Un Autochtone qui a violé et assassiné 2 femmes il y a 40 ans évoque son enfance misérable pour écoper d’une peine moins lourde.
Un homme qui a échappé à la surveillance de la police pendant près de 40 ans après avoir assassiné deux femmes de Toronto affirme qu’il ne se souvient pratiquement pas de ses crimes. Mais il soutient que le juge de première instance devrait lui accorder une certaine marge de manœuvre en matière de détermination de la peine pour tenir compte du traumatisme qu’il a subi pendant son enfance en tant que garçon autochtone contraint de fréquenter un pensionnat.
Joseph George Sutherland (ci-contre) affirme avoir presque tout oublié des meurtres de Susan Tice et Erin Gilmour, commis en 1983. « Mon esprit a tout effacé », a-t-il déclaré, selon un document déposé par la défense, connu sous le nom de rapport Gladue, qui pourrait être pris en compte dans la sentence qui sera prononcée le 22 mars.
M. Sutherland, 62 ans, n’a été identifié et arrêté pour ses crimes vieux de plusieurs décennies que lorsque la police a utilisé de nouvelles techniques d’enquête ADN pour relancer une enquête sur un meurtre qui était au point mort. En 2022, M. Sutherland est passé aux aveux lorsqu’il a finalement été confronté aux meurtres par effraction.
M. Sutherland est passible d’une peine obligatoire d’emprisonnement à perpétuité, mais une juge examine s’il devrait bénéficier d’une libération conditionnelle après 20 ans, comme l’a suggéré la Couronne, ou après 18 ans seulement. En début de semaine, il a imploré la clémence de la juge Maureen Forestell de la Cour supérieure de l’Ontario, alors qu’il s’excusait devant le tribunal auprès des parents des deux femmes qu’il a violées et poignardées. Les parents ont exhorté la juge à maintenir M. Sutherland en prison jusqu’à ce qu’il meure.
Les rapports Gladue sont fréquents dans les tribunaux canadiens. En 1999, la Cour suprême du Canada a statué sur une affaire de ce nom et a exigé des tribunaux inférieurs qu’ils considèrent les crimes dans le contexte du colonialisme et qu’ils utilisent des alternatives à l’incarcération pour tenter de réduire la surreprésentation des délinquants indigènes dans le système correctionnel.
L’arrêt de 1999 était assorti d’une mise en garde importante : dans les condamnations pour crimes odieux, les juges ne doivent pas accorder aux délinquants autochtones une plus grande marge de manœuvre qu’aux autres délinquants.
Quoi qu’il en soit, l’avocat de la défense de M. Sutherland a déposé un rapport Gladue qui plaide en faveur de la clémence en s’appuyant sur huit entretiens qu’il a eus en prison avec une assistante sociale des services juridiques autochtones de Toronto après sa réponse à l’accusation en octobre dernier.
M. Sutherland est né à Fort Albany (Ontario), une communauté crie isolée située sur la baie James et accessible uniquement par les airs, le 17 décembre 1961. À la mort de son père, il avait sept ans et a été envoyé au pensionnat des Sœurs de Sainte-Anne. « Les religieuses sont venues et ont convaincu ma mère qu’elles pouvaient m’élever mieux qu’elle », a-t-il déclaré à son interlocuteur.
Le rapport Gladue indique que l’expérience de M. Sutherland à l’école a brisé ses liens familiaux et communautaires. Il ne parlait que le cri lorsqu’il a commencé à fréquenter l’école, mais on lui a fait parler uniquement l’anglais, et un professeur d’éducation physique anonyme avait l’habitude d’appeler les jeunes élèves et de les étouffer.
« Nous nous retournions et il tenait sa main sur notre bouche et notre nez jusqu’à ce que nous perdions connaissance », a déclaré M. Sutherland à son interlocuteur. Le rapport indique que M. Sutherland se demande aujourd’hui si « le fait d’être régulièrement étouffé a affecté le développement de son cerveau ».
Il a dit à son interlocuteur qu’il avait été abusé sexuellement par un parent lorsqu’il est retourné dans sa communauté d’origine au cours de son premier été après avoir quitté l’hôpital Sainte-Anne. « Il n’en a jamais parlé à personne », précise le rapport.
M. Sutherland a quitté Sainte-Anne à l’âge de 10 ou 11 ans, a abandonné l’école en 8e année et a commencé à boire peu de temps après. Selon le rapport, l’alcoolisme sévère était un problème dans la famille.
M. Sutherland a cessé de boire dix ans plus tard. Mais avant cela, il a oscillé entre le nord et le sud de l’Ontario et, en 1983, il était au début de la vingtaine et vivait seul dans une garçonnière de Toronto.
En août, il s’est introduit dans la maison de Mme Tice, poignardant cette mère de quatre enfants, âgée de 45 ans, à 13 reprises, avant de la violer. En décembre, quelques jours après avoir fêté ses 22 ans, il s’est introduit dans la maison de Mme Gilmour, âgée de 22 ans, lui liant les mains et la tuant à l’aide d’une autre arme blanche.
Le rapport Gladue indique que M. Sutherland se souvient très peu de tout cela.
« Mon esprit l’a effacé parce que mon esprit s’est brisé », a-t-il déclaré à son interlocuteur, ajoutant qu’« on ne peut pas ressentir quelque chose si on ne s’en souvient pas ».
Racialisation de la justice
En août 2021, le gouvernement Trudeau avait pris deux décisions, depuis août dernier [2021], faisant en sorte que la justice devra encore plus qu’avant prendre en compte l’ethnicité des contrevenants pour déterminer la peine qui leur convient.
La première de ces décisions est un financement de 8,9 millions de dollars octroyés au British Columbia First Nations Justice Council. Cet argent servira à multiplier les centres de justice autochtone dans cette province. Ces centres ont pour mission d’éviter le plus possible l’incarcération des Autochtones, notamment en militant pour le recours accru à la justice réparatrice, en réclamant moins de conditions de libération pour eux (le non-respect de ces conditions est une source importante de réincarcération) et surtout, en aidant à la préparation de rapports Gladue.
La seconde (et la plus transformatrice) de ces décisions fédérales est survenue en août en pleine campagne électorale. Ottawa a versé 6,64 millions de dollars pour que soient étendues à la grandeur du Canada les EIOEC néo-écossaises, soit les Évaluations de l’incidence de l’origine ethnique et culturelle.
Rapports Gladue ? EIOEC ?
Gladue est le nom d’un arrêt rendu la Cour suprême en 1999 concernant une Crie du nom de Jamie Tanis Gladue. Alors qu’elle était ivre, elle a poignardé à mort son mari en apprenant qu’il la trompait avec sa sœur. Elle a écopé de trois ans de prison, mais a été libérée après six mois. Ce jugement phare a déterminé les critères d’application d’un article du Code criminel inséré cinq ans plus tôt et stipulant que les juges doivent envisager des « sanctions substitutives » avant de recourir à l’emprisonnement des Autochtones. Le principe de Gladue était né. Les rapports Gladue sont des exposés sur le vécu de l’accusé présentés au tribunal avant le prononcé de la peine.
C’est en vertu de ce principe qu’une jeune femme ayant tué son père infidèle avait vu en 2018 sa peine réduite à deux ans de prison. La Cour d’appel du Québec a tranché que Stacey Sikounik Denis-Damée avait vécu dans un « environnement familial pitoyable » et que les séquelles des pensionnats autochtones sur la descendance « constituent des facteurs historiques et systémiques qui amoindrissent son degré de culpabilité morale ».
Les EIOEC, elles, appliquent la même logique, mais aux inculpés noirs ou « racisés ». Elles ont fait leur apparition en 2014 en Nouvelle-Écosse. Comme les rapports Gladue, il s’agit d’exposés sur le vécu des personnes « racisées » visant à minimiser leurs crimes.
En août 2021, une décision influencée par une EIOEC fait grand bruit à Halifax. Rakeem Rayshon Anderson, un Noir dans la vingtaine ayant été intercepté au volant de sa voiture avec un revolver chargé à la taille, écope d’une assignation à résidence plutôt que des deux à trois ans de prison réclamés par la Couronne. Dans son EIOEC, on avait fait valoir qu’il ne se sentait pas en sécurité parce que son meilleur ami avait été assassiné. Le rapport EIOEC prétendait également que le port d’une arme est une « norme culturelle acceptée » dans le secteur d’Halifax où il a grandi. « Plusieurs hommes noirs s’arment non pas parce qu’ils planifient s’en prendre à quelqu’un, mais plutôt parce qu’ils sentent le besoin de se protéger. » Il était aussi question de l’esclavage qui a sévi en Nouvelle-Écosse (lequel a disparu il y a environ 200 ans).
C’est de cette décision que s’est inspiré Ottawa pour financer la généralisation pancanadienne des EIOEC. Mais cette voie a-t-elle porté ses fruits et mérite-t-elle d’être étendue ?
Les Autochtones ne forment que 4,7 % de la population canadienne, mais 32 % de la population carcérale fédérale (et même 48 % du côté des femmes). Les Noirs ne sont que 3 % au Canada, mais 9,5 % dans les pénitenciers. La pyramide des âges explique sans doute en partie cet état de fait. La criminalité est affaire de jeunesse. Or, les Autochtones et les Noirs sont significativement plus jeunes que la moyenne canadienne, avec des âges médians respectifs de 29 et 30 ans contre 41. Mais d’aucuns invoquent surtout le racisme systémique.
Malgré 22 ans d’application, le principe de Gladue n’a pas permis de freiner la hausse des détentions d’Autochtones. Ce principe dérange aussi les victimes. Dans son rapport final, l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées a demandé aux gouvernements « d’évaluer de façon exhaustive les répercussions des principes de l’arrêt Gladue […] sur l’équité en matière de sanctions en lien avec la violence à l’égard des femmes autochtones ». En effet, la violence étant souvent intracommunautaire, les victimes des criminels autochtones sont souvent autochtones elles aussi. Comment alors exaucer le désir de l’Enquête que l’identité autochtone d’une victime soit considérée comme un facteur aggravant si d’autre part, l’identité autochtone du contrevenant est considérée comme un facteur atténuant ?
Dans le guide de rédaction des rapports Gladue qu’elle a concocté, la British Columbia First Nations Justice Council explique qu’il faut se demander si l’inculpé autochtone a été affecté par des abus de substances dans sa famille, par la pauvreté, par le chômage chronique, par le racisme ou encore par une désintégration de sa famille ou de sa communauté. Combien de prisonniers blancs issus des bas-fonds de Montréal ou de Québec ont également vécu ces mêmes abus, sévices et désintégration. Leur vécu misérable est-il moins lourd du fait qu’il est moins répandu dans leur communauté raciale d’appartenance ?
Sources : Globe and Mail, Toronto Sun et Le Droit.