James Tooley (ci-contre) est professeur à l’université de Newcastle. Il a enseigné les mathématiques au Zimbabwe de 1993 à 1996. En 2000, il découvrit les écoles privées à bas coût en Inde. Né en 1959 à Southampton, en Grande-Bretagne, James Tooley a grandi dans un milieu classique et conservateur. Son père était ingénieur dans les télécommunications, sa mère était infirmière. Il se souvient encore avec amusement de ce cocon familial typique de la petite bourgeoisie de province, à la fois simple et mû par la valeur du mérite et du travail. Esprit rebelle, il en fait son repoussoir, comme si souvent parmi les jeunes à la veille de l’âge adulte. Tooley devint donc marxiste.
Béotien gavé de léninisme, le jeune Anglais, qui obtint une licence en logique et en mathématiques, puis une maîtrise du Service de recherche sur la politique scientifique de l’Université du Sussex. Il postula alors pour aller enseigner dans un pays communiste. Ses parents rêvaient qu’il devienne professeur de mathématiques. Il l’est devenu, mais il enseignera… au Zimbabwe !
Nous sommes en 1983. Mugabé est au pouvoir depuis 1980. D’abord Premier ministre, il devint président en 1987 et le demeura jusqu’en 2017. N’écoutant que sa foi, James Tooley, qui avouera avoir également suivi une fille, y voit l’eldorado du socialisme en action. Il va vite déchanter.
Tooley découvre, ébahi, le prêt-à-penser d’un catéchisme liberticide qui assassine l’esprit critique, le recul des libertés individuelles, l’assignation à résidence de l’État de droit, les arrestations sans preuve, la confiscation des terres et les conséquences tragiques du mariage sanguinaire de l’interventionnisme extrême et de la tentation dictatoriale. Chômage explosif, hyperinflation, corruption et famine achèveront de le déniaiser.
Ce partisan du régime de Mugabé prend alors le communisme en horreur. Un livre, paru en 1986, contribue à ce revirement : South Africa, the Solution de Leon Louw, lui-même un ancien marxiste sud-africain. Le livre fut un succès de librairie en Afrique du Sud. Il le lit en cachette puis participe à deux groupes universitaires de lecture critique du Capital de Karl Marx.
De retour à Londres, il se lance dans un doctorat en sciences de l’éducation à l’Institute of Education. Margaret Thatcher, au pouvoir depuis presque dix ans, engage une grande réforme de l’éducation nationale. Tooley découvre au même moment un ouvrage qui va bouleverser sa vie : “Education and the State”, d’Edwin G. West.
James Tooley avait initialement décidé de lire ces travaux pour les réfuter. Comme chacun ou presque, il considérait que le gouvernement intervenait de façon légitime dans l’éducation et que l’école universelle, obligatoire et gratuite était la panacée. West plaidait l’inverse en démontrant par exemple que, bien avant deux lois de 1870 – l’Elementary Education Act, qui a rendu l’école obligatoire, et le Forster Act, qui a créé les premières écoles financées par l’impôt –, 87 % des enfants britanniques savaient lire et 53 % savaient écrire. Et ce, grâce aux bons soins de l’Église paroissiale et d’établissements philanthropiques, mais surtout des Dame schools, un terme péjoratif qui décrivait des écoles privées à bas coût tenues à leur domicile par des femmes.
Tooley y consacra sa thèse et s’interrogea sur l’état de l’enseignement dans le monde. La Société financière internationale lui offrit de parcourir le monde, mais la démarche lui parut rapidement biaisée. Les prestigieux établissements visités au Pérou, au Brésil, en Côte d’Ivoire, en Inde ou en Afrique du Sud sont réservés à l’élite. Il se sentit à distance de ceux qui ont à ses yeux le plus besoin d’émancipation. Il décida de se rendre dans les bidonvilles.
Ce fut en l’an 2000 que James Tooley fera sa grande découverte. Déambulant dans les méandres de la banlieue de Hyderabad, en Inde, notre archéologue de l’agir humain chercha à comprendre ce qu’y faisaient les enfants. Il découvrit une multitude d’écoles privées à bas coût. Dans l’enchevêtrement de tôles, d’activités manuelles et de pétarades de Mobylettes, Tooley parla aux élèves, à leurs parents, aux professeurs qu’il croisa, c’est selon, en cercle dans la rue, au fond d’un hangar ou dans des salles plus ou moins bien éclairées. Il fut saisi par leur énergie, leur désir d’apprendre. Partout, il fut accueilli avec la douceur et l’empathie de ceux qui agissent pour le bien commun sans chercher ni lumière ni reconnaissance. Ici, aux marges de la capitale du Telangana, comme ailleurs, la transmission du savoir suffit à nourrir l’existence de ceux qui ont entrepris de s’y consacrer. Et cela se voyait.
Ces écoles ne sont pas des centres de formation financés par des instances nationales ou internationales. Elles sont le fruit d’initiatives privées — et bien souvent rentables ! — payées quelques dollars par mois par les parents.
Enthousiasmé par ce chapelet interminable de classes de rue, Tooley se rendit, de 2003 à 2005, au Ghana, au Nigeria, au Kenya, en Sierra Leone et en Chine. Chaque fois, il se plongea dans les zones les plus fragilisées et reculées. Chaque fois, son intuition fut confortée : le scénario indien n’était pas un phénomène isolé. Où qu’il allât, la même mécanique humaine était à l’œuvre. Les travaux de Tooley levèrent alors le voile sur un pan considérable de l’action spontanée des hommes. Il devint à l’éducation informelle des plus pauvres ce que son collègue péruvien Hernando de Soto Polar est à l’économie des bidonvilles. Fort de nombreuses missions sur le terrain, le Britannique démontra que, dans les zones urbaines et périurbaines des pays étudiés, la majorité des enfants allant à l’école sont scolarisés dans des écoles privées. Pour la plupart d’entre eux, on les pensait errant ou travaillant dans les rues, sans autre bagage que l’école de la vie. Avant Tooley, seules les statistiques des écoles publiques faisaient foi, comme si le reste n’existait pas. Pourtant, le phénomène est massif. Dans les bidonvilles de Hyderabad comme dans le district Ga, au Ghana, 65 % des enfants scolarisés se rendent tous les jours dans des écoles privées. À Monrovia, au Liberia, 71 % des enfants de 5 à 14 ans sont scolarisés dans des écoles privées, 8 % dans des écoles publiques et 21 % sont déscolarisés. Ils sont 75 % à aller à l’école à bas coût dans trois des zones les plus pauvres de l’État du Lagos, au Nigeria.
Recensant méticuleusement les témoignages et reconstituant le parcours des anciens élèves, Tooley découvrit que ces populations avaient souvent été déçues, quand elles l’avaient connue, par l’éducation publique : absentéisme des professeurs, classes surchargées, manque de suivi et dépenses misant davantage sur les bâtiments que sur le projet pédagogique.
Dès lors, même s’il faut payer quelques dollars, même si les locaux sont parfois vétustes, de nombreux parents préfèrent mettre leurs enfants dans l’école privée du coin. Là, ils peuvent contrôler ce qui s’y passe en retour de ce qu’ils consentent à sacrifier pour assurer un avenir à leurs enfants. Tooley se souvient ainsi d’une mère en burqa lui disant : « Dans les écoles publiques, nos enfants sont abandonnés. »
Parce que la qualité de l’enseignement privé était le premier argument avancé par les parents, Tooley entreprit de la mesurer. Ces écoles sorties de nulle part n’ont, par nature, ni charte, ni programmes unifiés, ni consignes gouvernementales ou internationales. Le pédagogisme y est, par nature, inconnu. On y enseigne sans doute comme on apprenait chez nous avant que l’éducation devienne « nationale ». En 2005, à Kibera, le plus grand bidonville d’Afrique, au Kenya, où Tooley dénombra 76 écoles privées enseignant à 12 000 enfants, pour 8 000 élèves se rendant dans l’une des 5 écoles publiques et gratuites créées par les fonds internationaux, il testa et compara le niveau en anglais, en mathématiques et en souahéli. Sur un échantillon de 3 000 enfants, la moitié provenant du public, l’autre du privé, et de questionnaires précis, les résultats étaient plus de 20 % meilleurs en mathématiques et en souahéli dans les écoles spontanées.
Comble absolu, ces écoles privées ont un coût de fonctionnement considérablement plus faible que les écoles subventionnées. Cela n’empêche en rien la solidarité privée, car la plupart de ces écoles sont gratuites pour certains enfants, notamment les orphelins. Pour autant, l’argent n’y est pas tabou. Au contraire, le fait, pour les parents, de verser une part importante de leurs revenus accroît leur degré d’investissement dans la réussite des élèves.
Quand on l’interroge sur les leçons à tirer de ses années de recherche, Tooley développe plusieurs axes. Le premier n’est pas tendre avec l’aide publique au développement, qu’il trouve aveugle et sourde aux réalités du terrain. Plutôt que de créer des écoles ab initio, comme s’il n’y avait rien sur place, ne peut-on faire le pari de l’existant et contribuer à aider ce qui a fait ses preuves ? S’il imagine un système de bons, ce n’est que pour les distribuer aux plus pauvres des plus pauvres et leur permettre d’inscrire leurs enfants dans l’école privée de leur choix. Sinon, insiste-t-il, il faut surtout laisser les parents payer, car c’est cela qui maintient la dynamique de qualité.
Il invite également nos dirigeants à prendre conscience de leur myopie pour qu’ils cessent de tirer des conclusions hâtives quant à ces zones si éloignées de leur regard. De même que Thomas Piketty décline, avec l’apparence de la scientificité, ses théories contre les inégalités sur le fondement de statistiques et de projections occidentocentrées ignorant tout de l’immense « capital mort » que constitue l’économie informelle des bidonvilles, raisonner sur l’avenir de l’alphabétisation dans le monde nécessite de mesurer pleinement le pourcentage d’enfants non scolarisés. Or celui-ci, par exemple, tombe de 50 à 26 % dans l’État du Lagos, si l’on inclut les écoles non déclarées.
Parce que « tout ce qui dégrade la culture raccourcit le chemin qui mène à la servitude », comme l’écrivait Camus, trouver une école pour son enfant, c’est lui offrir un chemin d’émancipation, une route de liberté. Cela ne nous prive évidemment pas de vigilance quand l’école se mue soudainement en entreprise d’endoctrinement. Mais ce qui tracasse le plus James Tooley, c’est la fièvre interventionniste frappant ce monde. Certaines écoles privées sont menacées. Des dirigeants politiques cherchent à les anéantir par souci d’uniformisation. Ainsi, dans l’État du Penjab, en Inde, 3 000 d’entre elles ont été fermées. Il faut mettre fin à ce massacre, prévient le professeur. En Occident, enfin, Tooley imagine non la privatisation totale de l’éducation, mais une libération réglementaire et fiscale des écoles privées à bas coût afin de venir en aide aux plus démunis. Il perçoit aussi pleinement l’apport de la numérisation pour permettre à chacun, où qu’il soit, d’apprendre et de grandir en confiance.
Le véritable enseignement de l’œuvre de Tooley pourrait bien aller au-delà de son secteur d’expérience : en démontrant l’existence de cet ordre spontané identifié par les scolastiques espagnols au XVIe siècle puis redécouvert par Friedrich Hayek, il nous invite à interroger la manière dont est pensée l’action publique, fût-elle tendue vers des objectifs louables. Le fait qu’une activité soit portée par un acteur public et même qu’elle soit en apparence gratuite ne garantit pas qu’elle soit la meilleure. Il faut donc s’assurer que le constructivisme n’intervient qu’en dernier ressort, quand on a établi que l’action humaine n’est pas déjà en train de répondre à l’impératif que l’on se fixe.
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« Les écoles privées, c’est pour les riches »
Béotien gavé de léninisme, le jeune Anglais, qui obtint une licence en logique et en mathématiques, puis une maîtrise du Service de recherche sur la politique scientifique de l’Université du Sussex. Il postula alors pour aller enseigner dans un pays communiste. Ses parents rêvaient qu’il devienne professeur de mathématiques. Il l’est devenu, mais il enseignera… au Zimbabwe !
Nous sommes en 1983. Mugabé est au pouvoir depuis 1980. D’abord Premier ministre, il devint président en 1987 et le demeura jusqu’en 2017. N’écoutant que sa foi, James Tooley, qui avouera avoir également suivi une fille, y voit l’eldorado du socialisme en action. Il va vite déchanter.
Tooley découvre, ébahi, le prêt-à-penser d’un catéchisme liberticide qui assassine l’esprit critique, le recul des libertés individuelles, l’assignation à résidence de l’État de droit, les arrestations sans preuve, la confiscation des terres et les conséquences tragiques du mariage sanguinaire de l’interventionnisme extrême et de la tentation dictatoriale. Chômage explosif, hyperinflation, corruption et famine achèveront de le déniaiser.
Ce partisan du régime de Mugabé prend alors le communisme en horreur. Un livre, paru en 1986, contribue à ce revirement : South Africa, the Solution de Leon Louw, lui-même un ancien marxiste sud-africain. Le livre fut un succès de librairie en Afrique du Sud. Il le lit en cachette puis participe à deux groupes universitaires de lecture critique du Capital de Karl Marx.
Louw est une figure importante du libéralisme sud-africain. L’ANC au pouvoir depuis 24 ans ne l’a pas écouté, c’est le moins qu’on puisse dire, alors que l’Afrique du Sud devient politiquement et démographiquement de moins en moins arc-en-ciel.
En mars 1981, Louw déclara au sujet de la discrimination dite positive qui sera pourtant mise en place dans l’Afrique du Sud de l’ANC :
« L’aspect le plus offensant dans la discrimination positive est la façon dont elle humilie les Noirs. Elle sous-entend qu’ils sont inférieurs, qu’ils ne sont pas assez bons pour s’en sortir même si la loi les traite strictement comme les égaux des Blancs. C’est la forme la plus sournoise et la plus arrogante de paternalisme pseudo-libéral blanc. »
En 1987, lors d’une conférence de l’Institut des alternatives démocratiques en Afrique du Sud (IDASA) à Port Elizabeth, Louw déclara que la lutte contre l’apartheid visait à gagner la liberté et non le pouvoir pour les Sud-Africains noirs et que les Blancs craignaient qu’un gouvernement noir ne soit coercitif. [Ce qu’il devient de plus en plus, il a ainsi annoncé la spoliation des propriétaires fonciers blancs] Il a soutenu que la démocratie et la liberté économique étaient des concepts interdépendants qui ne peuvent pas exister l’un sans l’autre. La même année, lors d’un symposium en l’honneur de Martin Luther King Jr à Atlanta, en Géorgie, Louw déclara qu’une solution pacifique au conflit racial de l’Afrique du Sud de l’apartheid consisterait à accorder aux Noirs les libertés dont les Blancs avaient jusque-là bénéficié. Les Blancs, en revanche, exigeraient que soient garanties leurs libertés contre un gouvernement noir potentiellement vindicatif. [Comme si une constitution ne se changeait ou ne s’ignorait pas...] Avant tout, la solution politique devrait inclure « l’abolition de l’apartheid, la pleine égalité devant la loi et la citoyenneté pour tous »
De retour à Londres, il se lance dans un doctorat en sciences de l’éducation à l’Institute of Education. Margaret Thatcher, au pouvoir depuis presque dix ans, engage une grande réforme de l’éducation nationale. Tooley découvre au même moment un ouvrage qui va bouleverser sa vie : “Education and the State”, d’Edwin G. West.
James Tooley avait initialement décidé de lire ces travaux pour les réfuter. Comme chacun ou presque, il considérait que le gouvernement intervenait de façon légitime dans l’éducation et que l’école universelle, obligatoire et gratuite était la panacée. West plaidait l’inverse en démontrant par exemple que, bien avant deux lois de 1870 – l’Elementary Education Act, qui a rendu l’école obligatoire, et le Forster Act, qui a créé les premières écoles financées par l’impôt –, 87 % des enfants britanniques savaient lire et 53 % savaient écrire. Et ce, grâce aux bons soins de l’Église paroissiale et d’établissements philanthropiques, mais surtout des Dame schools, un terme péjoratif qui décrivait des écoles privées à bas coût tenues à leur domicile par des femmes.
Tooley y consacra sa thèse et s’interrogea sur l’état de l’enseignement dans le monde. La Société financière internationale lui offrit de parcourir le monde, mais la démarche lui parut rapidement biaisée. Les prestigieux établissements visités au Pérou, au Brésil, en Côte d’Ivoire, en Inde ou en Afrique du Sud sont réservés à l’élite. Il se sentit à distance de ceux qui ont à ses yeux le plus besoin d’émancipation. Il décida de se rendre dans les bidonvilles.
Ce fut en l’an 2000 que James Tooley fera sa grande découverte. Déambulant dans les méandres de la banlieue de Hyderabad, en Inde, notre archéologue de l’agir humain chercha à comprendre ce qu’y faisaient les enfants. Il découvrit une multitude d’écoles privées à bas coût. Dans l’enchevêtrement de tôles, d’activités manuelles et de pétarades de Mobylettes, Tooley parla aux élèves, à leurs parents, aux professeurs qu’il croisa, c’est selon, en cercle dans la rue, au fond d’un hangar ou dans des salles plus ou moins bien éclairées. Il fut saisi par leur énergie, leur désir d’apprendre. Partout, il fut accueilli avec la douceur et l’empathie de ceux qui agissent pour le bien commun sans chercher ni lumière ni reconnaissance. Ici, aux marges de la capitale du Telangana, comme ailleurs, la transmission du savoir suffit à nourrir l’existence de ceux qui ont entrepris de s’y consacrer. Et cela se voyait.
Ces écoles ne sont pas des centres de formation financés par des instances nationales ou internationales. Elles sont le fruit d’initiatives privées — et bien souvent rentables ! — payées quelques dollars par mois par les parents.
Enthousiasmé par ce chapelet interminable de classes de rue, Tooley se rendit, de 2003 à 2005, au Ghana, au Nigeria, au Kenya, en Sierra Leone et en Chine. Chaque fois, il se plongea dans les zones les plus fragilisées et reculées. Chaque fois, son intuition fut confortée : le scénario indien n’était pas un phénomène isolé. Où qu’il allât, la même mécanique humaine était à l’œuvre. Les travaux de Tooley levèrent alors le voile sur un pan considérable de l’action spontanée des hommes. Il devint à l’éducation informelle des plus pauvres ce que son collègue péruvien Hernando de Soto Polar est à l’économie des bidonvilles. Fort de nombreuses missions sur le terrain, le Britannique démontra que, dans les zones urbaines et périurbaines des pays étudiés, la majorité des enfants allant à l’école sont scolarisés dans des écoles privées. Pour la plupart d’entre eux, on les pensait errant ou travaillant dans les rues, sans autre bagage que l’école de la vie. Avant Tooley, seules les statistiques des écoles publiques faisaient foi, comme si le reste n’existait pas. Pourtant, le phénomène est massif. Dans les bidonvilles de Hyderabad comme dans le district Ga, au Ghana, 65 % des enfants scolarisés se rendent tous les jours dans des écoles privées. À Monrovia, au Liberia, 71 % des enfants de 5 à 14 ans sont scolarisés dans des écoles privées, 8 % dans des écoles publiques et 21 % sont déscolarisés. Ils sont 75 % à aller à l’école à bas coût dans trois des zones les plus pauvres de l’État du Lagos, au Nigeria.
Recensant méticuleusement les témoignages et reconstituant le parcours des anciens élèves, Tooley découvrit que ces populations avaient souvent été déçues, quand elles l’avaient connue, par l’éducation publique : absentéisme des professeurs, classes surchargées, manque de suivi et dépenses misant davantage sur les bâtiments que sur le projet pédagogique.
Dès lors, même s’il faut payer quelques dollars, même si les locaux sont parfois vétustes, de nombreux parents préfèrent mettre leurs enfants dans l’école privée du coin. Là, ils peuvent contrôler ce qui s’y passe en retour de ce qu’ils consentent à sacrifier pour assurer un avenir à leurs enfants. Tooley se souvient ainsi d’une mère en burqa lui disant : « Dans les écoles publiques, nos enfants sont abandonnés. »
Parce que la qualité de l’enseignement privé était le premier argument avancé par les parents, Tooley entreprit de la mesurer. Ces écoles sorties de nulle part n’ont, par nature, ni charte, ni programmes unifiés, ni consignes gouvernementales ou internationales. Le pédagogisme y est, par nature, inconnu. On y enseigne sans doute comme on apprenait chez nous avant que l’éducation devienne « nationale ». En 2005, à Kibera, le plus grand bidonville d’Afrique, au Kenya, où Tooley dénombra 76 écoles privées enseignant à 12 000 enfants, pour 8 000 élèves se rendant dans l’une des 5 écoles publiques et gratuites créées par les fonds internationaux, il testa et compara le niveau en anglais, en mathématiques et en souahéli. Sur un échantillon de 3 000 enfants, la moitié provenant du public, l’autre du privé, et de questionnaires précis, les résultats étaient plus de 20 % meilleurs en mathématiques et en souahéli dans les écoles spontanées.
Comble absolu, ces écoles privées ont un coût de fonctionnement considérablement plus faible que les écoles subventionnées. Cela n’empêche en rien la solidarité privée, car la plupart de ces écoles sont gratuites pour certains enfants, notamment les orphelins. Pour autant, l’argent n’y est pas tabou. Au contraire, le fait, pour les parents, de verser une part importante de leurs revenus accroît leur degré d’investissement dans la réussite des élèves.
Quand on l’interroge sur les leçons à tirer de ses années de recherche, Tooley développe plusieurs axes. Le premier n’est pas tendre avec l’aide publique au développement, qu’il trouve aveugle et sourde aux réalités du terrain. Plutôt que de créer des écoles ab initio, comme s’il n’y avait rien sur place, ne peut-on faire le pari de l’existant et contribuer à aider ce qui a fait ses preuves ? S’il imagine un système de bons, ce n’est que pour les distribuer aux plus pauvres des plus pauvres et leur permettre d’inscrire leurs enfants dans l’école privée de leur choix. Sinon, insiste-t-il, il faut surtout laisser les parents payer, car c’est cela qui maintient la dynamique de qualité.
Il invite également nos dirigeants à prendre conscience de leur myopie pour qu’ils cessent de tirer des conclusions hâtives quant à ces zones si éloignées de leur regard. De même que Thomas Piketty décline, avec l’apparence de la scientificité, ses théories contre les inégalités sur le fondement de statistiques et de projections occidentocentrées ignorant tout de l’immense « capital mort » que constitue l’économie informelle des bidonvilles, raisonner sur l’avenir de l’alphabétisation dans le monde nécessite de mesurer pleinement le pourcentage d’enfants non scolarisés. Or celui-ci, par exemple, tombe de 50 à 26 % dans l’État du Lagos, si l’on inclut les écoles non déclarées.
Parce que « tout ce qui dégrade la culture raccourcit le chemin qui mène à la servitude », comme l’écrivait Camus, trouver une école pour son enfant, c’est lui offrir un chemin d’émancipation, une route de liberté. Cela ne nous prive évidemment pas de vigilance quand l’école se mue soudainement en entreprise d’endoctrinement. Mais ce qui tracasse le plus James Tooley, c’est la fièvre interventionniste frappant ce monde. Certaines écoles privées sont menacées. Des dirigeants politiques cherchent à les anéantir par souci d’uniformisation. Ainsi, dans l’État du Penjab, en Inde, 3 000 d’entre elles ont été fermées. Il faut mettre fin à ce massacre, prévient le professeur. En Occident, enfin, Tooley imagine non la privatisation totale de l’éducation, mais une libération réglementaire et fiscale des écoles privées à bas coût afin de venir en aide aux plus démunis. Il perçoit aussi pleinement l’apport de la numérisation pour permettre à chacun, où qu’il soit, d’apprendre et de grandir en confiance.
Le véritable enseignement de l’œuvre de Tooley pourrait bien aller au-delà de son secteur d’expérience : en démontrant l’existence de cet ordre spontané identifié par les scolastiques espagnols au XVIe siècle puis redécouvert par Friedrich Hayek, il nous invite à interroger la manière dont est pensée l’action publique, fût-elle tendue vers des objectifs louables. Le fait qu’une activité soit portée par un acteur public et même qu’elle soit en apparence gratuite ne garantit pas qu’elle soit la meilleure. Il faut donc s’assurer que le constructivisme n’intervient qu’en dernier ressort, quand on a établi que l’action humaine n’est pas déjà en train de répondre à l’impératif que l’on se fixe.
Source : Le Point
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« Les écoles privées, c’est pour les riches »