vendredi 22 mai 2009

Bouchard à Drummondville : Pas de réelle crise, mais il faut imposer énergiquement le cours ECR mal connu

Le philosophe Gérard Bouchard est intervenu, le 12 mai, au cours du procès de Drummondville par vidéoconférence à partir de l'Université Harvard aux États-Unis où il est actuellement enseignant.

Pourquoi la commission Bouchard-Taylor ?

Les passages transcrits du témoignage de M. Gérard Bouchard sont légèrement en retrait et bordés à gauche d’un mince filet noir.
15 h 06, mardi 12 mai

M. Bouchard – Les tensions en étaient venues tellement fortes au Québec en matière de rapports interethniques à cause de cette crise des accommodements raisonnables et aussi le débat prenait une tournure un peu agressive qu’il y avait des inquiétudes qui naissaient un peu partout et en particulier, moi, j’ai commencé à être assez inquiet comme citoyen et pas uniquement en tant que spécialiste de ces choses-là. Comme citoyen, j’ai trouvé que le débat prenait une tournure très inquiétante et il était temps que le gouvernement prenne des mesures appropriées.

Me Boucher, avocat du gouvernement – Quel mandat on vous a confié exactement à ce moment-là ?

M. Bouchard – Disons, au-delà de l’énoncé technique, mot-à-mot, du mandat, je dirais qu’on nous demandait de travailler sur deux plans. D’abord, un plan le plus facile, le plus concret, c’était celui des accommodements raisonnables pour vérifier si les pratiques des accommodements raisonnables étaient devenues déraisonnables, si je puis dire. Si ces pratiques-là étaient utilisées à des fins qui n’étaient pas les leurs et qu’il y avait une espèce de déséquilibre qui était apparue dans les institutions publiques. Ça c’était la première partie de notre mandat. De vérifier la façon dont les accommodements raisonnables étaient pratiqués dans les institutions publiques pour voir s’il n’y avait pas un déséquilibre, un désordre ou même un certain chaos dans ce domaine là.

Et deuxièmement et de façon plus importante, plus fondamentale, c’était d’expliquer… c’était d’essayer de comprendre pourquoi le Québec en était arrivé à un tel degré d’émotion sur ce sujet-là. Encore une fois, non seulement un niveau très élevé d’inquiétude, mais une sorte d’agressivité qui commençait à poindre dans le débat publique.
Constats de la commission Bouchard-Taylor
15 h 13

M. Bouchard – Je dirais que ça tient en trois points finalement ce que nous avons trouvé après analyse :

Premièrement, qu’il n’y avait rien de chaotique dans la pratique des accommodements raisonnables, que tout nous semblait plutôt se dérouler d’une façon ordonnée dans les institutions publiques; les gestionnaires avaient la situation en mains, il n’y avait rien d’inquiétant de ce côté-là. C’était le premier résultat qui est assez significatif compte tenu de l’ampleur de l’émotion populaire dont je parlais tout à l’heure.

Le deuxième résultat c’est qu’il y avait très évidemment le rôle des médias qui avaient contribué à cette crise en créant des distorsions dans les reportages des événements, des amplifications et même des inventions. Ça je pense qu’on a pu démontrer cela assez clairement. Et cela a été une cause importante de ce qu’on a appelé la crise des accommodements.

Et le troisième facteur, c’est la réaction du public lui-même. Moi je me suis convaincu assez tôt que les médias malgré leurs déformations et le sensationnalisme dans lequel plusieurs d’entre eux ont versé n’auraient jamais déclenché une telle réaction s’ils n’avaient pas trouvé un terrain favorable dans la population. Et ce terrain favorable, c’était assez net qu’il y avait une insécurité parmi la population à ce moment-là. Il y avait une insécurité que l’on peut analyser qui provient de la globalisation, de la mondialisation qui ajoute à l’inquiétude sur la langue, qui ajoute à l’inquiétude de la culture francophone, à l’inquiétude de l’identité québécoise, etc. Ça, c’est un facteur qui est très clair.
Pour ce qui concerne le cours d’éthique et de culture religieuse que le rapport Bouchard-Taylor dit qu’il faut promouvoir énergiquement, il n’est pas clair comment son imposition va « rassurer » les Québécois francophones et éliminer cette insécurité identitaire puisque le cours ECR fait justement la part belle à toutes les minorités et tend à ne pas promouvoir de fusion autour d’une culture dominante et majoritaire, mais tend à valoriser la pluralité des identités ethnicoreligieuses (si on en croit ses partisans). Si ce n'est pas le cas et que le cours modifie l'allégeance religieuse des enfants, celui-ci pourrait donc bien avoir un effet sur les enfants de la majorité (comme le craignent certains parents catholiques).

Enfin, notons qu’il n’y avait pas réelle crise des accommodements et que la « crise identitaire et médiatique » semble s'être résorbée à la fin 2007 et cela, bien évidemment, sans l’imposition du cours ECR.

Le rôle de l’école d’État pour façonner les enfants
15 h 21

« M. Bouchard – L’école ça nous paraît être le creuset pour apporter des solutions à ces problèmes sociologiques ou à ces problèmes de fond, pour changer les perceptions, pour changer les mentalités – et quand il s’agit d’école on ne parle même pas de changement, puisque les élèves qui arrivent à l’école sont tellement jeunes, ils sont encore nourris de perceptions, de stéréotypes comme le sont les adultes, on parle de formation, et non pas de changement de mentalités – et l’école nous apparaissait être le creuset, le rouage fondamental pour préparer les nouveaux citoyens qui vont vivre dans ce Québec nouveau qui n’est pas du tout celui dans lequel leurs parents, leurs grands-parents ont vécu. Et ça demande donc des changements extrêmement importants. Et l’école nous paraissait évidemment le rouage fondamental pour remplir cette fonction-là.
On lira avec profit le texte de Gary Caldwell pour voir si vraiment le Québec nouveau sera totalement différent de ce qu’il a été. Rappelons simplement ici que les juifs qui ont fait l’objet de nombreux articles pendant la crise « médiatique » sont au Québec depuis des siècles et les hassidim depuis plus de 50 ans.

Et, s’il existe un besoin de transformer, pardon de former les esprits, il serait bon de se demander si cela n’est pas révélateur d’un échec des politiques familiale, nataliste et migratoire du Québec (mais il est vrai qu’il s’agit là de tabous pour les prétendus « progressistes » qui décident pour nous : il n’y a pas vraiment de débat public ouvert sur ces sujets au Québec).

Recommandation G4 – promouvoir énergiquement le cours ECR

Rappel de la recommandation G4 du rapport Bouchard-Taylor :
« G4 Que le gouvernement fasse une promotion vigoureuse du nouveau cours d'Éthique et de culture religieuse qui doit entrer en vigueur en septembre 2008. »
15 h 22

M. Bouchard – Quand on regardait ce qui se passait du côté de l’école pour nous, quand je dis nous c’est les deux coprésidents, c’était très évidemment l’élément le plus prometteur qui se profilait à l’horizon du monde scolaire. Il nous a même semblé que c’était une coïncidence très heureuse que des gens du milieu scolaire ou du ministère de l’Éducation aient déjà pris cette initiative et en soient arrivés à un degré très avancé de ce programme qui nous paraissait aller très exactement dans le sens de ce qu’il fallait compte tenu de ce que le Québec était en train de venir. Il nous est arrivé de dire, et je le pense encore très profondément, que s’il y avait eu dans les écoles du Québec au début des années 80 un cours comme celui-là, il n’y aurait jamais eu de crise des accommodements.
Oui, enfin, si tant est qu'il y ait vraiment eu une « crise » (il n’y eut aucun affrontement ethnique par exemple et cette "crise" médiatique s’est rapidement résorbée) et qu’elle n’ait pas servi de prétexte à ceux qui, depuis longtemps, voulaient imposer leur ordre du jour multiculturaliste ou interculturaliste plutôt que chercher à favoriser l’assimilation à l’élément francophone et à augmenter la natalité des Québécois par des mesures natalistes plus universelles et plus équitables que les seules garderies gouvernementales qui, il est vrai, ont l’avantage de plaire aux féministes québécoises ; c'est leur principal avantage politique.

L’inconnu, c’est ce qui fait peur
15 h 24

M. Bouchard – Il y a des sondages par exemple, qui montrent que moins on connaît les autres religions, plus on est hostile à ces religions-là. Ça c’est des sondages qu’on citait dans notre rapport là. Ce qui fait peur c’est l’inconnu, et l’inconnu dans ces matières-là est toujours le matériau dont se nourrit la machine aux stéréotypes, aux perceptions négatives et ensuite aux tensions interethniques qui s’ensuivent et aux formes d’exclusion et aux conflits, etc. Ça, c’est un virus qui peut s’insinuer dans des sociétés démocratiques et diversifiées comme les nôtres. Et c’est pour cela que les leaders et les gouvernements doivent être extrêmement attentifs, extrêmement prudents pour mettre en marche des éléments préventifs pour former les esprits pour que les rapports entre les différentes religions – et particulièrement les religions qui nous sont étrangères, qui ne sont pas familières à la société d’accueil – puissent en venir à coexister d’une manière pacifique.
C’est le corps de l’argumentation pour imposer le cours d’éthique et de culture religieuse. C’est aussi l’argument qui « marche bien » auprès des gens de bonne volonté.

Mais cet argument est en partie faux. Il est en partie vrai, bien sûr, parce que, dans certains cas, l’ignorance peut engendrer des réactions hostiles infondées.

Mais ce n’est pas automatique, parfois l’ignorance ou l’indifférence s’accompagne de moins d’hostilité que la connaissance intime : les Européens et Américains moyens qui ignoraient tout de l'Arabie ou du Levant au début du XXe siècle y voyaient une région du monde où les désirs sexuels les plus polygames étaient librement assouvis, ces Occidentaux rêvaient de pays où régnait la volupté. Depuis nous en savons plus sur cette région et elle ne nous est pas plus sympathique, bien au contraire. À l'opposé, les pires guerres sont civiles, les pires guerres de religion ont lieu entre des gens qui connaissent bien la doctrine l’un de l’autre, mais qui ne supportent pas les erreurs que défend l’autre (un hérétique est pire qu’un mécréant, il corrompt la vraie religion que le païen ne connaît pas encore). On peut prendre l’exemple paradoxal des croisades : les Croisés auront de nombreux alliés sunnites, chiites, druzes et bien sûr maronites; mais se feront des ennemis des Byzantins.

Les concepteurs du cours ECR le savent bien et c’est pour cela qu’ils demandent dès le primaire non pas d’acquérir une connaissance approfondie des autres religions, mais d’« adopter des attitudes d’ouverture sur le monde et de respect de la diversité » (p. 284 du programme du primaire). Et évidemment, si on adopte une nouvelle attitude – mais sans bien connaître l’autre – envers la diversité, l’accueil de la diversité se fera mieux (dans un premier temps). C’est de l’ordre de la tautologie : rendons tous les enfants pluralistes normatifs et ils auront une attitude de pluraliste envers la diversité culturelle. Ce qui n’exclut pas que la réalité et une connaissance plus intime de cette diversité n’amènent l’enfant, sorti de l’école, à considérer plus tard de façon nettement moins béate ces différences et de parfois y déceler des faiblesses potentielles pour la société, des erreurs plutôt que des facteurs d'enrichissement automatiques.

Ceci explique aussi pourquoi le Monopole de l’éducation refuse à Loyola d’enseigner son cours sur les religions du monde à sa façon, même si le contenu « encyclopédique » en est excellent : la posture de ses enseignants ne sera pas suffisamment neutre et pluraliste, car tout en matière religieuse ou éthique ne se vaut pas nécessairement pour eux en tant que catholiques.

Bouchard : une connaissance superficielle du programme ECR
15 h 31

Me Bélisle – Est-ce que vous avez lu, M. Bouchard, les 94 pages du programme d’éthique et de culture religieuse du niveau primaire et les 86 pages du cours éthique et culture religieuse du programme secondaire avant la publication de votre rapport déposé le 22 mai 2008 ?

M. Bouchard – Euh. Je ne suis pas certain de l’identité des documents auxquels vous vous référez, mais ce que j’avais lu à l’époque c’est donc le livre de Georges Leroux et des instruments pédagogiques que nous avait transmis Mme Bouchard, la professeure en question à l’UQAM qui donnait le cours de formation des futurs enseignants.

Me Bélisle – Donc, je dois comprendre que vous n’avez pas lu le programme du ministère de l’Éducation, des Loisirs et du Sport concernant le cours d’éthique et culture religieuse. Vous avez eu quelques documents, vous n’avez pas vu, pas lu l’entièreté du programme adopté par le gouvernement du Québec ?

M. Bouchard – Euh. Je ne pourrais pas garantir que j’ai pris connaissance d’une façon détaillée de ce programme-là parce que, encore une fois, je ne sais pas dans quelle mesure il est différent des documents dont je vous ai parlé, dont je vous ai dit les avoir lus.

Me Bélisle – D’accord. La séance de formation à l’UQAM dont vous avez été le bénéficiaire avec M. Taylor, en formation des formateurs, des éducateurs, elle a duré combien de temps, M. Bouchard ?

M. Bouchard – C’était un avant-midi.

Me Bélisle – Un avant-midi. Complet ? Trois heures ?

M. Bouchard – À peu près, oui.

Me Bélisle – Avez-vous eu l’occasion de voir avant la publication de votre rapport le 20 [recte : 22] mai 2008, des manuels scolaires, du matériel didactique pour les classes de première année dans le réseau scolaire du Québec qui seraient utilisés, employés au début septembre 2008 dans les écoles du réseau scolaire québécois ? Des manuels approuvés par le ministère.

M. Bouchard – J’hésite un peu à vous répondre parce que je me rappelle les instruments que nous montrait Mme Bouchard dans le cadre de son cours et je ne sais pas si c’étaient des éléments approuvés par le ministère ou pas.

Me Bélisle – D’accord, donc vous n’aviez pas connaissance, vous ne saviez pas si les documents qu’on vous montrait étaient approuvés ou pas.

M. Bouchard – Non, je ne serais pas vous dire.

Me Bélisle – Vous n’avez pas cru bon de poser la question à Mme Bouchard, pendant les trois heures, si ces manuels scolaires et ces matériels didactiques étaient oui ou non approuvés par le ministère de l’Éducation, du Loisir et des Sports pour l’année 2008 dans le réseau scolaire québécois ?

M. Bouchard – Euh. Je ne me rappelle pas l’avoir demandé explicitement et, si je l’ai fait, la réponse ne me vient pas à l’esprit en ce moment, mais tout de même il y avait l’autorité de cette dame qui était responsable de la formation des futurs formateurs à partir d’instruments qui ne devaient pas être loin de ceux que le ministère allait utiliser.

Me Bélisle – Je comprends bien votre réponse qui est très nuancée et je respecte votre honnêteté.
[Les deux premiers manuels approuvés le seront le 17 avril 2008, très proche du dépôt du rapport Bouchard Taylor en mai 2008 ; les deux suivants le 10 juin 2008, après le dépôt du rapport.]

Le reste du contre-interrogatoire portera sur le fait que MM. Bouchard et Taylor avaient pris connaissance du rapport Bergman Fleury sur les accommodements en milieu scolaire qui venait de sortir, document qualifié de très important sur le sujet. M. Bouchard s’avoua incapable de dire si le rapport Fleury avait été suivi d’effets. À la fin du contre-interrogatoire, M. Bouchard était visiblement un peu contrarié, la caméra fixée sur lui faisant clairement apparaître ses mains qui tambourinaient légèrement à côté du micro.

Les dernières questions de Me Bélisle pouvaient paraître étranges, mais, comme on l’apprendra le 13 mai, Me Bélisle a souligné que Mme Courchesne s’était engagée à mettre en œuvre les recommandations de M. Bergman Fleury lors d’une conférence à l’Assemblée nationale le 6 décembre 2007. On croit comprendre que cette promesse n’a pas été respectée, mais il faudra attendre la plaidoirie des avocats de la demanderesse pour mieux comprendre l'impact que cela pourrait avoir.