vendredi 12 juin 2015

Conservatisme: quelles significations?

Un trait commun dans les courants du conservatisme : une certaine méfiance envers le changement

Par Jean Renaud — directeur de la revue Égards (le n « 47 est sorti !).

J’emploie le mot « conservateur » dans un sens assez large (qui se précisera et se resserrera en cours de route). Je me réfère d’abord au conservatisme occidental tel qu’il est, et plus spécifiquement (pour le situer géographiquement) à celui de l’Amérique du Nord et de l’Europe de l’Ouest (sans contester les riches possibilités des autres parties du monde) […]. Quels sont les traits communs à [des] familles d’esprit très diverses ? Identifions l’un des plus généraux : une certaine méfiance — une peur, diront les gens de gauche — face au changement. [Note du carnet : nous nous rallions à cette définition ainsi qu'une méfiance face à l’utopie, à des abstractions séduisantes, de prime abord, mais qui ne correspondent pas à la réalité et à un optimisme béat en la nature humaine.]

Arrêtons-nous quelques instants sur cette caractéristique. Les « libéraux » souligneront, railleurs, que le conservatisme s’appuie sur l’esprit de routine et d’inertie — et c’est une signification du mot « conservateur » qui se retrouve jusque dans le langage courant. Le changement, qui dérange nos habitudes, n’est-il pas une des constantes de l’existence ? L’enfant « change » physiquement et moralement, afin de devenir un adulte. L’adulte acquiert de l’expérience, s’adapte à des situations diverses, fréquemment inattendues, s’il veut garder ses biens, protéger les siens, améliorer son sort et celui de sa famille. Les « entreprises » sont obligées d’innover non seulement pour progresser, mais pour survivre à leurs compétiteurs. Les États doivent continuellement se réformer s’ils ne veulent pas décliner, se corrompre ou, pis encore, se décomposer et disparaître. L’immobilité n’est ni possible ni souhaitable. Même les plus routiniers des « conservateurs » le reconnaissent. Mais cela justifie-t-il le mouvement pour le mouvement, sans finalité ? Il est clair que non. Le changement se greffe à de bonnes « habitudes ». C’est l’habitude, bonne, ferme, durable, qui crée l’ordre, celui-ci étant la condition du progrès, du changement heureux, profitable, bénéfique.

Alors, comment distinguer un changement nécessaire ou bienfaisant, d’un changement inutile ou nuisible ? On touche ici une caractéristique plus profonde du conservatisme : l’idée qu’il existe une nature des choses et que certains changements la contredisent ou la contrarient. S’il n’est pas en mon pouvoir de la modifier (elle est ce qu’elle est), il m’est possible de la contourner ou de l’ignorer (les effets de l’erreur ou de l’ignorance, quoiqu’inévitables, sont quelquefois différés), de la falsifier (en y greffant quelques commandements nouveaux tirés d’une idéologie quelconque) ou même de la nier radicalement (ce qui nécessite de la remplacer par un « réel » artificiel forgé par des ingénieurs civils et sociaux), bref de ne pas profiter de ses leçons. Que celles-ci ne me soient pas immédiatement intelligibles — et d’ailleurs toujours imparfaitement — n’autorise pas à dédaigner les fruits précieux qu’une attitude, fondamentale, de piété, d’attention, de docilité envers l’enseignement d’un réel empli de merveilles et de mystères, apporte avec le temps, ouvrant une voie où la discussion devient féconde (ne partageons-nous pas une réalité commune ?), l’accord fondé en raison et la constitution progressive d’une civilisation stable et prospère, autant que les choses humaines le permettent, concevables.

À l’homme sartrien, pure liberté, indéterminée, sans nature ni finalité, qui s’invente lui-même, s’oppose l’homme de la gratitude et de l’attention, qui se soumet pieusement et joyeusement à une nature précédant sa raison ou sa volonté, la préférant aux impulsions anarchiques ou fanatiques de son pauvre cœur. Par conséquent, un tel homme respectera des seuils… Lesquels ? Les réponses varient. Mais jusqu’à un certain point seulement. La reconnaissance d’un ordre naturel, même de façon implicite (comme elle peut l’être chez l’homme du peuple, s’il existe encore) est (ou du moins était) un des éléments centraux de l’héritage grec et romain, d’une tradition philosophique et politique dont les conservateurs d’aujourd’hui sont les dépositaires claudicants et maladroits.

Une telle reconnaissance ne résout pas tous les problèmes. Elle indique une direction à la raison et invite à une discipline du cœur (secrètement tenté par la révolte ou le fanatisme). Dans la philosophia perennis occidentale issue de la tradition grecque, l’objet est roi. La pensée se règle et se soumet à ses diktats. Tout son effort est de voir les choses comme elles sont. Pour les modernes, au contraire, le « sujet » importe seul, quand ce n’est pas le philosophe lui-même. La modernité se définit essentiellement par l’inflation du moi. Celle-ci prend diverses formes depuis le « cogito » cartésien. Athée ou déiste, anthropocentrique ou théocentrique, rationaliste ou volontariste, ce qui unit ces tendances contradictoires, ce n’est ni Dieu (nié ou affirmé), ni la raison (hypostasiée ou rabaissée), ni le culte de la science, de la démocratie ou des droits de l’homme, c’est précisément la négation de l’ordre naturel. Le fondement philosophique et théologico-politique de la modernité est une liberté qui tend à être purement indéterminée et à définir elle-même ses fins sans s’appuyer sur le réel, méprisé ou discrédité.