’animer nos stades. Nos clubs de football ont d’ailleurs souvent fermé leurs centres de formation. Mais le mal est plus grave.
La nature ayant horreur du vide, ces millions de jeunes hommes ont reconverti leur pulsion de vie. Les jeunes Français des siècles derniers étaient en majorité paysans, marins, soldats ou ouvriers ; ils se mariaient jeunes et fondaient une famille qu’ils avaient pour mission de nourrir. Tout cela est devenu résiduel, notre brillante économie de services ayant rendu inutiles des millions d’existences. La dignité du paysan, de l’ouvrier, du clerc et de l’instituteur ayant fait long feu, tout homme ne pouvant devenir un « intellectuel », le capitalisme libéral a offert des champs d’action et de substitution au réel. Car tout le monde ne peut pas partir ou disparaître.
Le ministère de l’Intérieur affirme que 200 000 jeunes sont enrôlés dans l’économie active de la drogue, un chiffre qui fait de cette filière d’emploi une des premières du pays (si l’on a des doutes, le film Bac nord, actuellement à l’écran, en présente une illustration dramatique). Mais à qui cette drogue est-elle revendue et pour quels usages ? Notre pays est devenu le premier consommateur européen de psychotropes, de cannabis en particulier. Chaque jour, 1,5 million de consommateurs réguliers s’adonnent à cette drogue « de la crétinisation », qui altère peu à peu les capacités neuronales et la volonté, « faisant stagner ses victimes dans des statuts des plus modestes, en faisant même des assistés à vie », selon les termes de la « Lettre ouverte aux députés à l’origine du rapport sur le cannabis “récréatif” » (une mission parlementaire homonyme a été créée en janvier 2020, NDLR) du président du Centre national de prévention, d’études et de recherches sur les toxicomanies (CNPERT), le 17 mai 2021.
Cette drogue censément interdite est disponible pour tous à faible coût. C’est le retour de L’Assommoir, dans lequel Zola décrivait la condition d’ouvriers parisiens du XIXe siècle ayant sombré dans l’alcoolisme. Des centaines de milliers de jeunes voient leur santé mentale irrémédiablement affectée par le cannabis, cependant que l’État réduit encore le nombre de lits en psychiatrie. Chacun peut observer au quotidien les jeunes toxicos de la rue, souvent en groupes avec des chiens, la France comptant 300 000 SDF… en grande majorité des hommes.
Outre le cannabis, il existe deux autres faits technologiques qui ont pour conséquence de neutraliser les volontés et de tenir à domicile un nombre élevé de jeunes hommes : les jeux en ligne et la pornographie librement accessible
Il existe deux autres faits technologiques qui ont pour conséquence de neutraliser les volontés et de tenir à domicile un nombre élevé de jeunes hommes en les occupant nuitamment. Il s’agit d’une part des jeux en ligne, dont la France se targue d’être un champion en termes de créativité et de production. Les jeux en réseau mobilisent certainement des centaines de milliers de jeunes gens, nuit et jour, soustraits pour un temps indéterminé aux échanges humains « en présentiel ». Comme la drogue, les jeux peuvent devenir une source d’addiction féroce qui arase tout sur son passage : la vie affective et conjugale, le travail et la vie sociale, la culture et l’éducation. La prise en compte de ce risque social, qui n’est pas incompatible — tant s’en faut — avec la prise de psychotropes — car il faut se tenir éveillé durant des dizaines d’heures parfois — n’est que marginalement actée par la santé publique, qui se concentre sur les urgences.
La tabagie stagne en France (la contrebande compensant la baisse des recettes taxées) et l’obésité ne cesse de croître. Elles amplifient les effets de la sédentarité et des addictions que l’on vient d’évoquer. Il serait naïf et faux de croire que seuls les jeunes démunis sont frappés par ces phénomènes, car la drogue ou le jeu demandent des moyens matériels et intellectuels parfois conséquents.
Enfin, tout cela est imbriqué à la pornographie librement accessible, fournie à foison par les États-Unis, qui perturbe la sexualité vécue et la fréquentation du deuxième sexe, voire s’y substitue. Malgré des tentatives de restriction poussées par les autorités françaises pour les mineurs, la pression du capitalisme libertaire souffle puissamment pour maintenir ouvertes ces vannes.
Face à tant de dysfonctionnements, […] toute la société est bousculée, fragilisée et menacée
Que l’on comprenne bien, pour résumer, qu’il existe en France peut-être 3 millions de jeunes hommes, pour reprendre le chiffre suggéré par l’OCDE (soit deux fois le nombre de morts en 1914-1918), qui sont enfermés dans ces nouveaux faits sociaux et ces spirales addictives ; ces hommes manquent cruellement et peut-être définitivement pour beaucoup à la vie sociale, économique et démocratique. Car, entre non-inscription sur les listes électorales, absence de participation à la cité ou radicalités politiques, les conséquences sont lourdes.
Le déséquilibre ainsi fait à la société compromet son avenir. Depuis dix ans, la chute avérée de la natalité (moins 100 000 bébés en une décennie) en France, en dépit d’une surnatalité migratoire que tout démontre (comme le triplement en vingt ans des prénoms musulmans attribués à la naissance, selon la base Insee), en est un indice avancé. Elle va s’intensifier avec la progression du célibat et des couples sans enfants encouragés par une tendance radicale de l’écologie. L’effondrement de la production française, que révèle notre déficit extérieur croissant depuis 2000, est un autre indice de notre paralysie : il faut importer toujours davantage ce que nous ne produisons plus.
Pour compenser ces tendances lourdes, l’État français joue sur deux tableaux : financer les dépenses courantes en empruntant, avec pour résultat une croissance quasi nulle ; et recourir à une forte immigration (surtout des hommes), avec le même résultat.
Face à tant de dysfonctionnements, qui ne sont pas sans affecter les jeunes femmes, souvent plus diplômées, mais confrontées à la défaillance de tant d’hommes, toute la société est bousculée, fragilisée et menacée. Notre société politique oscille entre deux pôles : les 17 millions de retraités, soit la moitié des Français qui votent — et qui « font » la présidentielle —, raison pour laquelle les candidats les aiment (la génération Belmondo) ; et la jeunesse minoritaire et supposément rebelle des métropoles (la génération Greta), portée aux nues, qui offre de belles images médiatiques. Entre les deux, le monde du travail et les déclassés sont priés de se faire discrets. À notre péril.
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