samedi 1 décembre 2007

L'école malade du pédagogisme et de l'ethnocentrisme du présent

Entretien intéressant dans le Devoir avec Alain Finkielkraut qui y fustige le pédagogisme et l'imposture de l'ethnocentrisme du présent que pratique notre société. Extraits :
Le Devoir — « Le monde dans lequel les enfants sont introduits est un monde ancien » : c'est là une des idées centrales d'Arendt que vous reprenez souvent. Mais l'école d'aujourd'hui semble refuser cette idée. On a peur de présenter aux élèves des « choses anciennes ».

Alain Finkielkraut — Oui, et c'est tout à fait extraordinaire : on renonce à l'idée de dépayser les élèves, de les désaccoutumer d'eux-mêmes. Or qu'est-ce que la transmission ? C'est l'élargissement du présent : en lisant Platon et Corneille, nous devenons les contemporains de Platon et de Corneille. Aujourd'hui, on part du principe que les hommes vivent dans le présent et les enfants également. Puisqu'il n'y a pas d'autre contemporanéité que celle de notre temps, l'actualité prime et les élèves sont censés ne désirer que l'actualité elle-même. Dans ce contexte, on oublie les classiques. Sinon, on les « dépoussière ». Cette obsession du dépoussiérage est très révélatrice.

L.D. — C'est étrange : notre époque ne cesse de prôner l'ouverture à l'autre mais elle ne supporte pas l'altérité du passé. D'où nous vient cette fermeture ?

A.F. — C'est une sorte de « chauvinisme du présent ». Le sentiment prévaut aujourd'hui selon lequel aucune autre époque que celle à laquelle nous vivons n'a combattu les diverses formes d'intolérance ou de refus de l'autre. À écouter ce qu'on dit d'elle, notre époque serait la seule à combattre simultanément la misogynie, l'homophobie, le racisme, l'antisémitisme, etc. Selon cette perspective, il n'y a plus aucune raison d'aller chercher des leçons dans le passé, considéré comme une « grande noirceur ». Et c'est ainsi d'ailleurs que l'allergie de plus en plus visible au dépaysement se présente comme le privilège d'une époque ouverte à toutes les modalités de l'altérité.

L.D. — C'est un paradoxe!

A.F. — C'est même une imposture, c'est la grande imposture de notre temps. C'est un temps rétréci, c'est une époque qui croit avoir démystifié, récusé ou réfuté toutes les formes d'ethnocentrisme mais qui développe comme nulle autre avant elle l'ethnocentrisme du présent.

L.D. — Dans La crise de l'éducation, Hannah Arendt écrit : « C'est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l'éducation doit être conservatrice ; elle doit protéger cette nouveauté et l'introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux qui, si révolutionnaire que puissent être ses actes, est, du pont de vue de la génération suivante, suranné et proche de la ruine. » Comment comprenez-vous cette phrase paradoxale aujourd'hui ?

A.F. — Je crois que rien n'illustre mieux cette phrase extraordinaire d'Hannah Arendt que la situation de la langue. Pour acquérir un style qui vous soit propre, par exemple, il faut bien connaître la langue. Et la langue, elle, ne vous appartient pas. Donc la mission première de l'école, c'est la transmission de la langue. Une langue est certes maternelle, donc on ne l'apprend pas qu'à l'école. Mais les nuances et les subtilités sont contenues dans la littérature que, précisément, l'école a pour mission de transmettre.

Or, aujourd'hui, ce n'est plus le cas. Il y a un nombre considérable d'élèves en situation d'illettrisme jusque dans l'enseignement secondaire. On parle donc d'échecs lourds: un quart des élèves arrivent à la fin du primaire sans maîtriser l'orthographe, voire la lecture et l'écriture, mais en fait le diagnostic doit être radicalisé : ceux qui évitent l'échec lourd sont en situation de réussite légère. On voit aujourd'hui les Français divorcer d'avec leur propre langue. Celle-ci est de moins en moins bien parlée et connue. Et moins elle est parlée, moins les locuteurs ont la possibilité de faire valoir leurs possibilités de commencer quelque chose de neuf.
Le 27 octobre 2007 sur France culture, Alain Finkielkraut recevait, lors de l'émission Répliques, Cécile Réveret, professeur de lettres classiques dans un collège de la région parisienne et le père Jean-Marie Petitclerc, polytechnicien et éducateur, chargé de mission au cabinet du ministre du logement et de la ville. On trouvera ci-dessous un pointeur vers l'émission.



Extraits de l'émission de Canal+ à laquelle Alain Finkielkraut fait référence :