Extraits du Destin français, on comprend que les gardiens du temple enragent dans les médias...
La flatterie des grandeurs
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Voltaire (F.-M. Arouet) |
Il tempête. Il éructe. Il tonne. Il menace. Il vocifère. Il agonit les faibles d’injures, mais courbe l’échine devant les puissants. Il reçoit avec faste dans sa demeure de Ferney les riches et les gens titrés, il en chasse les pauvres et les manants. Il se plaint, gémit, se lamente, souffre mille morts, sempiternel moribond hypocondriaque, Volpone de comédie toujours entre la vie et la mort, pour mieux apitoyer et circonvenir.
On se croit avec Louis de Funès, mais on est avec Voltaire. On croit entendre de Funès : « Les pauvres sont faits pour être très pauvres et les riches très riches » ; mais c’est Voltaire qui dit : « Il faut absolument qu’il y ait des pauvres. Plus il y aura d’hommes qui n’auront que leurs bras pour toute fortune, plus les terres seront en valeur. »
On se croit avec de Funès frappant ses domestiques : « Vous êtes trop grand, baissez-vous, un valet ne doit pas être si grand ! », mais c’est Voltaire qui dit : « Il faut un châtiment qui fasse impression sur ces têtes de buffles… Laissons le peuple recevoir le bât des bâtiers qui le bâtent, mais ne soyons pas bâtés. »
Voltaire ou de Funès ? « Il eut toujours l’air d’être en colère contre ces gens, criant à tue-tête avec une telle force, qu’involontairement j’en ai plusieurs fois tressailli. La salle à manger était très sonore et sa voix de tonnerre y retentissait de la manière la plus effrayante
1. »
Voltaire ou de Funès ? « J’ai honte de l’abrutissement et de la soumission basse et servile où j’ai vécu trois ans auprès d’un philosophe, le plus dur et le plus fier des hommes
2. » Voltaire ou de Funès ? « En général le respect pour les grands avilit le fait qu’on admire ce qui est bien loin d’être admirable. On loue des actions et des discours qu’on mépriserait dans un particulier
3. »
Voltaire est un de Funès lettré, un de Funès en majesté ; un de Funès en robe de chambre et perruque coiffée d’un bonnet de patriarche. De Funès pouvait tout jouer, industriel ou commerçant, flic ou mafieux, restaurateur ou grand d’Espagne ; Voltaire pouvait tout écrire, poésie, tragédie, roman, conte, essai politique, récit historique ou épopée. Le personnage incarné par Louis de Funès, avec un génie comique incomparable, traduisait l’avènement, dans la France pompidolienne du milieu du XX
e siècle, d’une nouvelle bourgeoisie, avide et brutale, amorale et cynique, pressée de faire fortune et de parvenir. Voltaire incarne, avec un génie littéraire incomparable, l’avènement, dans la France de Louis XV du milieu du XVIII
e siècle, d’une nouvelle bourgeoisie, avide et brutale, amorale et cynique, pressée de faire fortune et de parvenir. La même soif de reconnaissance. Le même arrivisme. Le même mépris de classe. Le même darwinisme libéral. La même cruauté sociale. Le même règne de l’argent.
Un confident de Voltaire évoque ses « 150 000 livres de rentes dont une grande partie gagnée sur les vaisseaux ». La traite des Noirs « n’est pas sans doute un vrai bien », reconnaît Voltaire dans une formule alambiquée, avant d’écrire à son homme d’affaires : « J’attends avec toute l’impatience d’un mangeur de compote votre énorme cargaison bordelaise. » En octobre 1760, Voltaire sable le champagne avec quelques amis pour fêter la défaite au Québec des Français dans une guerre « pour quelques arpents de neige ». L’humiliation patriotique et le déclassement géostratégique lui paraissent de peu d’importance eu égard à l’enjeu commercial : sauvegarder en échange les possessions françaises aux Antilles et leurs exploitations sucrières, très abondantes et très rémunératrices, même si elles utilisent une main-d’œuvre d’esclaves alimentée par la traite des Noirs.
Notre humaniste détourne le regard.
Business is business. Le travail est le souverain bien. Surtout le travail des pauvres. « Forcez les gens au travail, vous les rendrez honnêtes gens. » Il vante les déportations en Sibérie comme les forçats dans les colonies anglaises condamnés « à un travail continuel ». Il pense comme Quesnay, le chef de file des économistes physiocrates, « qu’il est important que le petit peuple soit pressé par le besoin de gagner » ; et n’a aucune compassion pour les « deux cent mille fainéants qui gueusent d’un bout du pays à l’autre, et qui soutiennent leur détestable vie aux dépens des riches ».…
Le grand importateur des « idées anglaises »
Notre grand homme habille son insensibilité sociale et sa cupidité insatiable des oripeaux savants de la liberté. Il a rapporté d’Angleterre ce mariage de libéralisme économique et de libéralisme politique et philosophique. Il est le grand importateur de ces « idées anglaises » que nos armées vont bientôt répandre dans toute l’Europe, après avoir bouleversé la France, pour le meilleur, mais aussi pour le pire : « Les Français ne furent que les singes et les comédiens de ces idées, leurs meilleurs soldats aussi, en même temps, malheureusement, que leurs premières et plus complètes victimes, car la pernicieuse anglomanie des “idées modernes” par étioler si bien l’âme française qu’on ne se rappelle plus, aujourd’hui, qu’avec une surprise presque incrédule son XVI
e et son XVII
e siècle, sa force profonde et passionnée de jadis, son pouvoir créateur, sa noblesse… La noblesse européenne — noblesse du sentiment, du goût, des mœurs, bref, la noblesse de tous les sens élevés du mot — est l’œuvre et l’invention de la France ; la vulgarité européenne, la bassesse plébéienne des idées modernes est l’œuvre de l’Angleterre
4. »
L’attrait était trop grand. Le goût du changement. La fascination des grands mots et des grands principes. La liberté de penser, d’écrire, de parler ; la liberté de commercer aussi. La liberté de croire ou de ne pas croire. Les droits de l’homme. La tolérance qu’il défend
urbi et orbi, pour la réhabilitation de Calas ou du chevalier de La Barre, et qu’il pratique si peu : «
La tolérance ? Prêchez-la d’exemple », lui lance Madame du Deffand.
Ses proches seuls ont deviné que la tolérance voltairienne reposait non tant sur le respect de chacun que sur le mépris de tous.
Même mépris de la « populace » catholique qui a persécuté les Calas et de ces « imbéciles » de Calas. « Nous ne valons pas grand-chose, mais les huguenots sont pires que nous. » Mépris des Juifs : ces « ennemis du genre humain » ; cette « horde vagabonde des Arabes appelés Juifs ».
Mépris des pauvres : « Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants… Le vulgaire ne mérite pas qu’on pense à l’éclairer… Les frères de la doctrine chrétienne sont survenus pour achever de tout perdre: ils apprennent à lire et à écrire à des gens qui n’eussent dû apprendre qu’à dessiner et à manier le rabot et la lime, mais qui ne veulent plus le faire. »
Mépris du peuple : « C’est une très grande question de savoir jusqu’à quel degré le peuple, c’est-à-dire neuf parts du genre humain sur dix, doit être traité comme des singes. »
Mépris des Français : « La chiasse du genre humain… les premiers singes de l’univers… une race de singes dans laquelle il y a eu quelques hommes… Au-dessous des Juifs et des Hottentots. »
Mépris de l’humanité : « Regardons le reste des hommes comme les loups, les renards, et les cerfs qui habitent nos forêts. »
C’est à ce point d’intersection que se rejoignent le tempérament et l’idéologie. Son humanisme est perverti par son sentiment de supériorité. Voltaire s’approprie le mot célèbre de Terence : «
Je suis homme ; rien de ce qui est humain ne m’est étranger » ; mais il décide qui est homme et qui ne l’est pas. Il y a les « honnêtes gens » et la « canaille ». Pour cette « canaille », un Dieu est indispensable pour les « empêcher de me voler ». Voltaire animalise à tour de bras ses ennemis : « Il est juste d’écarter à coups de fouet les chiens qui aboient sur notre passage », autant que la populace, les « sauvages », les Noirs, les Hottentots, les Juifs : « animaux calculants », les « bêtes puantes de jésuites ».
C’est le cœur de son désaccord avec Rousseau : « Il n’y a que lui qui soit assez fou pour dire que tous les hommes sont égaux. » C’est surtout le cœur de son conflit avec l’Église catholique. Dans son combat inexpiable contre le catholicisme, on ne sait qui est la poule et qui est l’œuf ; on ne sait si Voltaire récuse l’égale dignité de tous les hommes parce que c’est un credo catholique ou s’il vomit le catholicisme parce qu’il défend l’égale dignité de tous les fils d’Adam : « Notre aumônier prétend que les Hottentots, les nègres et les Portugais descendent du même père. Cette idée est bien ridicule... voilà bien une plaisante image de l’être éternel qu’un nez noir épaté avec pas ou point d’intelligence. »
Dans son livre
Naissance du sous-homme au cœur des Lumières, Xavier Martin montre comment la remise en cause par Voltaire du message universaliste chrétien le conduit irrémédiablement à une hiérarchisation entre les hommes, mère de toutes les dérives ; comment sa haine du christianisme l’amène naturellement à celle du peuple qui l’a inspiré. Jésus : « Un Juif de la populace, né dans un village juif, d’une race de voleurs et de prostituées… un ignorant de la lie du peuple, prêchant surtout l’égalité qui flatte tant la canaille… » Saint Paul : « menteur et méchante bête », qui « parviendrait à ruiner l’Empire romain en faisant triompher le principe d’égalité de tous les hommes devant un seul Dieu ». Sans oublier la Genèse, ce « roman asiatique », un texte alourdi de « toutes les dégoûtantes rêveries dont la grossièreté juive a farci cette fable ».
Notre historien iconoclaste note que Drumont dans
La France juive comme Fourier ou Proudhon, dans leurs diatribes antisémites, citent copieusement Voltaire. Chamberlain, célèbre antisémite anglais du XIX
e siècle, fonde lui aussi « sa récusation de l’unité de l’espèce humaine sous l’autorité des Lumières ».
Le coup de grâce est donné par le plus grand historien de l’antisémitisme en Europe, Léon Poliakov : « L’écrasement de l’infâme préludera (à travers autant de médiations qu’on voudra) à des égorgements autrement vastes. » Le peuple vendéen sera le premier à subir dans sa chair ce déni d’humanité. D’autres ne tarderont pas à être qualifiés de « sous-hommes » et d’animaux. « Le christianisme avait fait prévaloir l’unité du genre humain.
Le règne de la raison va paradoxalement battre en brèche cette conception adamique de l’humanité en minant l’idée même de l’unité de l’espèce », souligne Georges Bensoussan, historien de la Shoah.
La division de l’humanité en races distinctes, et bientôt inégalitaires, sortira au XIX
e siècle de cette remise en cause voltairienne de l’unité chrétienne de l’espèce humaine. Les Chamberlain, Gobineau, Rosenberg ne sont pas les produits odieux des anti-Lumières, mais les fils des Lumières. Pas les rebelles contre Voltaire, mais ses enfants dégénérés. Les bâtards de Voltaire !
L’auteur de Candide a de la chance : la postérité progressiste et humaniste refuse cette leçon pourtant implacable. Et se bouche les oreilles lorsque Poliakov retourne l’ironie voltairienne contre le maître : « On continuera donc à combattre le racisme au nom de ces apôtres des Lumières qui en furent les inventeurs de fait. »
Voltaire est encore plus grand mort que vivant
Ces efforts démythificateurs sont vains. Voltaire est encore plus grand mort que vivant. Son talent littéraire souverain intimide jusqu’aux plus hostiles. Même Joseph de Maistre prend des précautions avant d’abattre l’idole : « Il ne faut louer Voltaire qu’avec une certaine retenue, j’ai presque dit à contrecœur. L’admiration effrénée dont trop de gens l’entourent est le signe infaillible d’une âme corrompue. »
Pourtant de Maistre voit juste avec deux siècles d’avance.
La postérité n’a pas conservé grand-chose de son œuvre protéiforme : quelques contes où sa légèreté ironique fait merveille, comme Candide ; mais
rien de ses tragédies, encore moins de ses poésies ou épopées (La Henriade !) ne subsiste dans les mémoires. Ses textes politiques n’ont pas la profondeur de ceux de Montesquieu ou de Rousseau. Il est un pamphlétaire de talent, un activiste de génie. La profondeur allemande du XIXe siècle fait de Voltaire un usurpateur de la « philosophie ».
En dépit de tout, François-Marie Arouet, dit Voltaire, incarne, à nos yeux qui refusent de se dessiller, la liberté et la modernité, la fin de l’obscurantisme religieux et de la superstition, l’ère de la raison souveraine et de l’individu qui s’émancipe des corsets holistes de la société traditionnelle. « Voltaire, c’est la fin du Moyen Âge », s’inclinera encore Lamartine. Mais pourquoi lui ? Ses thuriféraires évoquent les persécutions qu’il aurait subies, ses séjours à la Bastille, les bastonnades des grands pour son irrévérence, son mot célèbre et insolemment prophétique : « Votre nom finit où le mien commence. » En 1717, il a 23 ans ; il est emprisonné pour avoir écrit des vers injurieux contre le Régent ; mais il sort de la Bastille onze mois plus tard après avoir envoyé un poème au Régent… qui lui verse une pension. En 1726, après la volée que lui inflige le chevalier de Rohan-Chabot, tout Paris se presse pour le visiter. L’appartement qui lui sert de prison s’avère trop petit pour recevoir la foule qui se bouscule ; il faut le libérer.
On a connu persécutions plus cruelles. Celles que connaissent notamment les Polonais envahis en 1768 par Catherine II. Voltaire la défend pourtant : « L’impératrice de Russie non seulement établit la tolérance universelle dans ses vastes États, mais elle envoie une armée en Pologne, la première de cette espèce depuis que la terre existe, une armée de paix qui ne sert qu’à protéger les droits des citoyens et à faire trembler ses persécuteurs. »
Voltaire invente à cette occasion la guerre humanitaire, la guerre pour la paix, la guerre pour la liberté des peuples qu’on occupe. Il est prêt à tout pour protéger ses amis souverains. Il qualifiera même le meurtre de son mari par l’impératrice de « bagatelle ».
En revanche, il ne passe rien au roi de France, ce « despote ». Louis XV a un irrémédiable défaut : il ne le reçoit pas, ne dîne pas avec lui en tête à tête, n’entretient pas de conversation épistolaire. Ne lui demande pas son avis sur la politique à mener ; ne recherche pas son aval avant de déclarer la guerre. En dépit des pressions, des supplications de la Pompadour,
Louis XV ne goûte pas la compagnie de Voltaire, le trouve pédant, fat. Louis XV est de l’ancienne roche, il a un confesseur de l’Église catholique. Ces Capétiens sont désuets ; ils n’ont pas compris les temps nouveaux : ils ne traitent pas Voltaire (et les autres philosophes) en directeur de conscience : « Aucun prince ne commencera la guerre, disait Frédéric II, avant d’en avoir obtenu l’indulgence plénière des philosophes. Désormais ces messieurs vont gouverner l’Europe comme les papes l’assujettissaient autrefois. » L’impératrice russe Catherine II ne dira pas autre chose à propos de son long compagnonnage avec Diderot : « Tout au long de ces années, j’ai fait semblant d’être l’élève et lui le maître sévère. »