samedi 7 septembre 2019

Correctivisme — La criminalisation des pensées non conformes

Les opinions non alignées sur la vulgate progressiste dominante se voient clouées au pilori, dénonce Laurent Fidès dans un livre publié récemment. Dans le cadre de la sortie en poche de son ouvrage Face au discours intimidant à L’Artilleur, il a accordé un entretien à Anne-Laure Debaeker.

Lorsqu’on nous impose de penser d’une certaine façon, c’est la pensée qui est supprimée, car on ne pense que librement, explique Laurent Fidès en préambule de son ouvrage dédié au formatage des esprits qui sévit de nos jours. Normalien, agrégé de philosophie et enseignant, il explore les rouages qui ont permis la mise en place d’une police de la pensée, condamnant tout point de vue qui va à l’encontre de la doxa prônant un monde décloisonné, sans frontières et sans peuples. Un ouvrage instructif qui met en lumière l’absence de débat contradictoire dont souffre notre société contemporaine.


— Le 9 juillet dernier, la loi Avia, « 'contre la haine » sur Internet, a été adoptée à une écrasante majorité en première lecture à l’Assemblée nationale [française]. Que cela vous inspire-t-il ?

Laurent Fidès — Les réseaux sociaux sont devenus des déversoirs d’insanités, il faut pouvoir lutter contre le harcèlement. L’objectif de cette loi est toutefois plus ambigu si j’en juge par le rapport de la commission, qui débute par une longue analyse sur la montée du racisme et propose de s’attaquer aussi à l’islamophobie.

On devine quel usage sera fait de cette loi, notamment si les contenus dits « haineux » sont détectés par mots-clés. Au fil des lois, on voit se restreindre le domaine de la liberté d’expression. Je suis d’accord pour qu’on lutte contre la diffamation, mais certainement pas pour qu’on s’en prenne à des idées générales sur lesquelles la discussion doit être possible.

Je pense que cette loi, comme d’autres, sera détournée de son objectif supposé pour censurer toute critique du métissage culturel. Par ailleurs, l’idée selon laquelle on pourrait utiliser le droit pour combattre la haine ou quelque autre mauvais penchant humain est une idée puérile et dangereuse, qui ignore totalement la signification du droit. Pour en revenir aux réseaux sociaux, on pourrait aussi bien remarquer que la sauvagerie qui s’y manifeste reflète l’ensauvagement de notre société et la perte des valeurs de notre civilisation. Dans une société de gens éduqués, cultivés, rompus à la conversation et à l’échange des idées, les choses se passent autrement. Le problème est que cette culture formatrice pour l’esprit n’est plus transmise par l’école, qui n’est plus qu’une machine à formater.

— Cela risque-t-il d’alimenter le discours intimidant » que vous dénoncez depuis plusieurs années ?

— Le discours intimidant est une phraséologie visant à criminaliser toute pensée non conforme au système des idées dominantes, dans le but d’échapper à une argumentation construite et rationnelle. Si je devais résumer le système des idées dominantes, je distinguerais un mouvement de long terme en faveur de l’extension des libertés individuelles au détriment des liens organiques, qui mène à l’égalitarisme, et un mouvement plus récent de destruction de toutes les identités, hostile aux limites, aux frontières, aux genres, et favorable au métissage, au brassage, à « l’ouverture ».

Ce qui me gêne dans le discours des intellectuels qui se disent progressistes, ce n’est bien sûr pas l’idée de progrès, c’est l’oubli des réalités anthropologiques : on oublie que l’homme est un animal sociable qui a besoin d’un territoire, d’un ancrage, qui a un certain rapport au temps et à l’espace, on oublie que l’homme est un être culturel, et que la culture est un fait collectif, on oublie le temps long de la civilisation et les phénomènes d’appartenance, d’héritage, de filiation. En fait, ces idéologues parlent d’un homme qui n’existe pas ; ou alors qui existe à l’état individuel, mais de l’individuel on ne peut pas conclure au social par simple transposition. J’avais publié cet ouvrage en 2015. Le diagnostic est toujours valable. Ce qui a changé, c’est que ce discours intimide de moins en moins. Les gens comprennent que ceux qui veulent les intimider sont les bénéficiaires de ce système pour lequel ils prêchent. La promesse d’une société multiculturaliste dans laquelle il ferait bon vivre n’a pas été tenue, et les bénéfices de la mondialisation n’ont profité qu’aux couches les plus aisées de la population. Par ailleurs, de plus en plus d’essayistes, de chroniqueurs, d’intellectuels s’affrontent maintenant au « camp du bien », donnant ainsi l’exemple d’un combat loyal, argument contre argument.

Dans cette résistance à la désintégration identitaire, je remarque la prépondérance des femmes et des jeunes.

— Quel est l’exemple qui vous a le plus interpellé au cours de ces six derniers mois ?

— C’est l’instrumentalisation cynique de la loi, dont se rend coupable l’institution judiciaire. Un exemple parmi d’autres : Marine Le Pen renvoyée devant le tribunal correctionnel pour avoir diffusé des images de Dae'ch sur Twitter. Elle qui voulait dénoncer la barbarie du groupe islamique se trouve accusée d’en faire l’apologie. Pour aller jusqu’au bout du ridicule, elle est convoquée à une expertise psychiatrique dans le cadre de l’information judiciaire.

On se demande si ce ne sont pas ces magistrats qui devraient se soumettre à l’examen psychiatrique.

Bref, la politisation de la fonction judiciaire s’affiche désormais au grand jour, de façon provocante, comme pour montrer de quel côté est la force.

La criminalisation des idées passe aujourd’hui par tous les appareils idéologiques d’État : l’école, la justice, les médias. On sait que ces appareils, en particulier la presse, ont joué un rôle non négligeable dans l’élection du président Macron.

— Vous évoquez la fausse incontestabilité en bioéthique, notamment au sujet de l’avortement...

— Les lois bioéthiques sont toujours intéressantes, parce qu’elles reflètent un état de la société. L’avortement est un sujet tabou.

Certains considèrent que c’est un droit fondamental qu’il faudrait sanctuariser. Il y a bien un droit fondamental, incontestable, qui est le droit de la femme à disposer de son corps, mais celui-ci concerne essentiellement la conception. Quand la femme est enceinte, la relation à son corps se complique d’une relation à autrui, autrui étant ce petit être qui est dans son corps, mais qui n’y est pas comme une partie corporelle.

Le droit, qui devrait être fait pour protéger les êtres les plus vulnérables, ceux qui ne peuvent se défendre eux-mêmes, sert ici à justifier leur élimination, et leur état de dépendance devient un critère pour les écarter du genre humain. On a affaire à un renversement des normes.

Et tout cela dans une société soi-disant animée par des valeurs humanistes, qui se soucie d’abolir la peine de mort. Étonnante contradiction. Mais ce n’est pas si surprenant, car le droit à l’avortement n’a rien à voir avec l’éthique, c’est un choix de société qui correspond au mode de vie contemporain de la classe moyenne éduquée, urbaine, dans lequel la femme travaille, exerce des responsabilités, aspire à faire carrière, etc. On peut concevoir que la société ne soit pas prête à faire un autre choix mais, de là à se cacher derrière un « droit fondamental », c’est vraiment donner dans la sophistique. Je pense que ce n’est pas sain. Les gens devraient être au clair sur des questions aussi essentielles.

— Selon vous, « la politique moderne est technocratique, non démocratique ». Comment l’expliquez-vous ?


— C’est une évolution que le philosophe Henri de Saint-Simon avait annoncée au début du XIXe siècle. Il avait compris qu’une société fondée sur le progrès des sciences et de l’industrie exigeait des compétences spécifiques pour la direction plus encore que pour l’exécution. Notre époque confirme cela avec le rôle des experts, des gestionnaires et même, aujourd’hui, de l’intelligence artificielle.

Cela ne veut pas dire que la démocratie est morte, mais il faut entièrement repenser le rôle des citoyens et l’articulation des instances de décision et de contrôle. Le monde contemporain est complexe et le citoyen ne peut pas être compétent dans tous les domaines, mais il y a des choix cruciaux qui ne relèvent d’aucune compétence technique. L’existence d’une technostructure est nécessaire ; le problème est qu’elle a tout absorbé. On comprend pourquoi les populistes sont acclamés dans un certain nombre de pays européens : c’est que les électeurs voient en eux une chance de restaurer la fonction politique, de se réapproprier leur destin. Les pays dans lesquels ce besoin se fait le plus sentir sont ceux où le sens de l’identité collective est resté puissant à travers les vicissitudes de la mondialisation. Je ne crois pas à la citoyenneté abstraite dont parle Habermas, qui participe d’un modèle constructiviste. Je pense que les hommes ne se construisent qu’à partir d’une certaine représentation de ce qu’ils sont, de ce qu’ils ont reçu de leurs prédécesseurs et de ce qu’ils veulent transmettre à leurs successeurs. Il n’y a là aucune volonté de rétrogradation ou d’isolement. Ni les Israéliens ni les Japonais, qui ont une forte idée de leur particularité culturelle, ne vivent dans le repli.


– « La prétention à l’universalité [...] repose sur une vision très artificielle de la “vérité” des idées universalistes. » Pourquoi ?

— L’universalisme : ce mot est devenu un totem pour la plupart de nos intellectuels, qui en général se gardent bien d’en donner une définition. On dit des vérités mathématiques qu’elles sont universelles parce que, dans quelque endroit du monde que vous habitiez, vous trouverez toujours que deux et deux font quatre. Quand on aborde le domaine des valeurs et des symboles, en revanche, il n’y a plus que des systèmes particuliers. Ce qui est universel, c’est la production symbolique en tant que telle.

Pourtant, on a voulu voir dans les droits de l’homme et dans les valeurs libérales de l’Occident un modèle « universalisable ». Mais en quel sens l’est-il ? Non dans le sens où il pourrait s’appliquer à tous les types de société, mais certainement au sens où il convient à une société qui valorise l’individu par rapport au groupe. On constate que les individus qui se sont émancipés des sociétés traditionnelles ritualistes n’aspirent quasiment jamais à un retour en arrière et ont tendance à considérer les normes des sociétés démocratiques libérales comme universelles et absolues. Mais ce jugement qu’ils prennent pour une vérité n’est qu’une interprétation, comme dirait Nietzsche.

Je ne tombe pas dans le relativisme en vous disant cela, puisque j’explique au contraire que l’évolution est à sens unique. Ce que je dis, c’est qu’il ne faut pas être dupe de ces effets de perspective et qu’il faut penser chaque système culturel dans sa configuration d’ensemble. Les intellectuels dits universalistes font le contraire : ils travaillent hors-sol, isolent les systèmes et les comparent, mais la comparaison ne peut plus s’opérer qu’en étant centrée sur leur point de vue, et ils se retrouvent comme ces inquisiteurs qui niaient le mouvement de la Terre, mais ne pouvaient s’empêcher de tourner avec elle.

— Quels liens entre les « gilets jaunes » et le discours intimidant ?

— Je distingue les vrais « gilets jaunes » des opportunistes d’extrême gauche qui ont rejoint le mouvement avec des revendications anarchistes. Les vrais « gilets jaunes » illustrent la fusion de la gauche du travail et de la droite des valeurs, qui se reflète à présent dans la sociologie électorale. Ils s’opposent aux oligarchies mondialisées, qui les exploitent, et à la gauche diversitaire, qui les trahit. Dans une interview à RFI en 2015, je faisais allusion à ce vivier de résistance qui vit dans nos provinces et « ne s’en laisse pas conter ». La suite m’a donné raison, semble-t-il.


Face au discours intimidant :
du formatage des esprits à l'ère du mondialisme

de Laurent Fidès
à L'Artilleur
à Paris
220 pages
ISBN 9782810008445
19,95 $ canadien / 12,00 €



Écoutez l'entrevue sur RFI avec Laurent Fidès (46 minutes)