dimanche 23 décembre 2018

L'informatique peut améliorer l'enseignement dans certains pays pauvres

Tusome — « Lisons », en souahéli — est un énorme programme financé par l’USAID, l’Agence gouvernementale des États-Unis pour le développement international, à hauteur de 74 millions de dollars sur cinq ans.

Il a été adopté par le gouvernement kényan et est utilisé par 3,4 millions d’enfants dans 23 000 écoles primaires et 1 500 écoles privées. Un de ses éléments est un programme scolaire basé sur la méthode phonétique (largement utilisé dans les écoles des pays développés). Vingt-trois millions de livres ont été distribués, ainsi que des plans de cours détaillés pour faciliter la vie des enseignants.

Les coûts liés à ce programme sont bas — environ 4 dollars par enfant et par an — et les résultats sont impressionnants. Au cours de la première année d’exploitation de Tusome, la proportion d’élèves de 2e année capables de lire 30 mots à la minute est passée d’environ un tiers à deux tiers. Notons, toutefois, que selon les normes des pays riches, ces niveaux sont médiocres : les jeunes écoliers américains doivent savoir lire 60 mots à la minute au début de la 2e année et 90 mots par minute à la fin. Même en tenant compte de la difficulté d’utiliser une deuxième langue (une langue européenne comme le français, le portugais ou l’anglais en Afrique), l’écart entre les pays riches et les pays pauvres, dès le début de leur scolarité, est ahurissant.

L’objectif n° 2 du millénaire pour le développement de l’ONU visait à ce que tous les enfants, garçons et filles, partout dans le monde, puissent bénéficier d’ici 2015 d’un cycle complet d’études primaires. Grâce à ces objectifs, presque tous les enfants du monde ont droit à une éducation primaire complète.

Mais dans beaucoup de ces écoles, les enfants n’apprennent presque rien. Des recherches effectuées par la Banque mondiale dans sept pays d’Afrique subsaharienne, par exemple, ont montré la faiblesse des acquis scolaires dans la région : trois quarts des élèves de deuxième année évalués sur leurs compétences en calcul dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne étaient incapables de compter au-delà de 80 et 40 % ne parvenaient pas à effectuer une addition simple à un chiffre. En lecture, entre 50 et 80 % des élèves de deuxième année ne pouvaient pas répondre à une seule question tirée d’un court passage lu et un grand nombre étaient incapables de lire le moindre mot. La moitié des élèves de 4e année ne peuvent pas lire un mot simple ; près des trois quarts ne peuvent pas lire tous les mots dans une phrase simple ; 12 % ne peuvent pas reconnaître les chiffres ; 24 % ne peuvent pas ajouter des chiffres uniques ; et 70 % ne peuvent pas soustraire les doubles chiffres. Ce problème ne se limite pas qu’à l’Afrique. Une étude récente réalisée en Inde montre que 38 % des enfants de 3e année dans les écoles publiques ne peuvent pas lire des mots simples et que 27 % seulement peuvent effectuer une soustraction à deux chiffres.

Le gros problème, ce sont les enseignants : souvent trop peu nombreux, trop ignorants ou tout simplement absents.

Des visites inopinées de la Banque mondiale dans des classes de sept pays d’Afrique subsaharienne ont révélé que dans près de la moitié d’entre eux, l’enseignant était absent.

Beaucoup d’enseignants qui se présentent sont étonnamment sous-qualifiés. Au Bihar, dans le nord de l’Inde, par exemple, seuls 11 % des enseignants des écoles publiques pourraient résoudre un problème de division à trois chiffres par un chiffre et indiquer les étapes à suivre pour le résoudre.

Payer davantage les enseignants n’est pas de nature à améliorer la situation. Comme le montrent les recherches de Justin Sandefur du Center for Global Development, les enseignants des pays pauvres ont tendance à être remarquablement bien payés, selon les normes locales (voir graphique ci-dessus).

Et des preuves provenant de pays aussi divers que l’Indonésie et le Pakistan suggèrent que les niveaux de rémunération des enseignants ont peu d’impact sur l’apprentissage.

Idéalement, les gouvernements devraient investir dans une formation appropriée des enseignants, leur donner de l’avancer ou les licencier en fonction de leurs performances. Mais la première de ces ambitions requiert une volonté politique absente dans de nombreux pays en développement et une planification qui dépasse le court terme qui constitue l’horizon de nombreux gouvernements élus. Le second est souvent irréaliste du point de vue politique : les syndicats d’enseignants peuvent être extrêmement puissants pour diverses raisons, notamment le fait que les bureaux de vote se trouvent souvent dans des écoles et sont gérés par des enseignants. C’est, notamment, ce qui explique la faiblesse de l’enseignement en Afrique du Sud depuis l’apartheid malgré des dépenses très importantes dans ce domaine : les syndicats d’enseignants y ont réussi à embaucher de très nombreux enseignants sous-qualifiés à la fin de l’Apartheid et se sont toujours opposés à leur licenciement. [Voir Afrique du Sud — Les enseignants en colère, Nouveau scandale dans le système éducatif d’Afrique du Sud, pour Nadine Gordimer l’éducation est « un désastre » et Curiosité du jour : augmenter de 25 % les notes de tous les finissants sud-africains ?]

L’informatique ne remplace pas des enseignants qualifiés et motivés, mais, utilisée à bon escient, elle peut atténuer les problèmes. Cette précision est importante. En 2006, Nicholas Negroponte, fondateur du MIT Media Lab, a lancé l’initiative Un ordinateur portable par enfant (OLPC) visant à mettre les ordinateurs entre les mains des enfants pauvres du monde. Il avait alors déclaré : « Nous allons prendre ces tablettes et littéralement les larguer par hélicoptères. » Elles ne furent pas larguées ; mais même lorsque les ordinateurs portables bon marché ont été livrés (par la route) aux écoles des pays pauvres, ils n’ont pas améliorer pas les niveaux d’apprentissage. En Uruguay, par exemple, 1 million de ces tablettes a été distribué, mais ces ordinateurs n’ont eu aucune incidence sur les résultats aux examens scolaires.

Le cas d’OLPC illustre ce que Michael Trucano, spécialiste en technologies de l’information à la Banque mondiale, considère comme une loi fondamentale des interventions technologiques : « Si vous larguez du matériel informatique dans les écoles et vous vouez attendez à de la magie, il n’en sera rien. » Mais il pense également que « les solutions qui réussissent sont ceux qui échouent, tirent les leçons de l’échec et apportent des améliorations sur la base de ce qui a été appris. »

Des études récentes suggèrent que certains endroits ont enfin réussi — et que l’informatique est la plus utile dans les pays pauvres. Une étude des initiatives informatiques en éducation dans le monde entier réalisée par George Bulman et Robert Fairlie de l’Université de Californie à Santa Cruz, publiée par le National Bureau of Economic Research de l’Amérique, un groupe de réflexion, a révélé que les preuves d’effets positifs semblent être les plus fortes dans les pays en développement ». Ils ont suggéré que cela pourrait être dû au fait que « ces programmes informatiques remplacent une instruction médiocre dans ces pays ».

L’informatique peut aider à résoudre nombre des problèmes auxquels sont confrontés les systèmes éducatifs des pays en développement. Prenez l’absentéisme des enseignants. Les données enregistrées par le tutoriel Tusome sur sa tablette, combinées aux données GPS, indiquent au directeur régional de l’éducation si l’enseignant et le formateur étaient sur place. Certaines régions ignorent ces données ; certains l’utilisent pour demander des comptes aux enseignants. (Les enseignants n'ont pas été licenciés — leur syndicat est trop puissant — mais certains formateurs l’ont été.)

La technologie peut également aider les enseignants à gérer un large éventail de capacités dans une classe. En Inde, par exemple, plus de la moitié des élèves de 5e année ne savent pas lire au niveau 2. Les enfants qui n’apprennent jamais à lire correctement sont condamnés économiquement. Mindspark, un logiciel interactif mis au point en Inde, a permis de faire une grande différence parmi les enfants choisis au hasard dans les écoles publiques de Delhi. Il adapte le niveau de difficulté des leçons au niveau initial des écoliers. Les enfants les plus faibles en ont bénéficié le plus. Si un logiciel peut aider à empêcher les enfants de décrocher, c’est un gain énorme.

La technologie peut également alléger le fardeau d’enseignants surchargés. Un logiciel interactif produit par Onebillion, un groupe britannique à but non lucratif, a été testé au Malawi, où la classe moyenne du primaire compte 76 élèves. Andrew Ashe, cofondateur de Onebillion, a déclaré avoir assisté à une classe de 250 élèves... Pour le lancement du logiciel, les enfants ont quitté leur classe surpeuplée et placés en groupes de 25 et dotés de tablettes contenant un logiciel de calcul ; Des groupes de taille similaire ont reçu des tablettes sans le logiciel de mathématiques, afin de contrôler la possibilité que les enfants puissent tirer profit de toute instruction donnée dans des groupes plus petits. Ceux avec le logiciel de mathématiques ont fait des gains significatifs.

Voir aussi

L’école au service de l’apprentissage en Afrique (PDF, 70 pages)

Bobards et intox — Journaliste primé du « Spiegel » licencié

L’affaire Relotius va ébranler pour longtemps la réputation du Spiegel, l’hebdomadaire de référence, très politiquement correct. Son journaliste-vedette, Claas Relotius, 33 ans, a rendu hier les prix dont il avait été distingué, dont quatre prix du reportage allemand de l’année et celui de journaliste de l’année en 2014 pour CNN (« Fake News Network » selon Trump).

Au début du mois encore, il était récompensé pour son reportage « Jeux d’enfants », « pour sa légèreté sans pareil, sa densité et la pertinence qui ne laisse jamais de doute sur les sources de cet article ». Paru en juin dernier, l’article détaillait les conversations WhatsApp avec un enfant de la révolution syrienne, dont le graffiti anti-Assad aurait provoqué le début des émeutes il y a sept ans dans la ville de Deraa. Avec une poignante dramaturgie, l’auteur décrivait le garçon devenu combattant qui se filmait devant le pan de mur en ruine. Une histoire inventée de fond en comble, « bidonnée », comme on dit en jargon journalistique.

Plusieurs passages (ici et en allemand) d’un entretien que Claas Relotius dit avoir eu avec la dernière survivante de la Rose Blanche, ce mouvement chrétien de résistance au nazisme, semblent également falsifiés et dans un sens politique bien déterminé. Dans cet entretien, Relotius fait parler Traute Lafrenz de 99 ans au sujet des manifestations anti-immigration à Chemnitz en août : « Les Allemands, qui ont tendu le bras droit dans la rue, font le salut à Hitler, comme auparavant. » Elle n’a jamais prononcé ces mots, dit Traute Lafrenz interrogé par la suite. Elle n’avait jamais vu de telles photos des défilés à Chemnitz dans les journaux américains.

Embauché il y a un an et demi par l’hebdomadaire basé à Hambourg, Relotius avait rédigé 60 articles pour le Spiegel, dont 14 au moins ont été falsifiés. Auparavant journaliste indépendant, ses articles pour Die Welt, Die Tageszeitung et le Neue Zürcher Zeitung (Suisse) font également l’objet de vérifications.

Soupçons de détournement de dons

L’influent hebdomadaire allemand Der Spiegel a déclaré ce dimanche 23 décembre 2018 porter plainte contre un de ses anciens journalistes, Claas Relotius, le soupçonnant d’avoir détourné des dons en faveur d’orphelins syriens. Ces derniers avaient été mis à l’honneur dans l’un de ses articles, dont la crédibilité est elle-même en cause.

Claas Relotius — journaliste vedette du titre, déchu pour falsification — aurait lancé une collecte d’argent auprès de ses lecteurs pour aider ces victimes dont le sort était évoqué dans l’un de ses articles. Mais il aurait fourni aux donateurs ses coordonnées bancaires personnelles. « Der Spiegel donnera toutes les informations qu’il a réunies au parquet, dans le cadre d’une plainte », a annoncé le magazine sur son site internet.

Le journaliste de 33 ans avait admis avoir imaginé des histoires et inventé de toutes pièces des personnages dans une douzaine d’articles. Le scandale a été révélé mercredi par le magazine allemand, après que Claas Relotius a démissionné le 16 décembre. Des lecteurs inquiets ont alors signalé ces derniers jours à la rédaction l’appel aux dons de Claas Relotius en faveur d’orphelins syriens vivant dans les rues en Turquie, protagonistes d’un de ses articles publié en juillet 2016.

Contrition

C’est la vigilance d’un collègue qui a entraîné la chute de la supervedette allemande du journalisme. Ensemble, ils ont travaillé sur un reportage intitulé « Chasseurs de frontière » sur une milice citoyenne d’Américains. Un article écrit à quatre mains avec Juan Moreno, chargé du reportage côté mexicain. Dans une vidéo publiée sur le site Internet du Spiegel, Moreno explique comment les doutes lui sont venus « quand les miliciens racontaient au journaliste des choses incroyables, comment ils avaient intercepté et emprisonné des Mexicains avec la complicité de la police locale, mais qu’ils refusaient de se faire prendre en photo. Quelque chose ne collait pas ».

À force d’entêtement, car la hiérarchie et les confrères du journaliste refusaient de croire les accusations portées contre ce collègue sympathique et modeste, Moreno obtient le droit de vérifier sur place. Dans l’Arizona, il tombe sur un protagoniste cité dans l’article qui se souvient : « Ah oui, le journaliste du Spiegel ! Il nous a envoyé un courriel, mais il n’est jamais venu… » En mélangeant réel et inventions, de fausses citations avec de vrais personnages, Claas Relotius a confondu journalisme et littérature.

Il a ainsi dupé les lecteurs et le comité de vérification du Spiegel, composé de 60 personnes chargées de contrôler les informations et leurs sources. Peut-être parce que les articles de Relotius allaient dans le sens des préjugés politiquement corrects de gauche de ses collègues du comité de relecture ?

Tout en contrition, Der Spiegel a admis que la « Dok », comme elle est appelée en interne, « ne vérifie pas les notes de frais et si les kilomètres de la voiture de location correspondent au voyage que décrit l’auteur ». Désormais accusé par les populistes d’être le porte-étendard de la presse mensongère, le « Miroir » veut restaurer sa crédibilité, à la hauteur d’une histoire très riche en primeurs bien réelles. « Claas Relotius avait le sentiment d’être à la hauteur de nos attentes seulement quand il écrivait d’excellentes histoires », écrit le rédacteur en chef, Dirk Kurbjuweit.

Réactions

La DJU, le syndicat des journalistes allemands, a qualifié cette affaire de « plus grand scandale de fraude dans le journalisme que de journaux hitlériens », publiée en 1983 par le magazine allemand Stern et qui s’est révélée être un faux.

« Qui est assez naïf pour croire qu’il s’agit d’un cas isolé ? » a tweeté mercredi la section AfD de Heidelberg (sud-ouest de l’Allemagne), tandis que le groupuscule ProChemnitz postait sur Facebook : « Le Spiegel, c’est donc bien de la presse mensongère », reprenant le terme de « Lügenpresse » cher aux manifestants de droite allemands.

Précédents

L’affaire rappelle l’histoire de Jayson Blair, journaliste du New York Times épinglé en 2003 pour avoir notamment inventé l’interview de la famille d’un soldat tué en Irak.

Les révélations de Spiegel font écho à des cas de fraude journalistique commis par des reporters ailleurs, notamment Christopher Newton de l’Associated Press et Janet Cooke, dont l’article en 1980 sur un enfant accro à l’héroïne a remporté un prix Pulitzer du Washington Post c’était exposé comme faux.

En 2002 Matthew Engel du Guardian (journal « progressiste » britannique, très souvent cité par les radioteurs de Radio-Canada) s’était aventuré « au plus profond de l’Alabama pour découvrir ce que l’Américain moyen pense vraiment des Européens ». S’en suivaient bobards confirmant les préjugés les plus sombres que des progressistes pouvaient couver. Le tout fut démonté par James Lileks.

Aujourd’hui, la chaîne d’info américaine CNN est également touchée par le scandale Relotius, elle qui avait couronné l’Allemand « journaliste de l’année » en 2014. 



Mark Steyn sur Fox News : la réalité n’a pas empêché ces journalistes (Relotius et Matthew Engel) d’écrire les histoires que leurs éditeurs ou lecteurs voulaient lire sur l’Amérique profonde. La mentalité grégaire des journalistes est bien pire qu’il y a 30 ou 40 ans.





L’affabulation de Relotius sur l’Amérique blanche qui prie pour Trump


La démystification d’une habitante de la petite ville décrite dans l’article affabulé par Relotius.

En février 2017, mon mari et moi devions assister à un concert et sirotions un verre de vin dans le hall du théâtre local avant le début du spectacle. Des amis sont alors venus nous voir avec enthousiasme en nous demandant : Avez-vous rencontré l’Allemand ?

Je ne l’avais pas encore rencontré, mais mes instincts étaient en éveil quand j’ai appris qu’il travaillait pour Der Spiegel, un hebdo basé à Hambourg, et qu’il faisait un reportage sur l’état de l’Amérique rurale au lendemain de l’élection de Trump.

Je ne suis pas la seule défendeur de l’Amérique rural qui se me méfie du regard anthropologique sur l’Amérique rurale post-élections de 2016 et j’ai du mal à savoir comment répondre à cet intérêt soudain que les médias ont désormais pour nous alors qu’ils nous ignoraient totalement par le passé.

Tout à coup, l’Américain de la campagne est le centre de toutes les attentions, mais uniquement parce que le commentariat veut prétendre avoir percé le mystère de l’âme rurale contemporaine.

Ces journaleux ne semblent pouvoir arriver qu’à une de ces deux conclusions :

  • nous sommes des arriérés, vivant dans le passé, bêtes comme nos pieds, ou
  • nous ressemblons à des animaux stupides, mais attachants, qui ont juste besoin d’un peu d’attention pour éviter que nous dévorions le reste du monde.

Dans cet esprit, j’ai d’abord été rassurée d’apprendre que Claas Relotius, ce journaliste allemand, avait rencontré des gens qui pouvaient brosser un tableau fidèle de la situation complexe de Fergus Falls, des individus aptes à débattre de façon sensée sur des questions locales et nationales.

Même si je me doutais que Relotius allait se concentrer sur des profils plutôt conservateurs, j’avais encore un peu confiance dans le journalisme. Il faut dire qu’il avait reçu plusieurs prix internationaux de journalisme de reportage et qu’il allait passer plusieurs semaines dans notre communauté.

J’imaginais qu’il apporterait quelques nuances sur la façon dont nous réussissons tous à coexister dans l’Amérique de Trump, sans brûler la maison de notre voisin, dès lors qu’ils ne partage pas nos convictions. J’étais cependant méfiante… comment allait-il décrire notre ville ?

Ce qui est arrivé dépasse de loin ce que je n’aurais jamais pu imaginer. Son reportage intitulé « Là où les gens prient pour Trump le dimanche » est une véritable insulte au journalisme.

Tels que décrits dans le reportage de Relotius, Fergus Falls et ses habitants — que je côtoie pourtant tous les jours — sont parfaitement méconnaissables. Tout y est noirci, caricaturé, absolument faux. Cette représentation de l’endroit que j’aime m’a laissé une sensation de grand malaise, une véritable boule au fond de l’estomac.

C’était un sentiment inédit. Savoir que des étrangers, à la lecture de cet article, vont ressentir du dégoût pour la ville que j’aime et vont partager l’article sur Facebook et Twitter en le commentant d’un « Voilà ces gens qui ne pensent que l’électricité n’existe pas » me révolte.

Et dire que Relotius a reçu des éloges pour avoir eu le courage de vivre parmi nous pendant plusieurs semaines… En 7 300 mots, les seules vérités que j’ai trouvées sont le décompte de la population, la température annuelle moyenne de notre ville, ainsi que quelques autres informations de base, tels que les noms d’entreprises et de personnalités publiques, bref, ce qu’un enfant aurait pu faire à l’aide d’une recherche sur Google. Le reste est une affabulation décomplexée. Cela commence par les citations de chiffres bâclés comme le 70,4 % de soutien électoral dans toute la ville pour Trump, alors que ce chiffre était en réalité de 62,6 %.

Tout ceci soulève la question de savoir pourquoi Der Spiegel a même investi dans le voyage de trois semaines de Relotius aux États-Unis ? Ils devraient lui demander de rembourser ces frais. Et quel genre de défaillance institutionnelle a conduit l’équipe de vérification de faits, prétendument de classe mondiale, du Spiegel, à échouer aussi lamentablement.

Les mensonges sont tellement légion que mon ami Jake et moi-même avons dû sélectionner les onze mensonges les plus absurdes afin d’écrire cet article. Nous y avons passé plus d’un an (l’article de Relotius date du printemps 2017), mais avons dû le laisser de côté de temps à autre pour s’occuper de nos vies avant d’y revenir cet automne.

1. Le dragon endormi

« Après 3 heures de route, le bus quitte l’autoroute pour une rue étroite et en pente, qui traverse une forêt sombre qui pourrait tout à fait être peuplée de dragons. À l’entrée, juste avant la gare, une pancarte constituée du drapeau américain vous accueille de cette phrase : Bienvenue à Fergus Falls, ici vivent de sacrées bonnes personnes ».

Fergus Falls est située dans les Prairies (la Plaine centrale des États-Unis et du Canada) — ce qui signifie que notre paysage est principalement constitué de hautes herbes et de lacs. Il y a certes quelques arbres, mais il n’existe pas de forêts autour de notre ville, ou sur l’itinéraire du bus que Relotius aurait emprunté depuis Minneapolis. Et malheureusement, notre signe de bienvenue est des plus banal…


2. L’administrateur ville, le vierge fou de la gâchette

« Andrew Bremseth aimerait se marier bientôt, mais il n’a jamais été avec une femme. De plus, il n’a jamais vu l’océan. »

Relotius a choisi de mettre en vedette l’administrateur de la ville de Fergus Falls, Andrew Bremseth, en tant que personnage principal de son article. Après l’avoir rencontré, seules 3 affirmations sont avérées :
  • il a bien 27 ans, 
  • il a grandi à Fergus Falls et 
  • est diplômé de l’université du Dakota du Sud
Tout le reste de l’article est faux :
  • le fait qu’il porte un Beretta 9mm sur lui lors de son travail (il ne possède pas d’arme),
  • son dédain pour une potentielle présidente des É.-U.,
  • le fait qu’il soit un admirateur absolu de Trump,
  • son goût pour les philosophes français du XVIIe siècle (qu’il n’a jamais lu),
  • et même sa passion pour l’équipe des « New England Patriots » est une fiction complète. « Ce portrait est le plus éloigné de ce que je représente ».
Enfin, au sujet de sa virginité et du fait qu’il n’aurait jamais vu la mer… Le voici avec sa compagne au bord de l’océan.

3. Une ville obsédée par le film « Tireur d’élite américain »

« Il y a un cinéma en dehors de la ville, casé entre deux restaurants-minute. Ce vendredi, deux films sont projetés. La salle de “La La Land”, cette une comédie musicale qui présente une romance entre des artistes de Los Angeles est pratiquement vide. L’autre salle passe “Tireur d’élite américain” (American Sniper à Paris), un film de guerre de Clint Eastwood est en revanche pleine à craquer. Bien que le film ait déjà deux ans et que près de 40 millions d’Américains l’ont vu, mais il continue de tourner à Fergus Falls. »

Cette anecdote qui corroborait le fait que notre ville est obsédée par les armes était la plus facile à vérifier et un des mensonges les plus étonnants qu’il ait imaginés. Le film Tireur d’élite américain n’a été présenté à Fergus Falls qu’à sa sortie, en 2015, comme en témoigne ce SMS du gérant du Westridge Theatre.

Diffusé en salles à Fergus Falls du 16 janvier au 19 février 2015

4. Neil Becker, l’employé de la centrale thermique au charbon…

« Neil Becker, 57 ans, marié, me parle d’une voix grave. Son visage est inexpressif. Lui n’est pas agriculteur, il travaille dans la centrale à charbon voisine, ses mains sont toujours noires. »

« Doug Becker » qui est en fait Neil Becker (photo extraite de l’article du Spiegel)

» homme que décrit Relotius et dont il illustre l’article du Spiegel d’une photo, nous le connaissons tous… C’est le seul et unique Doug Becker, qui travaille pour UPS et a dirigé le centre de musculation de Fergus Falls pendant des années. C’est probablement le seul endroit du Minnesota où vous pouvez écouter une collection de vinyles rétro tout en soulevant des poids… Rien à voir donc avec la description…

5. Le cas d’Israël et de Maria

« Maria Rodriguez, qui gère un restaurant mexicain, est arrivée aux États-Unis il y a plusieurs années. Elle aussi a vu en Trump un sauveur ».

« Israël » qui est en réalité Pablo Rodriguez (Photo extraite de l’article du Spiegel)

Relotius a beaucoup utilisé le cadre du restaurant « Don Pablo » pour son article. Relotius conte l’histoire de Maria, une restauratrice devenue soutien de Trump, dont le traitement pour une maladie rénale devient de plus en plus onéreux sans Obamacare, et celle d’Israël, son fils de 15 ans, qui subit les préjugés de la part de ses camarades de classe de Fergus Falls du fait de ses origines. »

Là encore, un mensonge total.

Nous avons longuement conversé avec Pablo Rodriguez, le fils de Maria, que Relotius a surnommé Israël. « Rien de tout cela est vrai », en fait, il n’avait jamais parlé à Relotius. Sa seule interaction avec le journaliste a été de poser pour une photo à l’extérieur du restaurant, photo publiée dans l’article.

Dans le récit de Relotius, « Israël » était un élève du secondaire âgé de 15 ans, alors qu’en réalité, Pablo était en deuxième année d’université. Au Don Pablo, Israël est un serveur d’une vingtaine d’années qui a probablement servi un repas à Relotius et a donné son nom à ce personnage de fiction, point final…

Maria Rodriguez, comme le décrit l’histoire, existe dans la vie réelle, mais c’est là que se termine la vérité. Elle n’est pas propriétaire du restaurant (elle y est serveuse, sa belle-sœur Teresa en est la propriétaire). Elle n’a jamais souffert de maladie rénale et, plus révélateur encore, elle ne s’est même jamais assise pour une interview avec Relotius. Rodriguez a déclaré : « Il voulait juste prendre une photo de moi. Nous n’avons jamais discuté ».

6. La vue depuis le Café Viking

« Vous pouvez voir la centrale électrique depuis fenêtre du resto-cantine, six hautes tours grises, d’où s’élèvent des nuages de vapeur ».

Le Viking Cafe (60 ans d’existence) est l’établissement le plus prisé du centre-ville de Fergus Falls. L’une des raisons pour lesquelles nous l’aimons tellement, c’est que l’atmosphère y est chaleureuse et marginale/souterraine. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a littéralement AUCUNE FENÊTRE à l’intérieur de ce restaurant. La seule vue est celle de petites fenêtres à l’entrée : qui donne sur des magasins de l’autre côté de la rue. La centrale dont parle Relotius se trouve à 3 km environ au nord-est de la ville, ne peut être aperçue, étant masquée par quartier situé sur une grande colline. Elle ne dispose que d’une seule cheminée. Relotius fait preuve d’un certain sens du dramatique afin de donner une vision cinématographique glauque de l’Amérique de Trump. Tout est faux ici.



7. Les mensonges de la bibliothèque


« À la bibliothèque, une ancienne école maternelle, les retraités se rencontrent pour tricoter. L’administrateur de la ville, Andrew Bremseth, dirige à l’hôtel de ville un séminaire intitulé “iPad pour les débutants”, auquel participent quatre personnes. Il organise également une fois par mois un jeu-questionnaire sur les séries télé. Sa série préférée ? “Le Trône de Fer” (Games of Thrones à Paris).

Jake avec qui j’écris l’article, est marié à la bibliothécaire qui s’occupe des livres jeunesse est le mieux placé pour réagir : “Non, dit-il, le bâtiment a été construit en 1986 et n’a servi que de bibliothèque.”

Il n’y a jamais eu de cours d’iPad pour les débutants à la mairie, ces cours sont animés à la bibliothèque et enseignés par l’un des bibliothécaires. Et quant à la soirée de jeu-questionnaire “Trône de Fer” ? Comme pour tout ce qui concerne notre administrateur municipal, c’est un mensonge complet. Bremseth s,en amuse : “Je n’ai pas la télévision câblée… je n’ai jamais vu Trône de Fer et je ne sais même pas de quoi il s’agit”. Quand la réalité dépasse la fiction…

8. Sécurité à l’école secondaire

“Quiconque entre à l’école subit un contrôle de sécurité, passe par trois portes en verre blindé et est inspecté par un scanneur d’armes”.

Bien que nous n’ayons pas testé la solidité des portes donnant sur notre école secondaire, nous sommes tout à fait sûrs que le terme “blindé” est quelque peu exagéré… La vocation de ces vitres est d’isoler l’école du froid hivernal davantage que des armes automatiques. Cela ne veut pas dire que nos terrains ne soient pas sécurisés — toutes les portes sont verrouillées pendant la journée scolaire et les visiteurs doivent passer par le bureau de l’école pour recevoir un laissez-passer avant d’entrer. Bien que cette image d’une école renforcée soit sans aucun doute vraie ailleurs aux États-Unis, ce n’est tout simplement pas le cas à Fergus Falls.

9. Une soirée Super Bowl secrète à la brasserie ?

“La taverne est remplie d’hommes, qui tiennent debout en tenant une sorte de rampe qui surplombe le bar. La télévision passe le Super Bowl. Andrew Bremseth est là, assis sur un tabouret, devant lui une bière brune, il l’aime bien la boire un peu tiède en hiver”.

Le Super Bowl a eu lieu le dimanche 5 février 2017. L’Union Pizza n’était pas ouvert le dimanche à cette heure-là. Par conséquent, Bremseth et Relotius n’auraient certainement pas pu regarder le Super Bowl là-bas et parler de politique. Pour confirmer cela, nous avons brièvement parlé à notre maire, le propriétaire d’Union Pizza, afin de nous assurer qu’il n’aurait pas une sorte fête privée lors du Super Bowl dans son pub. “Le restaurant était-il ouvert pour le Super Bowl et l’aviez-vous ouvert uniquement aux amis et à la famille ?” Sa réponse aux deux questions : “Non”.

Bremseth confirme : “Je n’ai pas regardé le Super Bowl à l’Union Pizza et je ne l’aurais certainement pas regardé avec ce gars. Et j’aime les bières blondes glacées… ».

10. La formidable ‘soirée western’… à laquelle personne n’a été invité.

‘Ce soir-là, Bremseth a déclaré que les habitants de Fergus Falls adoraient les grandes fêtes extravagantes. C’était l’été dernier, dit-il, ils célébraient une soirée western, ici, dans ce bar. Ils ont versé du sable et de la paille au sol, ont fait griller des carcasses entières de bœuf mariné, le tout animé par orchestre country. Toutes les femmes, y compris Maria Rodriguez, dansaient avec des vêtements à l’ancienne, tous les hommes, dont Neil Becker et ses amis habituels, portaient un chapeau ou des bottes de cow-boy’.

Ce passage nous a beaucoup fait rire et nous donnerait presque des idées pour un prochain événement. Cela permettrait à tous les personnages décrits par Relotius dans son article de se retrouver… Ce qui est bien dans une petite ville, c’est qu’aucun de nous ne l’aurait manqué, surtout si notre administrateur, la non-propriétaire de notre restaurant mexicain, et le non-ouvrier de centrale thermique au charbon, étaient au courant et y assistaient.

Encore une fois, nous avons confirmé avec le maire Schierer, juste au cas où nous étions trop occupés, ou tout simplement non invités. ‘Eh, non, il n’y pas eu de fête western dans notre ville…’

11. Le voyage des collégiens à New York

‘Le bus arrive à New York à minuit, les tours de Manhattan s’allument. Les étudiants s’installent dans une auberge de jeunesse à la périphérie de la ville. Le lendemain matin, ils prennent le métro jusqu’à Times Square. Aucun d’entre eux n’est entré illégalement aux É.-U. et leurs parents ne sont jamais allés à New York. Le premier jour, ils se dirigent dans les rues, la tête levée. Ils crachent du haut du Rockefeller Center et montent à bord d’un bateau pour traverser la rivière Hudson. Ils ne vont pas à Liberty Island, la Statue de la Liberté, mais visitent la Trump Tower’.

Nous avons contacté plusieurs sources à ce sujet, et personne ne se souvient d’un voyage de collégiens à New York. Nous avons interrogé deux élèves, un directeur adjoint et un enseignant qui gère les activités annexes de l’école. Il n’y a pas eu de voyage scolaire à New York en 2017. Nous avons cherché dans les archives de notre journal local pour trouver une mention d’un voyage organisé par l’une de nos 29 églises ou d’un de nos clubs. Nous avons demandé à ‘Israël’ et nous avons même contacté notre réseau de contacts sur Facebook pour voir si quelqu’un se rappelait un tel voyage… Personne ne s’en souvenait. Comme beaucoup d’autres passages décrits par Relotius, ceci est une parfaite affabulation.

Alors, qu’est-ce que Relotius a manqué ?

Étant une ardente défenseur des problèmes ruraux et de Fergus Falls, j’ai essayé de rencontrer Relotius en le saluant d’un ‘hi !’ lors d’une réunion publique, mais il m’a lancé un bref coup d’œil et m’a ensuite ignoré parce qu’il était très préoccupé par un drapeau américain de notre mairie qu’il voulait prendre en photo. Ou peut-être a-t-il simplement prétendu ne pas m’entendre parce que je ne cadrais pas avec son récit.

Non seulement a-t-il simplement inventé des scènes dramatiques et des histoires sur Fergus Falls, mais Relotius a passé trois semaines ici et a réussi à passer à côté de la véritable communauté et de ses nombreuses perspectives complexes, ce qui aurait pu offrir une analyse utile de la transition économique, politique et identitaire dans l’Amérique rurale.

Sources : Le Figaro, National Post, Libération, Yahoo!, medium.com, Der Spiegel


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Les Marchands de nouvelles

La question de l'immigration, devenue centrale en Belgique, a fait tomber le gouvernement

Marche contre le pacte de Marrakech le 16 décembre 2018
Le sénateur belge Alain Destexhe (Mouvement réformateur, même parti que le Premier ministre démissionnaire, Charles Michel) analyse les tensions autour de l’immigration en Belgique. Le modèle multiculturaliste a échoué, argumente-t-il.

– Pourquoi y a-t-il une crise autour de la question de l’immigration en Belgique ?

Alain DESTEXHE. —Le plus grand parti politique du Royaume, la NV-A (Nouvelle Alliance flamande, un parti « nationaliste » de centre droit), a refusé que le Gouvernement belge signe le « Pacte migratoire » de l’ONU. Dès lors, le Premier ministre, Charles Michel, n’avait plus de majorité au Parlement. Il a tenté de gouverner avec une minorité, mais après quelques jours, il a été contraint de présenter sa démission.

Que reprochait la NV-A au Pacte de Marrakech ?

D’abord, elle avait de sérieux doutes quant au caractère « non contraignant » du Pacte, étant donné que les signataires « s’engageaient à honorer les engagements contenus dans le Pacte ». Ensuite, elle craignait le fait que le Pacte fasse partie de la « droit souple », de la coutume internationale et donc que des ONG, des juges belges, ou la CEDH puissent l’invoquer. Enfin, et surtout, elle rejetait une partie du texte : la non-distinction claire entre migration légale et illégale, l’obligation de tenir compte de la culture des migrants par exemple dans les soins de santé (ce qui pourrait signifier l’obligation de femmes médecins pour soigner les femmes), la protection absolue des enfants et donc l’interdiction de placer en centre fermé une famille pour la rapatrier, même en dernier recours, etc.

Pourquoi la question de l’immigration a-t-elle une telle importance en Belgique ?

Par rapport à sa population, la Belgique a reçu beaucoup plus d’immigrés que ses voisins, y compris la France. Dans les années 2000, le solde migratoire a été quatre fois plus important en Belgique qu’en France ou en Allemagne ! Les problèmes qui en résultent (absence d’intégration, communautarisme, développement de l’islamisme) ont été niés ou minimisés.

Il y a aussi un clivage entre Flamands et Wallons. Au nord du pays, la NV-A et le Vlaams Belang (l’« Intérêt flamand  », parti proche des thèses de Marine Le Pen) se sont emparés depuis longtemps de ces questions migratoires. Au sud du pays, la presse et les partis politiques se sont montrés plus réticents. De plus, le nord du pays vote majoritairement à droite (l’extrême droite et la droite nationaliste comptent pour près de 40 % du corps électoral alors que le sud vote à gauche. Le PTB [Parti des travailleurs de Belgique], un mouvement d’extrême gauche qui se réfère encore au marxisme et au communisme, y effectue une percée spectaculaire. Cette différence est clairement une menace pour l’unité du pays. Le président de la N-VA, Bart de Wever, qui est aussi un intellectuel, a développé la thèse de deux démocraties en Belgique qui ne seraient plus en phase, ce qui justifierait de passer du fédéralisme au confédéralisme. Le débat actuel autour de l’immigration ne peut que renforcer ses convictions.

Le problème est-il plus aigu encore en Belgique qu’en France ?


Dans les années 2000, une politique d’ouverture a été pratiquée en Belgique : facilitation du regroupement familial [qui constitue désormais 50 % de l’immigration], opérations de régularisation des clandestins, tolérance vis-à-vis de l’islamisme, naturalisations en masse… En une vingtaine d’années, presque un million de personnes ont été naturalisées sur une population de dix millions. Beaucoup ne sont pas intégrées. Imaginez que cinq ou six millions de personnes accèdent à la nationalité française sans que leur soit demandée une intégration économique ou culturelle à la société française : cela provoquerait un tollé. Pourtant, c’est, proportionnellement, ce qui s’est passé en Belgique.

À quel point Bruxelles est-elle aujourd’hui une ville multiculturelle ?

Bruxelles compte déjà probablement 30 % de musulmans. En quelques années à peine, les Belges d’origine sont devenus minoritaires à Bruxelles. En soi, ce ne serait pas un problème si l’intégration [en Belgique, on ne parle plus d’assimilation depuis longtemps] avait eu lieu, mais la plupart des indicateurs montrent que ce n’est pas le cas. Prenons des. À chaque élection en Turquie, Erdogan et son parti l’AKP réalisent un score d’environ 10 % supérieur parmi les Belgo-Turcs qu’en Turquie. La plupart, issus de la seconde ou troisième génération d’immigrants, sont pourtant nés en Belgique. La dérive autoritaire et islamiste d’Erdogan ne suscite aucune protestation chez les nombreux élus turcs de Belgique parmi lesquels des députés et un maire, ancien ministre. Chez les musulmans, l’homophobie et l’antisémitisme restent très répandus. Les différentes communautés vivent de plus en plus repliées sur elles-mêmes.

Un nouveau modèle de multiculturalisme bruxellois, très problématique de mon point de vue pour le socle de valeurs communes.

Le Parlement régional bruxellois, où les Belges d’origine étrangère sont en passe de devenir majoritaires, vote des résolutions sur la Palestine ou les Rohingyas de Birmanie, mais ne s’intéresse pas à la situation des droits de l’Homme en Turquie. Dans les écoles primaires publiques bruxelloises, plus de 50 % des enfants suivent le cours de religion musulmane. On assiste à l’émergence d’un nouveau modèle de multiculturalisme bruxellois, très problématique de mon point de vue pour le socle de valeurs communes, mais le discours officiel célèbre cette diversité et le « vivre ensemble ». Le sursaut provoqué par les attentats terroristes est bien loin. Le terrorisme est combattu, mais l’islamisme qui est le plus souvent non violent progresse dans une indifférence quasi générale. Il n’y a pas non plus d’études comme celles de l’Institut Montaigne en France qui tenteraient de mesurer le degré d’intégration. Le monde politique et médiatique préfère ne pas voir les problèmes.

Cette situation est-elle inquiétante ?

Ce modèle diversitaire devrait être étudié objectivement, car avec la poussée migratoire que connaissent la plupart des grandes villes d’Europe de l’Ouest, il pourrait s’imposer progressivement, un peu partout, à travers des élections démocratiques. Comme on le sait, la démocratie c’est le pouvoir du nombre, le pouvoir du peuple, qui ne va pas forcément dans le sens des valeurs libérales ou des notions de laïcité ou de neutralité de l’État [notions parfois peu acceptées par certains immigrés].

La démographie est, ici, une question centrale. Bruxelles est devenue la seconde ville la plus cosmopolite du monde après Dubaï, sans en avoir la richesse. Autrefois, la ville la plus riche du royaume, elle est en voie de paupérisation suite aux vagues migratoires. À Bruxelles, 90 % des allocataires sociaux sont d’origine étrangère. Cela devrait faire réfléchir ceux qui prônent des frontières ouvertes tout en dénonçant la montée des inégalités.

Comment cette évolution est-elle perçue par les autres régions de la Belgique ?

Ce qui se passe à Bruxelles sert de repoussoir à une partie de la Flandre. Sans sombrer dans l’extrême droite, la NV-A a pris conscience des dangers de la société multiculturelle et du besoin d’identité, un thème central dans son discours. Elle a d’ailleurs réussi à attirer quelques jeunes femmes éminentes de la société civile d’origine étrangère, mais qui refusent cette évolution vers le multiculturalisme.

Source

« La Belgique finira arabe »

Jeune Afrique, le 9 décembre 2018, par Fawzia Zouari

L’islamisation des esprits a gagné le Nord et le Sud. Des immigrés traînent une mentalité de « daéchistes » sans le savoir.

J’étais de passage à Bruxelles. Je n’aime pas beaucoup Bruxelles. C’est une « capitale pour rire », disait Baudelaire. Elle est faite de tunnels et de voies de sortie sombres, de ponts moches, de trottoirs défoncés, les belles bâtisses y sont noyées sous des immeubles à l’architecture foireuse et la gare du Midi est une horreur. Cependant, j’adore les Belges ! Je trouve que c’est le peuple le plus doux et le plus innocent de la terre. Et c’est sans doute pour cette raison que je me suis fâchée avec le chauffeur de taxi qui m’emmenait au lieu de conférence où je devais me rendre. Le chauffeur en question est tunisien, comme moi. La trentaine, il est installé depuis dix ans à Bruxelles. Dès qu’il a su d’où je venais, il a fait l’arabe, a abandonné la langue de Molière pour ne parler que la langue du Coran, avec les expressions, les jurons, les wallah et les inch Allah à tout bout de phrase. J’avais l’impression de me retrouver au cœur de la médina de Tunis. Je l’ai branché sur Bruxelles. Il a dit :

« J’y suis très bien, al hamdoullah ! J’ai un travail, une femme et des enfants. En plus, il y a plein de Maghrébins, m’a-t-il répondu.

– Tant que ça ?

– Ah ! oui, ma sœur, nous allons devenir majoritaires ! J’ai quatre enfants, mon voisin marocain en a six. Si Dieu le veut, la Belgique finira arabe et musulmane.

– Et ça te plairait ?

– Ben oui. Nous sommes appelés à peupler la terre entière. »

J’ai regardé le jeune homme. Il n’avait ni barbe ni trace sur le front attestant de sa pratique de la prière. Et j’ai compris le mal. Insidieusement, l’islamisation des esprits a gagné le Nord comme le Sud. De jeunes immigrés trimbalent une mentalité de « daéshistes » sans le savoir.

« Pourquoi as-tu quitté la Tunisie ? l’ai-je interrogé.

– Pour être tranquille. Travailler avec des gens sérieux, pas corrompus, et des administrations qui marchent. »

Jugeant inutile de le raisonner, je me suis contentée de le taquiner à la façon de l’humoriste algérien Fellag : « Tu imagines le jour où la Belgique sera gérée par des Arabes ? Tu crois que tu vas continuer à jouir de ces privilèges ? » Il a calé. J’ai ajouté : « Et puis, ils iront où, les Belges ? » Soudain, il m’a semblé triste et désorienté. J’ai détendu l’atmosphère en lui racontant l’histoire de l’un de mes oncles qui avait décidé de ne plus aller à la mosquée après un prêche du vendredi lors duquel l’imam avait affirmé que le bon croyant était destiné d’office à retrouver au paradis ses cousins, ses voisins et toute la smala : « Si c’est pour tomber sur ces mêmes idiots qui me pourrissent la vie ici-bas, merci ! » Nous avons ri.

Théorie du remplacement

Après la conférence, il y a eu un cocktail et une rencontre avec le public. Là, un gars du même âge que mon chauffeur de taxi s’est avancé vers moi, un verre de champagne à la main. C’était un Tunisien… Ils sont tous en Belgique ou quoi ? Et il va falloir que je demande pour quelles raisons mes compatriotes ont quitté aussi nombreux la Tunisie alors qu’il y a eu la révolution et que Ben Ali est parti. Je pose la question à mon interlocuteur en train de savourer ses bulles : « Il n’y a pas que la politique, madame. “Là-bas”, c’est la corruption à plein régime et “ces gens-là” ne fichent rien de la journée. De toute façon, moi, si je suis venu ici, ce n’est pas pour fréquenter mes coreligionnaires, c’est pour vivre parmi les Belges. Les Arabes, je ne veux plus les voir, même pas en photo ! » Voilà qui est clair.

Je suis rentrée à l’hôtel en repensant à la fameuse théorie du remplacement tenue par l’un et au rejet des siens exprimé par l’autre. Et j’ai dû m’avouer que je ne comprenais pas ce qui passe dans la tête de ces jeunes immigrés, moi qui fais partie de la vieille immigration.

Source : Jeune Afrique


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France — plus le revenu d’une famille est élevé, moins les femmes ont d’enfants (m-à-j)

La baisse de la natalité suit en général la courbe des revenus : plus le revenu d’une famille est élevé, moins les femmes ont d’enfants. Ainsi, dans les foyers aisés, la maternité est plus tardive, vers 31 ans, alors que dans les milieux modestes, les femmes ont des enfants vers 28-29 ans.


« La fécondité diminue légèrement en France depuis 2015 » quand on y intègre Mayotte depuis 2014

La démographe Michèle Tribalat souligne que les chiffres de la démographie de la France paraissent plus stables parce qu'on y intègre depuis 2014 ceux de Mayotte (responsable de 1% des naissances en France).

Les femmes immigrées ont un taux de fécondité plus stable

Le taux de fécondité des femmes immigrées, en moyenne plus élevé que celui des femmes non-immigrées, reste stable depuis 2012 avec 2,73 enfants par femme.

Selon l’Insee, le décalage entre les deux taux s’explique en partie par l’effet de l’immigration, qui reporte les naissances après l’arrivée en France. Par ailleurs, le taux de fécondité des femmes immigrées dépend aussi de leur âge d’arrivée dans le pays d’accueil. Ainsi, les femmes ayant immigré en France avant l’âge de 15 ans auraient un taux de fécondité comparable à celui des femmes nées en France.

L’Insee nuance la contribution des femmes immigrées à la fécondité en France. Rapportée au taux de fécondité global en France en 2016, la contribution des femmes immigrées reste limitée à 0,12 enfant par femme. Toutefois, cet indicateurs à tendance à minorer la part de la fécondité des immigrés.

Pour la démographe Michèle Tribalat :

La relative stabilité de la fécondité des immigrées et la baisse de celle des natives se traduisent mécaniquement par une participation progressivement plus importante des immigrées à l’indicateur conjoncturel de fécondité.

Reste que le faible impact des femmes immigrées sur la fécondité suscite toujours beaucoup d’incrédulité. Ces femmes sont plus jeunes et ont plus d’enfants. C’est vrai, mais l’indicateur conjoncturel de fécondité a pour fonction de réduire les effets de la structure par âge, puisqu’il est une addition des taux de fécondité par âge.

Dans une publication précédente consacrée à l’apport démographique, en 2011, de l’immigration étrangère depuis 1960, j’avais estimé l’effet sur l’ICF en 2010 de cet apport démographique à 0,14 enfant (soit 7 %), alors que, sans cette immigration, c’est 27 % des naissances qui auraient manqué (//www.erudit.org/fr/revues/cqd/2015-v44-n2-cqd02448/1035952ar/).

Si, par construction, la contribution des immigrées à l’indicateur conjoncturel de fécondité est relativement faible, tel n’est pas le cas de leur contribution aux naissances sur lesquelles les effets d’âge et de surfécondité jouent à plein. On aimerait que l’Insee soit moins taiseux sur les subtilités de ses calculs et les effets de changements de champ géographique.




L'ostracisme et le gauchisme systémique de l'Université française

Noyé dans les « gilets jaunes », l’appel a fait peu de bruit : fin novembre, 80 intellectuels signaient dans Le Point une tribune pour s’inquiéter de l’offensive de la pensée « décoloniale » — ce courant des sciences sociales réhabilitant la notion de « race » — à l’université, et dénoncer une forme de « terrorisme intellectuel ». Comme pour mieux confirmer leurs alarmes, au même moment, la députée LFI Danièle Obono, réputée pour sa proximité avec la mouvance des Indigènes de la République, était nommée au conseil d’administration de l’UFR de science politique de Paris-I. Cet entrisme préoccupant dans les sciences sociales est l’écume d’un courant plus profond, plus ancien aussi. L’ostracisation par l’université de chercheurs qui abordent, sans déni, les sujets sensibles de l’islam et de l’immigration.

De gauche à droite : Michèle Tribalat, Christophe Guilluy et Stephen Smith

« On ne débat plus, on exécute », se désolait ainsi la démographe Michèle Tribalat sur son blogue le 25 octobre dernier. Elle réagissait à la tentative de mise au ban universitaire du géographe Christophe Guilluy et du professeur américain Stephen Smith, critiqués tous deux pour leurs travaux, l’un sur la « France périphérique » l’autre sur la « ruée vers l’Europe ». Recrutée à l’Ined en 1976 pour traiter des questions migratoires, la chercheuse est elle-même un cas d’école de la disqualification académique. En 1997, dans un article intitulé « Une surprenante réécriture de l’histoire », elle dénonçait les projections qu’elle jugeait erronées du démographe Hervé Le Bras sur l’immigration. Celui-ci lui répondait dans Le Démon des origines (1998), assimilant la tentative de compter les immigrés au protocole nazi de la conférence de Wannsee. S’ensuivait une polémique intense sur les statistiques ethniques qui allait coûter à Michèle Tribalat sa carrière. « Une constante des liquidations professionnelles en sciences sociales est le mélange d’attaques et de critiques qui, pour être percutantes, nécessitent de faire des raccourcis ou une lecture partielle, parfois des démonstrations frauduleuses », écrit la chercheuse. Faute d’arriver à contester ses données, on lui reproche de ne pas avoir fait de thèse. « Aujourd’hui, c’est un parcours obligatoire », déplore-t-elle, rappelant que Louis Henry, père de la démographie française, n’en avait pas non plus. « Les sciences sociales sont aujourd’hui au service des causes à la mode », confie l’auteur des Yeux grands fermés, qui a vu sa carrière stoppée net par le climat de censure.

Processus de délégitimation

Le démographe François Héran, qui était directeur de l’Ined quand Michèle Tribalat a connu sa disgrâce, s’est attaqué en septembre dernier au professeur d’études africaines Stephen Smith. Auteur d’un ouvrage remarqué, La Ruée vers l’Europe (Grasset), analysant les conséquences de l’explosion démographique africaine. Smith a été récompensé par plusieurs prix dont celui de l’Académie française. Son livre s’est vendu à plus de 15 000 exemplaires. Un succès qui dérange ? En septembre 2018, François Héran, titulaire de la chaire « Migrations et sociétés » du Collège de France, prend la plume dans la revue Population et Sociétés pour déconstruire la thèse d’une « ruée vers l’Europe ». Si la démarche se veut alors scientifique, s’appuyant sur la source de la « matrice bilatérale des diasporas », que Smith aurait négligée, le ton l’est beaucoup moins dans la tribune que le chercheur publie dans Libération [Note du carnet : quotidien militant hypersubventionné — 0,27 euro d’aides directes par exemplaire — militant de la gauche libertaire !] quelques jours plus tard pour vulgariser son propos. Il y écrit que les travaux de Smith sont « sans valeur scientifique », l’accuse de « nourrir le fantasme de l’envahissement du Nord par le Sud » et de « caresser l’opinion publique dans le sens de ses peurs ». La Vie des idées, le site rattaché au Collège de France, poursuit ce travail de sape en publiant un article de Julien Brachet, chargé de recherche à la Sorbonne, qui compare le livre de Smith au roman Le Camp des saints de l’écrivain Jean Raspail et le juge « proche du vocabulaire de l’extrême droite ». Le processus de délégitimation est enclenché. En février 2018, la journaliste responsable des migrations du Monde jugeait le livre de Stephen Smith « très documenté », « posé », « chiffré », ayant « vocation à dépassionner le débat ». Mais en septembre 2018, après l’intervention de François Héran, la même journaliste adopte sans recul la thèse inverse du démographe et juge qu’elle « invalide » celle de Stephen Smith qui donnerait, elle, du grain à moudre à la théorie du « grand remplacement ».

Le géographe Christophe Guilluy, renommé pour sa thèse sur la « France périphérique », a subi le même retournement de faveurs. Inconnu et minoritaire, il était interviewé dans le Libération de Serge July. « J’avais fait un papier à la veille de l’élection de Delanoë sur l’embourgeoisement à Paris. À l’époque ils trouvaient ça formidable », raconte-t-il. « Comme je travaillais sur les classes populaires, la question culturelle et identitaire est arrivée très vite, et là ça a coincé. » Lorsque ses thèses commencent à être citées par Nicolas Sarkozy, Manuel Valls, le FN, la machine à disqualification s’enclenche. « J’ai reçu un texto d’un collègue universitaire qui me disait “attention, le nazi (sic) [juif...] Finkielkraut vient de te citer” », se souvient l’auteur de Fractures françaises.

Aujourd’hui, alors que ses essais se vendent à des dizaines de milliers d’exemplaires, Guilluy n’a plus « la carte » auprès d’une certaine gauche. À l’occasion de la sortie de son dernier livre No Society (Flammarion), Libération consacrait une double page au géographe sous le titre « Peut-on débattre avec Christophe Guilluy ? », qualifié non sans perfidie de « géographe de formation ». Le quotidien publiait une tribune, signée par les membres de la revue Métropolitiques, dénonçant le « porte-voix d’une supposée France périphérique », qui sous des « oripeaux scientifiques », « contribue, avec d’autres, à alimenter des visions anxiogènes de la France ». « On me fait un procès en légitimité, mais j’ai une maîtrise de géographie, mention très bien. Alors oui, je n’ai pas fait de doctorat, mais c’est parce qu’il fallait que je bosse », se défend le concerné.

Exemple plus ancien : l’affaire Gouguenheim en 2008. L’historien médiéviste Sylvain Gouguenheim, agrégé d’histoire, enseignant à l’ENS de Lyon, publie aux très sérieuses éditions du Seuil un livre Aristote au Mont-Saint-Michel qui relativise le rôle du monde musulman dans la transmission de l’héritage grec à l’Europe, mettant en avant un canal de traduction chrétien. Encensé à sa sortie par le philosophe Roger Pol-Droit dans Le Monde, le livre est attaqué par pas moins de trois pétitions d’universitaires, dont l’une signée par 200 personnes affirmant que « l’ouvrage de Sylvain Gouguenheim contient un certain nombre de jugements de valeur à propos de l’islam ; il sert actuellement d’argumentaire à des groupes xénophobes et islamophobes qui s’expriment ouvertement sur Internet. » L’historien Patrick Boucheron accusa Sylvain Gouguenheim d’avoir joué du contexte pour faire vendre son livre : « Quand vous écrivez, après le 11 Septembre, que nous ne devons rien aux Arabes, eh bien, vous dites quelque chose qui fait du bien ».

« Un gauchisme systémique »

Tribalat, Gougenheim, Smith, Guilluy. Leur point commun ? Avoir touché à la thématique identitaire dans un sens n’allant pas vers celui d’un multiculturalisme heureux. Dans tous ces cas de figure, le schéma de disqualification est semblable : d’abord, il s’agit de montrer le manque de scientificité de l’auteur, puis de l’accuser de ne pas tenir compte de la complexité du sujet (cette même complexité étant tout à fait récusée lorsqu’il s’agit de dénoncer le capitalisme ou trouver une excuse sociale à la radicalisation), et enfin de lui reprocher de « faire le jeu », selon l’expression consacrée, de thèses extrêmes. Le point ultime étant le refus de débattre. On se souvient des appels au boycottage qu’avaient lancé Édouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie contre Marcel Gauchet et Nathalie Heinich. Plus récemment, c’était pendant l’été, le sociologue Pierre Rosanvallon refusait de se rendre dans l’émission « Répliques » d’Alain Finkielkraut. Une constante, en effet, dans ces affaires : s’en prendre à la personne même plutôt qu’à ses arguments. Refuser l’échange contradictoire au nom d’une « intégrité intellectuelle » qui ne se fonde plus sur la recherche inquiète et partagée de la vérité mais plutôt sur une hiérarchie morale au sommet de laquelle l’autorité universitaire dispense nihil obstat, mise à l’index, anathèmes.

Le Collège de France, à travers le trio phare composé du sociologue Pierre Rosanvallon, de François Héran et de Patrick Boucheron, auteur d’Histoire mondiale de la France, semble jouer un rôle important dans ce processus de délégitimation.

Agressivité, jalousie et personnalisation des  « sachants » de gauche

S’ajoutent, enfin, le mépris de la vulgarisation et la jalousie du succès qui parfois l’accompagne. « On creuse l’écart entre l’opinion publique et l’opinion publiée. Si votre livre se vend, c’est que vous êtes un vendu », résume Stephen Smith, qui remarque une « agressivité, une violence et une personnalisation du débat propre au monde académique français, qui seraient mal vues aux États-Unis ».

Aujourd’hui, « un gauchisme systémique » semble s’installer, déplore Laurent Bouvet, professeur de sciences politiques à l’université Saint-Quentin-en-Yvelines, qui a vu sa candidature à la tête du Cevipof rejetée et son avancement stoppé net depuis la publication en 2012 de son livre Le Sens du peuple. « Des institutions autrefois pluralistes élisent des gens à leur tête qui mènent une politique d’éradication du pluralisme. À l’université, le climat est clairement plus pesant dans les sciences humaines et sociales », affirme le théoricien de « l’insécurité culturelle ». « À l’Ined [Institut national d’études démographiques], le climat est pire qu’avant, abonde Michèle Tribalat. On ne s’intéresse plus vraiment à la démographie, on recrute des sociologues qui étudient le genre et les discriminations. »

Si le pluralisme semble s’être renouvelé dans les médias et dans les librairies, une partie de l’université paraît se refermer dans un cercle toujours plus étroit. Stephen Smith, pourtant, veut rester optimiste : « La qualité du débat reste encourageante. Il y a cinq ans on n’aurait même pas pu récompenser mon livre. »

Québec — lâche ou de mauvaise foi pour nier que le français recule

Chronique de Joseph Facal sur l'état du Québec français.

Il faudrait être lâche ou de mauvaise foi pour ne pas admettre que le Québec français recule sur tous les fronts.

Des anglophones unilingues sont nommés à des postes de juge, de vérificateur, de cadre à la Caisse de dépôt. L’affichage illégal est partout. Notre poids parlementaire chute à Ottawa.

Mais tout cela n’est que la pointe de l’iceberg. Les serveurs de restaurant sont maintenant insultés dans leur dignité quand le client exige d’être servi en français.

Chez ceux que cela préoccupe encore, le réflexe premier sera de blâmer nos dirigeants. Et il est vrai qu’il y a beaucoup de blâmes à distribuer.

Jean Charest est génétiquement indifférent à cette question. Christine St-Pierre est la ministre affectée au dossier linguistique la plus avachie et peureuse depuis le pathétique [anglicisme pour pitoyable, lamentable] Guy Rivard en 1985.


L’Office de la langue française devrait être rebaptisé Orifice de la langue française tellement il consent à subir les derniers outrages avec placidité. Et si vous comptiez sur Stephen Harper ou les poteaux québécois du NPD pour défendre le français, votre naïveté est une maladie incurable.

Cocus

Tout cela est aussi possible en raison de la complicité active ou passive de la population. Mais si nous sommes tous des cocus dans cette histoire, il y a quand même différentes façons de l’être.


Il y a d’abord le cocu innocent, qui ne se rend compte de rien, qui croit que sa femme est réellement partie se faire masser. La grande majorité de la population entre dans cette catégorie.

Il y a ensuite le cocu content, qui a totalement intégré le logiciel du multiculturalisme et de la mondialisation. Pour lui, l’anglicisation du Québec vient avec la modernité et l’ouverture. Elle permet d’accéder à un stade supérieur de sophistication et seuls des dinosaures pourraient penser autrement.

Il y a ensuite le cocu dépressif. Dans une récente chronique qui ne risque pas de figurer dans ses 1 000 meilleures, Patrick Lagacé, habituellement si perçant et que j’aime tant, incarnait cette attitude invertébrée. C’est celle du cocu qui va se soûler au bistrot en pleurnichant.

Il y a ensuite le cocu pervers, qui participe avec délectation à sa propre humiliation. C’est le gars qui aime regarder sa femme se faire baiser par un autre. Cyni­que et manipulateur, il justifie tous les reculs au nom de la bonne entente parce qu’il craint qu’une crise linguistique rani­me la flamme nationaliste.

Il y a enfin le cocu enragé, qui veut que ça cesse, qui se retient pour ne pas commettre l’irréparable, qui se bat pour retrou­ver sa dignité perdue. Combien en reste-t-il de ceux-là, au Québec ?

Responsabilité

Au cœur du recul actuel, il y a notre refus de voir et de nommer l’éléphant dans le salon. Cet éléphant est la dimension PO-LI-TI-QUE et collective de la question linguistique. Si un peuple dort au gaz, s’il vote contre ses propres intérêts, s’il rate tous ses grands rendez-vous avec l’Histoire, s’il pense que fuir ses responsabilités n’a jamais de conséquences, tous ceux qui se fichent de lui en prendront bonne note.

Et cela donnera ce qu’on voit en ce moment.

Adolescents et réseaux sociaux : naïveté, insouciance et méfiance

Si le numérique fait désormais partie du quotidien des jeunes et des moins jeunes, un important travail de pédagogie doit encore être mené auprès des enfants comme de leurs parents pour maîtriser au mieux leurs usages sur internet, notamment en matière de sécurité.

Une nouvelle recherche, financée par les National Institutes of Health, a révélé des changements cérébraux chez les enfants qui utilisent des écrans plus de sept heures par jour et des compétences cognitives plus faibles chez ceux utilisant des écrans plus de deux heures par jour.

Lorsque, dans le passé, des études ont établi un lien entre le temps passé devant un écran et les résultats négatifs, certains ont fait valoir qu’il ne s’agissait que de la dernière panique moralisatrice en matière de technologie. Mais de nouvelles recherches sur la relation entre l’utilisation d’un appareil portable et le sommeil apportent certaines réponses.

Les appareils portables d’aujourd’hui sont fondamentalement différents des téléviseurs et des vieux téléphones à cadran du salon.

Depuis que les chercheurs ont suivi les habitudes de télévision, l’adolescent américain moyen n’a jamais passé plus de deux heures et demie par jour à regarder la télévision.

Pourtant, à compter de 2016, l’adolescent moyen passe environ six heures par jour sur les plateformes numériques, soit plus de deux fois plus de temps.

Ce temps considérable passé à utiliser les médias numériques gruge le temps consacré auparavant à d’autres activités, telles que le sport, l’interaction avec des amis, la lecture, le chant ou les sorties. Et contrairement au téléphone, les applications multimédias numériques sont conçues pour vous accrocher.

Comme le disait Tristan Harris, ancien responsable de la Silicon Valley, à propos des applications de téléphones dits intelligents : « Dans les années 1970, votre téléphone n’avait pas un millier d’ingénieurs… mettant à jour la manière dont votre téléphone fonctionnait chaque jour pour devenir de plus en plus persuasif. »

Contrairement à la télévision ou aux téléphones fixes, les appareils portables peuvent être transportés partout : à l’école, où les enseignants disent qu’ils sont une distraction presque constante, et dans des situations sociales, où une conversation peut être instantanément interrompue pour répondre ou lire un téléphone qui bourdonne.
 
Les enfants du numérique : des naïfs numériques  ?
Dès 2001, au tournant du XXIe siècle, les plus jeunes générations ont reçu un nouveau surnom : « les natifs numériques » ou enfants du numérique. Ils ont grandi avec la Toile, les téléphones et ordinateurs, et sont ultra-connectés : ils naviguent d’un site à l’autre et s’approprient sans peine les derniers téléphones intelligents et tablettes.

Mais certaines études laissent entrevoir une véritable négligence chez les adolescents. « La familiarité des plus jeunes avec les nouvelles technologies leur donne parfois la fausse impression de tout maîtriser alors qu’ils n’ont qu’une utilisation superficielle et “ludique” de la Toile.

Savoir naviguer sur le dernier réseau social à la mode est une chose, savoir se protéger en ligne en est une autre », précise Jean-Philippe Bécane, responsable mercatique grand public de Google France. À l’âge des amitiés fusionnelles, par exemple, ils sont près de 30 % à avoir déjà communiqué leur mot de passe à un camarade.

« Leur imprudence peut avoir des conséquences néfastes sur leur réputation à l’avenir ; mais quand on est ado, on ne se projette pas à dix ou vingt ans », souligne Cyril Di Palma délégué général de Génération Numérique, association qui mène des campagnes de sensibilisation sur le sujet dans les établissements scolaires.

Paradoxes générationnels

Mais, comme tout n’est jamais tout noir ou tout blanc, il semble que les jeunes internautes affichent une forme d’ambivalence dans leurs comportements oscillant ainsi entre insouciance et méfiance. Si l’on s’intéresse à la tranche des 15-17 ans, ils sont par exemple plus nombreux que la moyenne des Français à craindre une interception de leurs données personnelles. Ils redoutent aussi particulièrement la capacité de nuisance de la toile, estimant pour moitié qu’il est « très difficile » de supprimer un contenu numérique qu’un autre a posté à son sujet. Preuve qu’ils tiennent à leur cyberréputation, près de trois quarts des 18-24 ans déclarent rechercher régulièrement sur Internet les informations liées à leur nom et prénom. Sans doute aussi parce que les attaques ad hominem s’avèrent plus fréquentes à leur âge…

Et les parents dans tout ça ? Eux aussi se montrent assez paradoxaux. Si une écrasante majorité d’entre eux considère Internet comme « dangereux », les deux autres tiers ne se soucient pas ou peu de la présence de leurs enfants sur le web5. Ils trouvent d’ailleurs difficile de contrôler l’activité numérique de leur progéniture. Il faut dire que leur expérience sur Internet diffère : si les parents sont particulièrement exposés aux faux courriels de « hameçonnage » visant à extorquer leur numéro de compte ou de carte bancaire, les adolescents sont bien davantage concernés par des histoires d’usurpations d’identité, pouvant aller de la simple moquerie à l’humiliation.

Facilement piégés

Face à ces enjeux, des associations se mobilisent en France, à l’image des Petits Débrouillards ou Génération Numérique, qui opèrent un travail de pédagogie pour aider les plus jeunes à mieux se protéger sur la toile. « Chez Génération Numérique, nous organisons 1 500 journées d’informations par an pour des élèves âgés de 8 à 18 ans, avec des programmes comme Les Complots Rigolos, soutenus par Google. Le sujet qui les passionne le plus est celui des réseaux sociaux, car ils les fréquentent à longueur de journée. », décrit Cyril Di Palma. Il y a quelques années, pour ancrer ses conseils dans le concret, l’association a créé de faux profils d’adolescents et piégé quelques internautes. Un lycéen avait ainsi communiqué son adresse et son numéro de téléphone à une internaute avant de donner rendez-vous à la belle inconnue... totalement fictive. « Il y a toujours un silence de plomb dans la salle quand on fait cette démonstration aux collégiens. On les laisse imaginer ce qu’il serait advenu du jeune homme si les informations étaient tombées dans de mauvaises mains », poursuit Cyril Di Palma.

« Nous abordons des problématiques aussi variées que “Comment mieux se protéger en ligne”, “Comment mieux contrôler les données que nous partageons”, la lutte contre les mauvais comportements en ligne ou l’éducation aux médias », précise Jean-Philippe Bécane. Les bonnes pratiques existent et doivent être partagées au plus grand nombre pour permettre à chacun de mieux naviguer en ligne. En tout état de cause, les parents gardent un rôle central, car « rien ne remplacera jamais une bonne discussion en famille sur les règles à suivre et les pièges à éviter », nuance Jean-Philippe Bécane. Un dialogue ouvert et constructif entre générations constitue la meilleure arme de prévention contre les dangers éventuels.


Culture religieuse — Décoder un tableau religieux

Régis et Éliane Burnet viennent de publier « Décoder un tableau religieux » aux éditions du Cerf. Au fil des pages et des tableaux, ils souhaitent guider le lecteur dans son analyse et sa compréhension des œuvres. Pour Régis Burnet, ce livre est avant tout ce que l’on souhaite en faire : moyen de se divertir, occasion de s’instruire, ou instrument de prière. Régis Burnet, ancien élève de l’École normale supérieure, est professeur à l’université catholique de Louvain. Éliane Burnet est agrégée et docteur en esthétique. Elle a enseigné à l’université de Savoie. Ils ont accordé un entretien à FigaroVox.

— Vous écrivez que les codes culturels communs ont disparu et que la culture chrétienne est en déclin : cherchez-vous par ce livre à y remédier ?

Régis BURNET. — Il serait prétentieux de penser que l’on puisse remédier à ce qui est un mouvement de fond. Et ce n’est pas le but du livre, qui n’est pas un « cours d’iconographie ». Il s’agit plutôt d’un guide pour comprendre une scène que l’on aime bien ou qu’on a découverte au cours d’une balade devant le portail d’une cathédrale ou lors d’une visite au musée. À quel passage biblique fait-elle référence ? Quels sont les personnages qui s’y trouvent ? Quel est le sens de la scène ? Comment les artistes ont-ils représenté cette scène au cours de l’histoire et y a-t-il eu des variations majeures ? Nous avons essayé aussi systématiquement de prévoir des « ouvertures » qui montrent l’actualité de la scène ou l’intérêt qu’elle présente pour l’histoire de l’art. Le tout en employant un style simple et pas trop pédant : l’art est avant tout un plaisir et même s’il faut quelques connaissances pour bien l’apprécier, il ne s’agit pas de transformer cela en un cours pesant et ennuyeux.

« Voici un livre exemplaire, qui illustre ce que peut et devrait être l’enseignement du fait religieux dans un espace de laïcité », écrit Régis Debray en préface de votre ouvrage. Avec ce livre on comprend donc que la laïcité n’est pas un bannissement du religieux de la société ?

Adoration de l’enfant, v.1620 — Gerrit van Honthorst, (1590-1656) — Galerie des Offices, Florence, Italie.

La laïcité n’a jamais été le bannissement du religieux de la société ! On a depuis le début eu tendance à confondre la neutralité de l’État — la République ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte [sauf musulman via de très généreux baux emphytéotiques et le financement de centre dit « culturel » ?] —, avec la neutralisation des religions. L’entreprise de laïcité, bien comprise, ne consiste pas à interdire jusqu’à la mention des religions dans l’espace public, mais plutôt à refuser de prendre parti pour l’une d’entre elles. Ce qui devrait donc conduire à les connaître toutes, sans exclusive.

Bartolomé Esteban Murillo,
Le repos pendant la fuite en Égypte (1667),
Musée de l’Ermitage, Saint Petersbourg.
Il faut ajouter que le but du livre n’est pas un manuel de catéchisme. Il présente les textes qui ont donné lieu aux représentations, mais uniquement pour faire comprendre le sens que nos ancêtres y voyaient. Le but est avant tout de les comprendre. Chacun est libre, ensuite, de voir dans ces images de simples objets culturels, des images religieuses voire des supports de prière, ou, pourquoi pas, les témoignages de croyances à combattre.

— En parcourant le livre, on réalise à quel point l’art européen s’est nourri du Nouveau Testament. Peinture et théologie ont donc à jamais partie liée en Occident ?

—  Vous avez raison, peinture et théologie ont partie liée, mais pas dans toutes les périodes, ni pour toutes les œuvres. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que l’art n’est jamais neutre. Il sert une idéologie ou une vision du monde. L’idée, héritée du romantisme du 19e siècle, que la peinture ne serait que le moyen d’expression d’un génie torturé cherchant à transmettre la beauté au monde est très récente.

Et même lorsqu’il y croit, l’artiste est-il vraiment détaché de toute considération de profit, d’idéologie, de reconnaissance personnelle ? [...]  Pourquoi Athènes fait-elle réaliser les spectaculaires œuvres d’art de l’Acropole, sinon pour célébrer sa propre grandeur ? Pourquoi Louis XIV passe-t-il commande aux plus grands peintres de son époque ? Et aujourd’hui pourquoi une ville comme Dubaï fait-elle appel aux architectes les plus audacieux ? Il s’agit d’en mettre « plein la vue », au sens propre, à ses concurrents, de les décourager d’entrer en guerre contre soi, de les pousser à collaborer avec vous.

Or, pendant longtemps, l’Église et plus généralement la religion chrétienne a été un pouvoir qui comptait. Aussi ne faut-il pas s’étonner de ce qu’elle se soit montré un efficace mécène et qu’elle ait cherché à accroître son prestige par son goût des arts.

Mais il y a une autre raison, qui tient à la théologie même de la religion chrétienne. Le christianisme est une religion de l’incarnation, il croit que son Dieu a pris figure humaine et — au bout de longs débats qui ont surtout agité le monde grec — elle estime qu’il est légitime de le représenter. Et peut-être même plus que légitime : indispensable. En effet, si l’on croit que Dieu est venu comme un homme dans le monde, alors il a donné de la dignité et au monde et à l’homme, et il convient de retranscrire cette dignité dans les images les plus belles possible. Les images chrétiennes ne sont donc pas de simples « pense-bêtes » de ce qui s’est passé, mais de véritables prises de position en faveur de la beauté, de la dignité, de l’amour.

—  L’art n’a-t-il pas été un moyen de transmettre la foi à part entière ? En vous lisant, un tableau semble presque aussi riche d’enseignement qu’un livre.

—   Absolument ! On a longtemps considéré que les images n’étaient, comme je viens de le dire, que des aide-mémoire, des illustrations. En réalité, comme le disait Daniel Arasse, un universitaire disparu il y a une dizaine d’années, l’art, « ça pense ».

Même si l’art propose une lecture visuelle des textes bibliques, ce sont quand même des lectures, qui sont tout autant originales et pénétrantes que les autres lectures. On en apprend autant sur les textes en regardant les œuvres qu’en lisant les livres des théologiens ou des universitaires.

Certains épisodes de l’Évangile ont été beaucoup plus représentés que d’autres. C’est le cas, par exemple, de l’Annonciation, qui n’occupe pourtant que quelques versets de l’Évangile de saint Luc. Pourquoi a-t-elle tant inspiré les peintres ?

La fréquence des œuvres s’explique surtout par l’importance théologique de ce qui est représenté. L’Annonciation, qui est l’annonce faite à Marie de la naissance de Jésus, est un moment très important pour la théologie chrétienne.

Fra Angelico, l’Annonciation faite à Marie (1430 - 1432), Musée du Prado, Madrid.

D’une part, il révèle l’un des dogmes centraux de la religion chrétienne : le fait que Dieu se soit fait homme. Avec l’image de la Passion (le crucifix) et celle de la Résurrection, c’est certainement l’une des images les plus importantes du cycle chrétien. Mais il y a une autre raison qui explique sa faveur : elle met en scène la Vierge Marie. Et l’on sait l’importance que le catholicisme accorde à la mère de Jésus qui est l’objet d’un culte particulier. On peut rajouter une troisième raison, plus esthétique : l’épisode comporte un ange, une créature céleste, qu’il est toujours intéressant de représenter. Faut-il lui faire des ailes multicolores comme un papillon ou bien des ailes blanches ? Et comment le figurer alors qu’il n’est pas censé avoir de sexe ? Comme un homme, comme une femme, comme un enfant ?

—  En plus des personnages connus de l’Évangile, certains types reviennent régulièrement : c’est le cas par exemple de la figure du pasteur ?

—  La figure du Bon Pasteur provient d’une comparaison que Jésus s’applique à lui-même. Il s’affirme comme le bon berger de la communauté, celui qui s’occupe bien de ses moutons, car il les aime. Cette figure était très fréquente dans l’art ancien depuis les catacombes, car elle dit quelque chose de très important : la puissance protectrice de Dieu.

La métaphore elle-même remonte à très loin puisque dès les Psaumes on affirme que Dieu est le berger de son peuple. L’image est très belle puisqu’elle traduit le sentiment d’impuissance qui nous saisit tous de temps en temps face au monde ; l’impression d’être comme cet être parfaitement désarmé qu’est le mouton, sans griffes, sans crocs, sans cornes dangereuses. Affirmer que le Christ est le berger, c’est exprimer l’espoir que l’on ne sera plus isolé, mais regroupé dans un troupeau ; plus en danger, mais protégé par le berger et son chien ; plus désorienté, mais conduit vers la bergerie, le lieu de la sécurité. Cela explique la faveur qu’a connue cette image au cours des siècles.

—   C’est la même chose pour la symbolique… on apprend ainsi que celle de l’eau revêt une dimension particulière.

—   Contrairement à ce que l’on pense souvent, l’eau a une symbolique à la fois positive et négative. Certes, selon l’expression bien connue, l’eau c’est la vie, le liquide indispensable à la survie, qui rafraîchit et qui apaise. Mais l’eau est aussi la mort, surtout lorsqu’elle se déverse en cataclysme et qu’elle se déchaîne en tempête. Cette symbolique se retrouve dans le rite du baptême, très souvent représenté par l’image du Baptême de Jésus. En effet, dans la théologie chrétienne le baptême est d’abord une plongée dans la mort du Christ avant d’être renaissance dans sa Résurrection. C’est bien un rite de passage, au sens anthropologique du terme : un rite qui fait mourir pour mieux faire renaître.

— On ne peut terminer sans vous demander votre tableau préféré ?

Giovanni Bellini,
le Christ bénissant (1465 - 1470),
Musée du Louvre, Paris.
—  Voilà une question très difficile, car cela change très souvent. Depuis longtemps, j’ai une tendresse toute particulière pour un tableau de Giovanni Bellini, le Christ bénissant (1465-1470). Il est infiniment moins connu que la Joconde (qui se trouve dans la salle qui s’ouvre en face de lui). Pourtant, pour moi, c’est le plus beau tableau du Musée du Louvre. Jésus fait face au spectateur debout derrière un paysage d’orage. Il porte encore la couronne d’épines de son supplice qui a fait couler quelques gouttes de sang de son front et de ses tempes et il arbore les marques des clous de ses mains. Il a passé une belle chemise à galon d’or dont une ouverture laisse voir la blessure que lui a faite la lance du centurion romain. Il porte un épais livre, sans doute celui de l’Évangile, et lève la main droite en signe de bénédiction.

La précision du paysage d’arrière-plan, le jeu subtil des couleurs du ciel et la virtuosité du traitement de la lumière sur les plis du vêtement léger comme de la soie font déjà de cette peinture un chef-d’œuvre, mais le plus extraordinaire est certainement le visage qui est peint avec un stupéfiant réalisme. Juvénile, le Christ a les traits tirés, comme s’il venait à peine de sortir de son tombeau. Il a les paupières tombantes et des poches sous les yeux de celui qui vient de traverser une douleur terrible. Et pourtant, ses yeux si las qui viennent de contempler la souffrance et la mort n’ont rien perdu de leur clarté : il y a, dans ce regard épuisé une ineffable bonté. C’est un tableau qui aide à vivre, car il nous rappelle à la bonté et à la beauté.





Décoder un tableau religieux : Ancien Testament
par Éliane et Régis Burnet
paru en novembre 2016
aux éditions du Cerf
à Paris
152 pages
ISBN : 9 782 204 104 418
(2204104418)
29 euros ou 50,50 $











Décoder un tableau religieux : Nouveau Testament
par Éliane et Régis Burnet
paru le 26 octobre 2018
aux éditions du Cerf
à Paris
206 pages
ISBN : 978-2204129404
(2204129402)
29 euros ou 57,95 $