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samedi 27 février 2021
« La bagnole, instrument de souveraineté »
C’est une photo publiée par le New York Times de janvier 2019 qui n’a pas retenu l’attention des médias français : un vélo brûlé par des « gilets jaunes ». Un vélo comme symbole d’un mode de vie, celui des métropoles, et de leurs habitants, « vaste troupeau de moralistes arrogants à bicyclette ou en scooters électriques et de fondamentalistes anti-carbone ». Le vélo comme l’anti-bagnole. Le vélo comme l’ennemi du peuple.
Tout le monde se souvient que la révolte des « gilets jaunes » est partie d’une protestation contre une nouvelle taxe sur l’essence et la réduction de la vitesse autorisée sur les routes nationales et départementales. À la même époque, les automobilistes allemands endossaient un gilet jaune pour dénoncer un projet de limitation de vitesse sur les autoroutes ; et quelques années auparavant, la révolte des chauffeurs de taxis londoniens contre Uber avait été un déclencheur non négligeable de la campagne du Brexit.
« Beaufs » populistes
La concomitance de ces événements n’a pas échappé à Matthew Crawford. Notre auteur est un original. Enseignant la philosophie à l’université de Virginie, il tient aussi un atelier de réparation de motos. Dans un précédent ouvrage, Éloge du carburateur, il avait marié avec art ses deux passions. Il récidive dans son dernier livre avec l’automobile. Il y mélange de manière explosive (comme le moteur !) des récits de courses dans le désert, des expériences de laboratoire autour de rats conducteurs, ou son inlassable travail de réhabilitation d’une Coccinelle rouge de 1975 sans cesse menacée par la rouille, à des réflexions philosophiques sur la liberté et la responsabilité, et l’histoire de l’automobile. Il y a dans ce livre un côté Gran Torino, ce superbe film dans lequel Clint Eastwood campait un ancien combattant de la guerre de Corée amoureux de sa belle américaine, seule tâche de beauté et de luxe dans un univers urbain en déréliction.
Ne nous y trompons pas : derrière une apparence loufoque et fantaisiste, et son humour très anglo-saxon, le propos de notre auteur est éminemment politique. Que nous dit-il ? Que la conduite automobile est le symbole de la liberté et de la responsabilité individuelle. Que les amoureux de la bagnole ne sont pas des « déplorables », comme dit Hillary Clinton, des « beaufs » populistes, comme pensent les élites progressistes françaises. Que le développement passé de l’automobile n’a pas été le produit de l’anarchisme individualiste, comme le prétendent les écolos, mais le résultat d’une programmation d’un État planificateur et progressiste. Que le coût des voitures a quasiment doublé entre 1977 et 2016. Que le plaisir de conduire a, dans le même temps, décliné au même rythme. Qu’« à partir des années 1990, les voitures sont devenues de plus en plus ennuyeuses à conduire (…) voitures de plus en plus lourdes avec pour objectif une isolation maximale par rapport à la route qui élimine tous les mécanismes de transmission tangibles ». Que « le plaisir de conduire, c’est le plaisir de faire quelque chose ; de sentir toutes nos facultés activement engagées dans un réel qui nous résiste ». Que la voiture d’aujourd’hui est truffée d’électronique et de sécurités ; qu’elle n’est plus du tout l’appendice de notre corps, à la manière d’un outil, mais un objet extérieur, étranger, comme un jeu vidéo. Que nous conduisons de plus en plus mal, car nous sommes de plus en plus distraits ; que « nous sommes tellement distraits au volant parce que nous conduisons déjà comme si nos voitures étaient autonomes » ; que « les accidents d’avion viennent de plus en plus de la confiance excessive des pilotes dans les systèmes automatisés ».
Voiture sans chauffeur
Crawford retourne nos préjugés avec maestria. Il oppose l’ordre américain au désordre italien, et chante le génie des automobilistes transalpins qui n’ont pas plus d’accidents par une transgression intelligente des règles. Il vante en même temps l’absence de limitation de vitesse sur les autoroutes allemandes, qui repose sur la grande confiance que les automobilistes germaniques éprouvent l’un envers l’autre.
Crawford n’est dupe de rien. Il a bien compris que les déclarations vertueuses des gouvernants sur la « sécurité au volant » ne sont pas exemptes d’arrière-pensées fiscales. Il le démontre avec des exemples très simples, comme le temps des feux orange réduit artificiellement, ou les radars installés dans des carrefours où les accidents sont rares. Pas étonnant, note-t-il, que les « gilets jaunes » aient détruit près de 60 % des radars français !
Crawford s’assume en nostalgique d’un monde qui disparaît. Il pointe le « dégoût de soi des hommes (surtout les hommes) au sein d’une société bourgeoise d’où la menace de danger physique a été presque entièrement extirpée ».
Mais il nous prévient sans ambages : ce monde ultra-sécurisé qui arrive tourne autour de la voiture sans chauffeur. Truffée d’électronique, elle sera l’instrument de notre colonisation par les Gafa. Il nous raconte comment le système de Street View, qui rend tant de services à tous ceux qui sont dépourvus de sens de l’orientation, a permis aussi à Google de rafler d’innombrables données personnelles des habitants des villes qu’elle cartographiait, en utilisant sans vergogne le Wi-Fi sur les réseaux privés, quand ses caméras passaient lentement autour des maisons. Crawford nous rappelle que le propre des empires est de vouloir connaître et accéder au plus près des territoires qu’ils dominent. La destruction du Paris moyenâgeux par Haussmann avait d’abord pour but d’assécher la veine révolutionnaire de la capitale française. Ce projet impérial est désormais porté non par les États, mais par les Gafa.
Sous son air d’intello loufoque, Crawford a choisi son camp. Il a vu la face noire du projet progressiste. Il a pris le parti de ceux qui sont sans cesse dénigrés et ostracisés. Il leur rend leur noblesse et retourne avec élégance les stigmates de leur condamnation. Il remet la souveraineté au cœur du projet démocratique, souveraineté individuelle au volant de sa voiture, comme souveraineté nationale. La rationalité et l’idéal des Lumières ne sont pas forcément du côté de ceux qui en parlent le plus. On a trouvé en Crawford, un lointain héritier de George Orwell et de sa fameuse « décence commune ».
Prendre la route,
par Matthew B. Crawford,
publié aux éditions de la découverte,
à Paris,
le 4 mars 2021,
356 pp.
ISBN-10 : 2 707 198 803