Extraits d’un article du Point (de Paris) paru le 18 novembre 2015.
Rémi Brague (ci-contre), vous avez affirmé que l’islam a un « lien génétique avec la violence »...
– Je récuse l’image biologique, qui n’est pas de moi. J’ai simplement rappelé que les assassinats de Paris avaient un précédent. Le Prophète avait fait la même chose lorsqu’il n’était plus persécuté à La Mecque, mais au pouvoir à Médine. Il avait envoyé des assassins tuer trois chansonniers, l’équivalent des journalistes à l’époque. Les tueurs de Charlie Hebdo s’inspiraient d’une manière trop littérale de celui que le Coran appelle le « beau modèle ». Ils ont dû se dire que, puisque le Prophète l’avait fait, c’était licite. Je souhaiterais que ces événements invitent à une réforme ou à une reconsidération des sources de l’islam, sur lesquelles je suis moins optimiste que Tahar Ben Jelloun.
Le 26 novembre 2013, le pape a écrit que « l’affection envers les vrais croyants de l’islam doit nous porter à éviter d’odieuses généralisations, parce que le véritable islam et une adéquate interprétation du Coran s’opposent à toute violence ». Rémi Brague, dans un article de la revue « Commentaire » (printemps 2015), vous faites part de votre perplexité sur le jugement du pape.
– Je suis en effet perplexe. Car qui a le droit de dire ce qu’est le véritable islam ? Si quelqu’un le peut, ce n’est certainement pas un non-musulman. Que dirait-on si le dalaï-lama disait : « Voici le vrai christianisme et voici le faux » ? L’un des graves problèmes des musulmans est justement qu’il n’y a personne pour dire ce qu’est le « vrai islam ». L’absence d’une autorité centrale relativise toujours la légitimité de celui qui parle. Car les gens de l’État islamique disent aux « modérés » : c’est vous, les mauvais musulmans ; vous êtes des tièdes, des traîtres, etc. Quant à leur drapeau noir [voir encadré ci-dessous], c’est une sorte de citation de celui de la révolution qui, en 750, a renversé la dynastie des Omeyyades pour instaurer le califat des Abbassides. En revanche, brûler vif quelqu’un, comme le pilote jordanien, c’est trahir une déclaration du Prophète. Car le feu, c’est l’enfer, et seul Dieu a le droit d’y avoir recours. Du coup, l’islam acceptera la décapitation, ce qui n’est d’ailleurs pas très sympathique non plus. « Contextualiser », comme on le clame ? Mais qui va pouvoir dire que le même contexte ne peut se reproduire si certains musulmans prétendent que l’islam est menacé ? Si le Prophète est le « bel exemple » dans telle circonstance, même conjoncturelle, pourquoi ne pas l’imiter ?
[...]
Ce malheur ne s’exprime-t-il pas à travers le fossé entre les intellectuels de culture musulmane et ces musulmans que l’islam des Lumières n’intéresse pas ?
– Je suis heureux que vous parliez de l’islam des Lumières. La première lumière à faire aujourd’hui concerne les origines mêmes de l’islam. Vous avez évoqué le récit traditionnel sur la naissance du Coran, dicté à Mahomet, puis mis par écrit sous le calife Othman. Or, plus aucun savant n’accepte ce récit, qui est plein de contradictions. On découvre des sources des récits coraniques dans les textes apocryphes juifs et chrétiens. La date réelle de la rédaction du Coran est controversée. On y voit de plus en plus une œuvre collective. Et même le cadre de toute cette histoire n’est peut-être pas uniquement le Hedjaz [la région ouest de l’actuelle Arabie saoudite]. Il y a là tout un travail à faire. Quelques musulmans s’y attellent déjà. Souhaitons qu’ils soient plus nombreux et qu’on les écoute dans leur communauté.
L’islam des Lumières est-il une fiction pour vous ?
– Il l’est, hélas !, en grande partie. Le fameux hadith sur le devoir de chercher le savoir, même en Chine, est en fait un éloge des gens qui vont chercher, justement, des hadiths... Il y a eu des gens éclairés et éclairants, mais sans grande influence sur la société. Notamment parce que la philosophie, qui a joué un grand rôle dans le décollage intellectuel de l’Europe, n’a jamais été institutionnalisée en islam. Farabi, Avicenne, Averroès étaient d’immenses philosophes, mais la philosophie n’était pas leur métier. Il y avait des écoles où l’on enseignait le droit islamique, mais pas les sciences profanes. Ainsi, la prétendue « plus vieille université du monde », la Zitouna de Kairouan, n’était pas une université en notre sens. En Europe médiévale, tous les juristes, médecins, théologiens avaient commencé par faire un peu de philosophie. Les Arabes ont eu au VIIe siècle la chance de s’emparer des régions les plus fécondes intellectuellement. Les grands penseurs de l’Antiquité tardive, philosophes, astronomes, médecins, venaient d’Égypte ou de l’actuelle Turquie, d’Irak, de Syrie et de Perse. Les Arabes ont « ramassé la cagnotte » en parvenant à unifier ces cultures par une même langue et en traduisant les textes philosophiques et scientifiques du syriaque ou du grec à l’arabe, pour ensuite les prolonger.
Rémi Brague (ci-contre), vous avez affirmé que l’islam a un « lien génétique avec la violence »...
– Je récuse l’image biologique, qui n’est pas de moi. J’ai simplement rappelé que les assassinats de Paris avaient un précédent. Le Prophète avait fait la même chose lorsqu’il n’était plus persécuté à La Mecque, mais au pouvoir à Médine. Il avait envoyé des assassins tuer trois chansonniers, l’équivalent des journalistes à l’époque. Les tueurs de Charlie Hebdo s’inspiraient d’une manière trop littérale de celui que le Coran appelle le « beau modèle ». Ils ont dû se dire que, puisque le Prophète l’avait fait, c’était licite. Je souhaiterais que ces événements invitent à une réforme ou à une reconsidération des sources de l’islam, sur lesquelles je suis moins optimiste que Tahar Ben Jelloun.
Le 26 novembre 2013, le pape a écrit que « l’affection envers les vrais croyants de l’islam doit nous porter à éviter d’odieuses généralisations, parce que le véritable islam et une adéquate interprétation du Coran s’opposent à toute violence ». Rémi Brague, dans un article de la revue « Commentaire » (printemps 2015), vous faites part de votre perplexité sur le jugement du pape.
– Je suis en effet perplexe. Car qui a le droit de dire ce qu’est le véritable islam ? Si quelqu’un le peut, ce n’est certainement pas un non-musulman. Que dirait-on si le dalaï-lama disait : « Voici le vrai christianisme et voici le faux » ? L’un des graves problèmes des musulmans est justement qu’il n’y a personne pour dire ce qu’est le « vrai islam ». L’absence d’une autorité centrale relativise toujours la légitimité de celui qui parle. Car les gens de l’État islamique disent aux « modérés » : c’est vous, les mauvais musulmans ; vous êtes des tièdes, des traîtres, etc. Quant à leur drapeau noir [voir encadré ci-dessous], c’est une sorte de citation de celui de la révolution qui, en 750, a renversé la dynastie des Omeyyades pour instaurer le califat des Abbassides. En revanche, brûler vif quelqu’un, comme le pilote jordanien, c’est trahir une déclaration du Prophète. Car le feu, c’est l’enfer, et seul Dieu a le droit d’y avoir recours. Du coup, l’islam acceptera la décapitation, ce qui n’est d’ailleurs pas très sympathique non plus. « Contextualiser », comme on le clame ? Mais qui va pouvoir dire que le même contexte ne peut se reproduire si certains musulmans prétendent que l’islam est menacé ? Si le Prophète est le « bel exemple » dans telle circonstance, même conjoncturelle, pourquoi ne pas l’imiter ?
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Ce malheur ne s’exprime-t-il pas à travers le fossé entre les intellectuels de culture musulmane et ces musulmans que l’islam des Lumières n’intéresse pas ?
– Je suis heureux que vous parliez de l’islam des Lumières. La première lumière à faire aujourd’hui concerne les origines mêmes de l’islam. Vous avez évoqué le récit traditionnel sur la naissance du Coran, dicté à Mahomet, puis mis par écrit sous le calife Othman. Or, plus aucun savant n’accepte ce récit, qui est plein de contradictions. On découvre des sources des récits coraniques dans les textes apocryphes juifs et chrétiens. La date réelle de la rédaction du Coran est controversée. On y voit de plus en plus une œuvre collective. Et même le cadre de toute cette histoire n’est peut-être pas uniquement le Hedjaz [la région ouest de l’actuelle Arabie saoudite]. Il y a là tout un travail à faire. Quelques musulmans s’y attellent déjà. Souhaitons qu’ils soient plus nombreux et qu’on les écoute dans leur communauté.
L’islam des Lumières est-il une fiction pour vous ?
– Il l’est, hélas !, en grande partie. Le fameux hadith sur le devoir de chercher le savoir, même en Chine, est en fait un éloge des gens qui vont chercher, justement, des hadiths... Il y a eu des gens éclairés et éclairants, mais sans grande influence sur la société. Notamment parce que la philosophie, qui a joué un grand rôle dans le décollage intellectuel de l’Europe, n’a jamais été institutionnalisée en islam. Farabi, Avicenne, Averroès étaient d’immenses philosophes, mais la philosophie n’était pas leur métier. Il y avait des écoles où l’on enseignait le droit islamique, mais pas les sciences profanes. Ainsi, la prétendue « plus vieille université du monde », la Zitouna de Kairouan, n’était pas une université en notre sens. En Europe médiévale, tous les juristes, médecins, théologiens avaient commencé par faire un peu de philosophie. Les Arabes ont eu au VIIe siècle la chance de s’emparer des régions les plus fécondes intellectuellement. Les grands penseurs de l’Antiquité tardive, philosophes, astronomes, médecins, venaient d’Égypte ou de l’actuelle Turquie, d’Irak, de Syrie et de Perse. Les Arabes ont « ramassé la cagnotte » en parvenant à unifier ces cultures par une même langue et en traduisant les textes philosophiques et scientifiques du syriaque ou du grec à l’arabe, pour ensuite les prolonger.
Averroès prônait-il « la tolérance » ? Rémi Brague réplique à Luc Ferry
Dans votre article consacré au « vrai islam », vous affirmez que celui-ci n’est pas qu’une religion, mais aussi une législation constituant une totalité organique. Peut-on aider les musulmans à dissocier les deux pour s’adapter à la laïcité ?
– Ce n’est évidemment pas aux non-musulmans de procéder à ce que certains appellent la « réforme de l’islam ». Elle ne peut venir que des musulmans eux-mêmes. Notre erreur est de projeter sur les autres notre vision de ce qu’est la religion, vision issue du christianisme. Nous disons aux musulmans : nous acceptons votre religion, mais sans la charia. Sans comprendre que l’islam est un système de normes où l’unique législateur légitime est Dieu. Comment voulez-vous qu’à leurs yeux les lois de la République fassent le poids ? Mettons-nous à leur place. Je ne partage pas leur raisonnement, mais il a sa cohérence. Si dans le Coran il est dit deux fois aux femmes de se voiler, M. Hollande y peut-il quelque chose ? Tant que les musulmans ne procéderont pas à une autre lecture de leurs sources, le Coran et les hadiths, nous serons dans une impasse. Si le Coran a Dieu pour auteur, une loi humaine peut-elle s’y opposer ? Répéter que l’islam doit se soumettre aux lois de la République n’est pas très crédible.
[...]
Faut-il interdire le voile à l’université ?
– Le problème est de savoir ce que l’on entend par cette « interprétation » dont tout le monde parle. Saint Paul a demandé aux femmes de prier voilées. Mais il n’était qu’un homme vivant dans une culture qui avait des habitudes vestimentaires déterminées ; on peut donc remonter de la lettre (se voiler) à l’intention (s’habiller décemment). Tandis que l’auteur de l’injonction de se voiler dans le Coran est censé être Dieu lui-même qui, éternel et omniscient, a prévu tous les cas. La seule « interprétation » possible sera alors celle du sens du mot « voile » : légère mantille ? foulard ? prison noire ambulante ? Si c’est Dieu qui le demande, il n’est pas commode de passer outre ses ordres. En tant que professeur d’université, je ne vois pas comment on pourrait y interdire le foulard si les étudiantes sont majeures...
Est-ce que cette progression de l’islam en Europe est le signe d’un déclin spirituel de l’Occident, comme l’affirment certains ?
[...]
– Osons poser les bonnes questions. Vous pensez que les immigrés vont vous submerger ? Mais vous n’avez pas d’enfants. De quoi vous plaignez-vous ? Vous craignez et enviez à la fois ces gens qui « y croient » tellement qu’ils se font sauter ? Mais vous crachez sur vos propres traditions religieuses. De quoi vous plaignez-vous ?
Si l’islam doit se réformer, l’Occident doit lui aussi procéder à une « réforme intellectuelle et morale », comme disait Renan. L’Occident dispose en lui des ressources spirituelles nécessaires. Encore faut-il qu’il accepte d’y puiser.
Incidemment, parce que Tahar Ben Jelloun, le romancier, a prétendu dans le même numéro du Point qu’« Il n’y a jamais eu de drapeau noir dans l’islam », on trouvera ci-dessous quelques faits sur l’étendard noir de Daech :
– Seuls les hadiths (qui relatent paroles, faits et gestes attribués au prophète), et non le Coran, font mention d’un étendard du prophète, de couleur blanche, noire ou jaune.
– La bannière noire est citée dans plusieurs prophéties évoquant la fin des temps et le retour du Mahdi (envoyé d’Allah).
– Un hadith est plus souvent rappelé : « Du Khorassan (Afghanistan) émergeront les bannières noires que nul ne pourra refouler...».
– Selon les hadiths, le prophète a ainsi combattu à différents moments en brandissant des étoffes noires ou blanches. Ce qui explique pourquoi salafistes et djihadistes utilisent aujourd’hui ces deux couleurs (les talibans afghans arborent une bannière blanche).
- « Ce drapeau a retrouvé un rôle prééminent durant le VIIIe siècle, alors qu’il était employé par le chef de la révolution des Abbassides Abou Mouslim qui dirigea une révolte contre le clan et le califat des Omeyyades », selon M. Difraoui.
- « La couleur noire est évidemment l’emblème de la révolte (...), le symbolisme est assez clair », confirme Constant Hames, islamologue français.
– Le texte en blanc sur fond noir en haut du drapeau est le début de la « chahâda » (« Il n’y a de dieu que Dieu »), premier pilier de l’Islam et profession de foi des musulmans. Au centre, le sceau du prophète, — ou prétendu tel — en forme de cercle. Trois mots y sont inscrits, dans une calligraphie rudimentaire, dans le style koufique : Allah (Dieu), Rasoul (prophète), Mahomet, qui doivent être lus de bas en haut.
– Le sceau est celui que l’on retrouve au bas de missives adressées « aux rois de la Terre » et attribuées à Mahomet — dont l’authenticité est d’ailleurs discutée —, qui appellent les souverains d’Éthiopie, de Perse, de Byzance, du Bahreïn et d’Égypte à embrasser l’islam.
– Seuls les hadiths (qui relatent paroles, faits et gestes attribués au prophète), et non le Coran, font mention d’un étendard du prophète, de couleur blanche, noire ou jaune.
– La bannière noire est citée dans plusieurs prophéties évoquant la fin des temps et le retour du Mahdi (envoyé d’Allah).
– Un hadith est plus souvent rappelé : « Du Khorassan (Afghanistan) émergeront les bannières noires que nul ne pourra refouler...».
– Selon les hadiths, le prophète a ainsi combattu à différents moments en brandissant des étoffes noires ou blanches. Ce qui explique pourquoi salafistes et djihadistes utilisent aujourd’hui ces deux couleurs (les talibans afghans arborent une bannière blanche).
- « Ce drapeau a retrouvé un rôle prééminent durant le VIIIe siècle, alors qu’il était employé par le chef de la révolution des Abbassides Abou Mouslim qui dirigea une révolte contre le clan et le califat des Omeyyades », selon M. Difraoui.
- « La couleur noire est évidemment l’emblème de la révolte (...), le symbolisme est assez clair », confirme Constant Hames, islamologue français.
– Le texte en blanc sur fond noir en haut du drapeau est le début de la « chahâda » (« Il n’y a de dieu que Dieu »), premier pilier de l’Islam et profession de foi des musulmans. Au centre, le sceau du prophète, — ou prétendu tel — en forme de cercle. Trois mots y sont inscrits, dans une calligraphie rudimentaire, dans le style koufique : Allah (Dieu), Rasoul (prophète), Mahomet, qui doivent être lus de bas en haut.
– Le sceau est celui que l’on retrouve au bas de missives adressées « aux rois de la Terre » et attribuées à Mahomet — dont l’authenticité est d’ailleurs discutée —, qui appellent les souverains d’Éthiopie, de Perse, de Byzance, du Bahreïn et d’Égypte à embrasser l’islam.
Voir aussi
Ali Harb : « L’islam ne peut pas être réformé »
François Jourdan : Islam et christianisme, les impasses du dialogue interreligieux actuel