mercredi 11 décembre 2024

Mads Larsen et le rôle néfaste de l'État-Providence sur la formation des couples et la natalité

Mads Larsen est un spécialiste de la littérature qui utilise des perspectives évolutionnistes pour étudier les changements culturels. Après avoir obtenu un doctorat et une maîtrise en beaux-arts à l’université de Californie à Los Angeles, il est devenu chercheur à l’université d’Oslo. Il s’intéresse aux causes culturelles de l’effondrement du taux de natalité. Il identifie notamment les mythes amoureux changeants qui poussent les gens à former des couples et à avoir des enfants. La révolution sexuelle occidentale de 1968 explique en partie l’affaissement de la natalité.

Autre cause de la faible formation des couples et de la natalité : les transferts d’argent par l’État providence versés aux femmes qui diminuent l’importance de l’homme comme soutien de famille.

Nous reproduisons ci-dessous une section de son livre Stories of Love from Vikings to Tinder (Histoires d’amour des Vikings à Tinder) paru en septembre 2024 qui traite de cet aspect.

L’écart de protection sociale entre les hommes et les femmes


La période allant de 1750 à 1968 peut être considérée comme une longue négociation quant à la manière de construire un régime d’accouplement qui facilite ce que les Occidentaux, de plus en plus individualistes, souhaitaient : choisir leurs propres partenaires. Il ne s’agissait pas principalement d’une question de moralité, car deux conditions matérielles préalables devaient être réunies. La première avait été prédite par les auteurs de la percée moderne : les femmes devaient devenir financièrement indépendantes. L’autre était l’existence de contraceptifs efficaces. Libérées du besoin d’être soutenues par l’homme et capables de déconnecter la copulation de la reproduction, les femmes ont pu laisser leur comportement être guidé par les préférences en matière de partenaire que les valeurs morales précédentes avaient essayé de contrecarrer avec tant d’acharnement.

Dans [le roman suédois] Pour Lydia [de Gun-Britt Sundström], la protagoniste parvient à avoir une relation sexuelle avec une personne qu’elle désire fortement, mais elle a du mal à comprendre pourquoi cet étudiant en médecine attirant, charmant et « presque trop bien proportionné » n’est pas prêt à s’engager dans une relation à long terme.

Un demi-siècle plus tard, pour la protagoniste de La moitié de Malmö est composée de gars qui m’ont larguée [qui devrait être adapté et diffusé sur Netflix en 2025], de telles dynamiques ne sont pas plus compréhensibles. [On y voit Amanda, 31 ans, naviguer la complexité des rencontres modernes à travers les applications comme Tinder passant d’homme en homme. Elle s’efforce d’aller au-delà du premier rendez-vous à la recherche de l’amour.]

Parmi mes précédentes études de cas, seule La Coupe Magique [de Emilie Flygare-Carlén] anticipe la manière dont les préférences des femmes en matière d’accouplement, dans le cadre d’un régime de choix individuel, conduiraient à une forte stratification entre les hommes. Emilie Flygare-Carlén a mis en garde contre la tentation de céder à ces préférences. Elle encourageait les femmes à choisir des hommes de valeur moyenne, mais uniquement parce que les femmes de son époque étaient socialement et économiquement contraintes. Personne ne sait ce qu’elle aurait conseillé au XXIe siècle.

Ludvig Holberg [le premier grand écrivain nordique des temps modernes influencé par Plaute et Molière] avait prédit une stratification des classes, qui se manifeste aujourd’hui de la manière la plus évidente aux États-Unis. Pour répondre aux exigences modernes de gestion d’un foyer composé de deux parents qui travaillent, les couples aisés embauchent des travailleurs précaires qui n’ont souvent pas les moyens d’assurer leur propre reproduction.

Holberg ne pensait pas que la modernité conduirait à exclure de plus en plus d’hommes à ne pas trouver de partenaire pour former un couple.

Cela se comprend si l’on considère la réalité économique du marché de l’accouplement avant l’ère moderne. Holberg avait observé comment les hommes utilisaient leurs plus grands moyens économiques pour s’allier à des femmes plus jeunes et plus belles qu’eux, ce que ses pièces de théâtre condamnaient. Son œuvre donne l’impression que, sous un régime de libre choix individuel, l’accouplement par assentiment mettra les hommes et les femmes sur un pied d’égalité. La seule hypothèse de Holberg sur ce qui se passerait une fois que les femmes seraient en mesure de gagner de l’argent est que les personnes aisées se retrouveraient entre elles.

Dans le monde imaginaire libertin de Bellman, l’attirance pour le partenaire n’était pas non plus un problème. [Carl Michael Bellman, poète suédois, né le 4 février 1740, mort le 11 février 1795, populaire pour ses chansons bachiques et érotiques.] Les filles de taverne, comme Ulla Winblad, laissaient les hommes régler le prix de leurs aventures érotiques et romantiques. De même, dans Le Jeu sérieux [de Hjalmar Söderberg], la pauvreté des femmes facilite les occasions de rapports sexuels pour les hommes.

La nécessité a toujours été une motivation importante pour une grande partie des accouplements auxquels les femmes ont consenti. Les femelles dépendaient des ressources paternelles et de la protection de l’homme.

Dans les ordres sociaux ultérieurs, c’est également la nécessité qui a motivé la formation de couples. Dans les sociétés patriarcales fondées sur la parenté, les femmes pouvaient difficilement se débrouiller seules. Dans l’Europe féodale, la prostitution ou la pauvreté extrême étaient la plupart du temps les alternatives au mariage. Avec l’industrialisation en Occident, l’emploi des femmes n’offrait qu’un salaire médiocre.

Ces contextes incitaient fortement les femmes à se mettre en couple avec le meilleur homme disponible, quelle que soit l’aptitude de l’homme à les séduire. Après la troisième révolution sexuelle [vers 1968], l’égalité des sexes a permis aux femmes de tenir davantage compte de leurs pulsions sexuelles.

N’étant plus contraintes par la nécessité, elles ont été plus nombreuses à exclure les hommes de moindre valeur de leur liste de partenaires potentiels. Depuis lors, la capacité de choix des femmes s’est accrue en réponse à plusieurs changements sociaux.

Moins les femmes ont besoin des hommes, moins elles sont susceptibles de se contenter de quelqu’un qui ne les excite pas suffisamment ou qui ne dispose pas de ressources suffisantes. Cette prédisposition a contribué à l’augmentation du célibat et à la baisse de la fécondité à notre époque.

Comme je l’ai indiqué précédemment, d’autres facteurs interviennent également, mais le découplage du XXIe siècle semble être un facteur important de l’effondrement démographique qui menace le bien-être de la société dans les générations à venir.

Jusqu’à l’époque actuelle, les pulsions individuelles tempérées par la culture dans des environnements variés conduisaient à des équilibres fonctionnels ; les préoccupations individuelles et communautaires se réconciliaient. Dans l’Occident d’aujourd’hui et dans un nombre croissant d’autres régions, les préoccupations individuelles ont une telle primauté que les communautés s’orientent vers l’auto-extinction. Contrairement aux années 1930, où la fécondité avait également diminué [la natalité fut plus basse à cette époque qu’après la 2e GM], les moyens politiques habituels ne sont plus susceptibles de porter leurs fruits.

Au cours des dernières générations, les pays nordiques en particulier ont tellement développé leur État-providence que des transferts supplémentaires sont à la fois politiquement irréalisables et peu susceptibles d’avoir un effet suffisant. Dans le discours américain sur la baisse de la fécondité, on entend encore souvent dire que, pour ramener la reproduction à des niveaux de remplacement, les moyens évidents sont l’amélioration de l’égalité entre les sexes et une aide sociale plus généreuse [Alors que les États-Unis, moins généreux, ont une natalité plus forte que les pays à l’État-providence plus développé. Indice synthétique de fécondité en 2023 (enfant/femme) : États-Unis 1,62, Canada 1,26, Danemark 1,60, Norvège 1,41, Pays-Bas 1,43, Québec 1,38, Suède 1,45.]


L’expérience norvégienne suggère qu’une telle stratégie ne saurait fonctionner. Aucun pays n’a autant de femmes socialement et économiquement indépendantes.

Dans un rapport datant de 2022, Statistiques Norvège a calculé que la femme norvégienne moyenne, au cours de sa vie, reçoit de l’État 1,2 million de dollars de plus qu’elle ne paie d’impôts. L’homme moyen paie plus d’impôts qu’il ne reçoit d’aides.

Cet écart atténue l’effet de l’écart de rémunération entre les hommes et les femmes. Cet écart de protection sociale entre hommes et femmes est toutefois fonctionnel. Les femmes exercent des professions moins bien rémunérées, travaillent moins longtemps, sont plus souvent absentes du travail et vivent plus longtemps. Elles se retrouvent plus souvent avec la garde des enfants après une rupture.

Une aide sociale généreuse est essentielle pour couvrir les coûts de la reproduction dans un environnement où le taux de célibat est exceptionnellement élevé. C’est en Scandinavie que l’on trouve le plus grand nombre de ménages composés d’une seule personne : 43-46 %.

Dans le chapitre introductif, j’ai cité David Buss à propos de la Scandinavie moderne : « Les contribuables y fournissent effectivement aux femmes ce que leurs maris auraient fait autrement ».

En un sens, la social-démocratie nordique a réussi ce que l’évolution des hominidés n’a pas pu faire, à savoir obliger les hommes à prendre en charge la progéniture qui n’est pas la leur. Cet ordre social a été utilisé pour expliquer pourquoi, en 2010, alors que les taux de fécondité des autres pays avaient chuté depuis longtemps, celui de la Norvège atteignait 2,0. Aujourd’hui, il est de 1,4 et s’effondre. Quand même un transfert de 1,2 million de dollars [par femme] — en plus de tout ce que l’État norvégien fait pour alléger le fardeau des parents — ne suffit pas à motiver une reproduction suffisante, la panoplie des outils politiques semble bien dégarnie. [Mads Larsen considère comme inacceptable la possibilité politique de cesser ces transferts massifs ou de les soumettre à de strictes conditions nouvelles plus « fécondes ».]

Une telle redistribution intersexuelle, bien que fonctionnelle à de nombreux égards, aurait même un effet négatif net en termes de fécondité. Les femmes économiquement indépendantes peuvent, plus ou facilement, avoir des enfants, mais peuvent avoir du mal à trouver un homme qu’elles considèrent comme suffisamment intéressant.

Bien que les femmes d’aujourd’hui aient moins besoin des revenus économiques d’un homme, elles sont toujours attirées par le succès, qui est une mesure relative. La prospérité économique d’un homme est un puissant prédicteur de sa réussite sentimentale.

Comme je l’ai indiqué dans le chapitre introductif, 9 hommes norvégiens sur 10 ayant un salaire élevé sont en couple à l’âge de 40 ans. Seuls 4 hommes sur 10 ayant un bas salaire sont dans la même situation. Alors que les femmes ont gagné en indépendance économique entre 1985 et 2012, la proportion d’hommes n’ayant pas procréé à l’âge de 45 ans est passée de 14 à 23 %.

Au cours de la même période, la proportion de Norvégiens ne vivant pas en couple est passée de 24 à 33 %. Là encore, il est impossible d’établir des causalités précises. Trop de choses ont changé au cours de cette période pour que nous puissions démêler l’effet de chaque influence. Néanmoins, une confluence de statistiques suggère que l’égalité et l’indépendance économique font partie des facteurs qui motivent les femmes à orienter leurs efforts d’accouplement vers des hommes de plus grande valeur, au détriment de la formation de couples et de la reproduction. [Selon cette théorie, de plus en plus de femmes sont attirées par un sous-ensemble plus petit d’hommes que par le passé, les hommes les plus séduisants, les plus prospères, maintenant que leurs besoins financiers sont assurés par les transferts de l’État providence. Si les femmes sont de plus en plus ambitieuses, sélectives et exigeantes et sont attirées par ces hommes séduisants et prospères, elles ne peuvent toutes être choisies par ces derniers pour des relations longues et fécondes. La fécondité moyenne baisse donc.] Ce phénomène est désormais connu sous le nom de « crise de l’accouplement ».

Par ailleurs, en ce qui concerne la répartition des partenaires, nous nous trouvons dans une situation similaire à celle de nos ancêtres avant la première révolution sexuelle. À l’époque, les hommes les plus puissants accumulaient les femmes dans le cadre du système patriarcal. Aujourd’hui, les hommes accaparent les femmes en fonction de celui qui s’adapte le mieux aux préférences des partenaires féminins sur les marchés à court et à long terme.

Le pouvoir s’est déplacé des hommes vers les femmes, mais le résultat est similaire : quelques hommes ont un grand nombre de partenaires, tandis que beaucoup d’hommes n’en ont que peu ou pas du tout. L’utopie libertine de Bellman a finalement été mise en œuvre, mais seuls les hommes les plus séduisants peuvent y participer. Entre la première et la troisième révolution sexuelle, l’Église a facilité la mise en place d’un environnement égalitaire unique qui a rendu possible le monde moderne, mais cette partie de l’histoire de l’Occident est aujourd’hui révolue. Les éléments ci-dessus expliquent pourquoi j’ai suggéré que la Scandinavie évoque désormais un régime matriarcal d’accouplement aux mœurs légères, même si cette tendance n’est pas suffisamment marquée pour que les femmes en tirent un grand bénéfice. Comme les hommes de faible valeur sont de plus en plus exclus de l’accouplement, les femmes sont aussi plus souvent seules et, plus récemment, inactives sur le plan sexuel.

Les luttes d’Amanda dans La moitié de Malmö montrent que la critique d’Anne Mellor concernant la représentation des femmes par les romantiques s’applique également aujourd’hui : « Le rôle des femmes libérées dans cette utopie est d’aimer, sans jalousie, sans envie et sans honte. » Comme sa compatriote suédoise Ulla Winblad, Amanda a découvert que la libération impliquait de s’adapter aux préférences de certains hommes.

Au lieu d’avoir produit une forme de justice immanente matriarcale, nous sommes tombés dans un régime où tout le monde est perdant, où la méfiance et le désarroi augmentent, et où l’effondrement démographique est imminent. En ce qui concerne ce dernier point, aucune solution politique ne semble réalisable. Les moyens politiques susceptibles d’augmenter sensiblement la fécondité paraissent tous — du point de vue de notre morale moderne — trop effroyables pour être envisagés : revenir sur l’égalité des sexes, imposer la pauvreté, réintroduire la polygynie, renforcer le patriarcat, désurbaniser, interdire les contraceptifs et l’avortement ou adopter l’idéologie collectiviste. Je suppose qu’il n’y aura pas de preneur. C’est pourquoi je propose de chercher des solutions plus profondes, c’est-à-dire d’analyser les conséquences — et de remettre en question — la morale de l’accouplement qui sous-tend les pratiques dysfonctionnelles d’aujourd’hui.



Stories of Love from Vikings to Tinder

(Histoires d’amour des Vikings à Tinder)
de Mads Larsen,
Paru le 30 septembre 2024,
aux éditions Routledge,
302 pages,
ISBN-13 : 978-1032813196

Résumé de l’éditeur

L’augmentation du nombre de célibataires, le dysfonctionnement des rencontres et l’inactivité sexuelle contribuent à l’effondrement des taux de fertilité. Ce livre étudie le facteur peut-être le plus fondamental de ce découplage : l’idéologie amoureuse de notre époque. Tout au long de l’histoire de l’humanité, les communautés ont partagé des mythes amoureux empreints de moralité poussent les gens à former des couples et à se reproduire.

Après avoir emmené les lecteurs dans un voyage de 6 millions d’années à travers les régimes d’accouplement des hominidés — avec divers degrés de promiscuité, de polygynie et de monogamie —, Histoires d’amour des Vikings à Tinder étudie l’évolution radicale des croyances occidentales en matière d’accouplement au cours du dernier millénaire. Les œuvres littéraires scandinaves éclairent les transitions cruciales entre les première, deuxième et troisième révolutions sexuelles de l’Occident, qui se sont produites aux alentours de 1200, 1750 et 1968. Le chapitre de conclusion évoque la quatrième révolution sexuelle, symboliquement située en 2029. L’intelligence artificielle et d’autres technologies semblent susceptibles de transformer nos pratiques d’accouplement plus radicalement que n’importe laquelle des révolutions précédentes.