Entretien avec Laetitia Strauch-Bonart, l’auteur de Les hommes sont-ils obsolètes ? Propos recueillis par Alexandre Devecchio.
Edmund Burke est un penseur britannique du xviiie siècle peu connu en France. Comment l’avez-vous découvert et comment est née votre passion pour lui ?
Il y a cinq ans, le laboratoire d’idées français où je travaillais s’intéressait aux réformes de David Cameron au Royaume-Uni. Je découvris alors que le Parti conservateur britannique avait bien plus de racines intellectuelles que la droite de gouvernement en France : je rencontrai avec surprise la profondeur — du conservatisme britannique, dont le père fondateur est en effet Edmund Burke, penseur et homme politique anglo-irlandais.
Cette découverte m’a permis de mettre des mots sur des sentiments et des réflexions encore embryonnaires chez moi. Les auteurs qui vous marquent ne sont pas, souvent, ceux qui vous apprennent des faits, mais ceux qui mettent brillamment des mots sur vos dispositions personnelles.
Burke fut pour moi une révélation : après avoir longtemps considéré avec méfiance la tendance à l’universalisme propre à la vie politique française, je découvrais un homme qui avait déjà pensé tout cela ! Tout y était : la critique du rationalisme aveugle, de cette idée choquante, mais si répandue, que des fins soi-disant bonnes justifient tous les moyens, mais aussi la défense de la réforme par opposition à la rupture, non par lâcheté, mais par humilité : ce dont nous avons hérité contient souvent une sagesse dont les raisons nous échappent. Avant de le détruire, donc, réfléchissons ! On pense souvent que les conservateurs révèrent le passé pour lui-même ; c’est faux : ils respectent profondément ce qui, dans le présent, a survécu organiquement du passé.
Pourquoi les Français devraient-ils lire Edmund Burke aujourd’hui ? Que faut-il retenir de son œuvre ?
Il y a deux façons de lire Burke : historique et philosophique. La première donnera certainement une impression d’anachronisme au lecteur français. La seconde, la plus importante, en fait l’un des plus grands philosophes de la modernité : il fut le premier à avoir su proposer une défense conjointe de l’autorité et de la liberté en politique.
Son texte le plus important, Réflexions sur la Révolution en France, publié en 1790, a profondément marqué son époque, car il y critiquait sévèrement la Révolution française.
Il ne s’opposait pas à l’idée d’une extension progressive des droits politiques en France — il était député whig, donc « libéral », mais il se méfiait de la façon même dont ces droits étaient revendiqués. Il s’effrayait d’abord de la violence révolutionnaire, ne voyant pas comment on pouvait se réjouir d’une « liberté » subitement proclamée sans qu’elle ne s’accompagne du respect de l’ordre public.
Il critiquait aussi une conception de la liberté et de l’égalité, proclamées dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qu’il jugeait abstraite et donc dangereuse. Contrairement aux « droits des Anglais », façonnés de bas en haut pendant des siècles afin de protéger le peuple de l’oppression du gouvernement, les « droits de l’homme » étaient octroyés de haut en bas par le gouvernement, qui pouvait toujours abuser de son pouvoir.
Il fut l’un des premiers à pressentir la Terreur...
Sa critique de l’abstraction était aussi une critique de la table rase : pour Burke, des droits nouveaux ne pouvaient être établis au mépris de l’histoire. L’Ancien Régime possédait des traditions et des institutions locales qui auraient pu être progressivement adaptées afin d’en extraire ces fameux droits. La monarchie et l’aristocratie, dépositaires du passé, exprimaient la sagesse du temps. Ignorer cette sagesse, comme le faisaient les révolutionnaires, imbus selon Burke de leur supériorité morale, c’était se préparer au pire.
Remarquez sa clairvoyance ! Il n’entrevit pas seulement la Terreur, mais comprit la logique qui sous-tendit le totalitarisme du xxe siècle.
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Edmund Burke est un penseur britannique du xviiie siècle peu connu en France. Comment l’avez-vous découvert et comment est née votre passion pour lui ?
Il y a cinq ans, le laboratoire d’idées français où je travaillais s’intéressait aux réformes de David Cameron au Royaume-Uni. Je découvris alors que le Parti conservateur britannique avait bien plus de racines intellectuelles que la droite de gouvernement en France : je rencontrai avec surprise la profondeur — du conservatisme britannique, dont le père fondateur est en effet Edmund Burke, penseur et homme politique anglo-irlandais.
Cette découverte m’a permis de mettre des mots sur des sentiments et des réflexions encore embryonnaires chez moi. Les auteurs qui vous marquent ne sont pas, souvent, ceux qui vous apprennent des faits, mais ceux qui mettent brillamment des mots sur vos dispositions personnelles.
Burke fut pour moi une révélation : après avoir longtemps considéré avec méfiance la tendance à l’universalisme propre à la vie politique française, je découvrais un homme qui avait déjà pensé tout cela ! Tout y était : la critique du rationalisme aveugle, de cette idée choquante, mais si répandue, que des fins soi-disant bonnes justifient tous les moyens, mais aussi la défense de la réforme par opposition à la rupture, non par lâcheté, mais par humilité : ce dont nous avons hérité contient souvent une sagesse dont les raisons nous échappent. Avant de le détruire, donc, réfléchissons ! On pense souvent que les conservateurs révèrent le passé pour lui-même ; c’est faux : ils respectent profondément ce qui, dans le présent, a survécu organiquement du passé.
Pourquoi les Français devraient-ils lire Edmund Burke aujourd’hui ? Que faut-il retenir de son œuvre ?
Il y a deux façons de lire Burke : historique et philosophique. La première donnera certainement une impression d’anachronisme au lecteur français. La seconde, la plus importante, en fait l’un des plus grands philosophes de la modernité : il fut le premier à avoir su proposer une défense conjointe de l’autorité et de la liberté en politique.
Son texte le plus important, Réflexions sur la Révolution en France, publié en 1790, a profondément marqué son époque, car il y critiquait sévèrement la Révolution française.
Il ne s’opposait pas à l’idée d’une extension progressive des droits politiques en France — il était député whig, donc « libéral », mais il se méfiait de la façon même dont ces droits étaient revendiqués. Il s’effrayait d’abord de la violence révolutionnaire, ne voyant pas comment on pouvait se réjouir d’une « liberté » subitement proclamée sans qu’elle ne s’accompagne du respect de l’ordre public.
Il critiquait aussi une conception de la liberté et de l’égalité, proclamées dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qu’il jugeait abstraite et donc dangereuse. Contrairement aux « droits des Anglais », façonnés de bas en haut pendant des siècles afin de protéger le peuple de l’oppression du gouvernement, les « droits de l’homme » étaient octroyés de haut en bas par le gouvernement, qui pouvait toujours abuser de son pouvoir.
Il fut l’un des premiers à pressentir la Terreur...
Sa critique de l’abstraction était aussi une critique de la table rase : pour Burke, des droits nouveaux ne pouvaient être établis au mépris de l’histoire. L’Ancien Régime possédait des traditions et des institutions locales qui auraient pu être progressivement adaptées afin d’en extraire ces fameux droits. La monarchie et l’aristocratie, dépositaires du passé, exprimaient la sagesse du temps. Ignorer cette sagesse, comme le faisaient les révolutionnaires, imbus selon Burke de leur supériorité morale, c’était se préparer au pire.
Remarquez sa clairvoyance ! Il n’entrevit pas seulement la Terreur, mais comprit la logique qui sous-tendit le totalitarisme du xxe siècle.
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Source : Figaro Magazine