mercredi 10 février 2021

Vers l'interdiction de la prière thérapeutique en Australie ?

La thérapie de conversion — l’utilisation d’interventions psychologiques ou spirituelles pour tenter de changer l’orientation sexuelle ou l’identité de genre d’une personne — s’est révélée controversée aux États-Unis et au Canada. Elle est interdite dans le cas des mineurs dans une vingtaine d’États américains. Le gouvernement Trudeau a déposé un projet de loi C-6 qui vise à interdire ce type d’assistance. Le projet de loi trudeaupien a passé une première lecture dans la Chambre des communes.

Le District de Columbia aux États-Unis interdit complètement ces thérapies, quel que soit l’âge. De telles lois pourraient être considérées comme un soutien du gouvernement à la cause LGBTQ2SAI+, mais il se peut qu’elles visent aussi à protéger des personnes vulnérables contre l’arnaque de traitements payants que les législateurs considèrent comme faux ou inefficaces.


Cependant, l’État de Victoria en Australie vient d’adopter un projet de loi qui intensifiera considérablement le conflit entre la liberté religieuse, le choix individuel et la coterie LGBTQ2SAI+.

La législation qui vient d’être adoptée est le Projet de loi 2020 sur l’interdiction des pratiques de changement ou de suppression (conversion). Son intention fondamentale est « de faire en sorte que toutes les personnes, indépendamment de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre, se sentent les bienvenues et valorisées dans l’État de Victoria et puissent vivre de manière authentique et fière ».

L’objectif semble assez louable (qui veut vivre dans un endroit où elle ne se sent pas valorisée ?), il incarne ce discours sirupeux et nébuleux caractéristique de notre ère thérapeutique. Se sentir valorisé et vivre de manière authentique sont des phrases creuses et rassurantes que l’on peut ressortir à tout moment. Mais, bien évidemment, cette langue de bois se heurte vite à la réalité : les pédophiles (une orientation sexuelle comme une autre selon plusieurs experts) doivent-ils se sentir bienvenus et valorisés ?

La loi de l’État de Victoria définit une pratique de changement ou de suppression comme suit :

une pratique ou une conduite dirigée vers une personne, avec ou sans son consentement 

(a) sur la base de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre de la personne ; et 

(b) dans le but :

(i) de changer ou de supprimer l’orientation sexuelle ou l’identité de genre de la personne ; 

(ii) ou inciter la personne à changer ou supprimer son orientation sexuelle ou son identité de genre.

Notez que le consentement de la personne n’a pas d’importance pour le législateur : la pratique de changement ou de suppression est illégale que le personne en question la désire ou non.

Mais la partie importante du projet de loi d’un point de vue religieux est sa liste de « pratiques de changement ou de suppression ». Celle-ci comprend : « pratiquer une pratique religieuse, y compris, mais sans s’y limiter, une pratique basée sur la prière, une pratique de délivrance ou un exorcisme. »

Bref, si quelqu’un demande à un pasteur, à un prêtre ou à un ami chrétien de prier pour lui afin que ses désirs sexuels ou sa dysphorie de genre puissent être modifiés, oserons-nous dire guéries, ce pasteur, prêtre ou ami court le risque de commettre une infraction pénale. Vraisemblablement, cela s’applique également aux parents qui prient pour leurs enfants — ou peut-être même aux parents qui apprennent à leurs enfants que les expressions du désir sexuel sans entraves (du moins dans les canons du goût bourgeois contemporain) sont inappropriées.

Cette disposition n’est manifestement basée sur aucune objection métaphysique cohérente à la pratique de la prière. Si les législateurs croient que Dieu existe, ils croient vraisemblablement qu’Il est assez sage pour ignorer de telles prières si elles sont réellement nuisibles. Et s’ils ne pensent pas qu’Il existe, alors il semble raisonnable de supposer qu’ils considéreraient une telle prière comme un exercice inefficace, voire insensé.

Si la politique n’est pas métaphysique, elle révèle néanmoins un des aspects de la nouvelle politique identitaire : les traîtres à la cause correctiviste ne peuvent être tolérés. Que ce soit John McWhorter dénonçant la ferveur revivaliste de la nouvelle religion antiraciste qui s’empare des États-Unis ou un quidam en Australie qui estime que sa dysphorie de genre est un problème mental ou spirituel, et non purement corporel, le traître est quelqu’un, au pire malveillant, au mieux quelqu’un qui a besoin d’être protégé de lui-même par l’État et ses lois.

Cette loi démontre également l’un des résultats les plus étranges de l’insistance moderne mis sur la liberté radicale de l’individu. Dans notre monde, théoriquement, chacun doit théoriquement être autorisé à construire leur propre identité. Mais parce que certains récits identitaires s’opposent inévitablement à d’autres, certaines identités doivent donc être privilégiées, légitimées, protégées alors que d’autres seront traitées comme des cancers culturels rétrogrades. Et cela signifie que, ironiquement, l’individu cesse d’être souverain et le gouvernement doit intervenir en tant qu’exécutant. Le groupe de pression à la mode (LGBTQ2SA+ dans ce cas) décide ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Dans ce cas, l’homo ou le trans qui veut (re) devenir hétéro ou « cis » (pour utiliser le jargon actuel prétentieux) est totalement inacceptable. Son récit remet en question celui des autres. On pourrait dire que son existence même est une menace. Accorder une quelconque légitimité à son désir, c’est remettre en cause le statut normatif des désirs d’autrui.

Et c’est pourquoi il faut interdire de prier pour de tels hérétiques à la religion moderne, même s’ils le demandent spécifiquement. Ce n’est pas tant parce que cela nuit aux personnes pour qui l’on prie, mais simplement parce que cela témoigne du fait que certaines personnes — certains homos et trans - n’adhèrent pas aux dogmes de la politique d’identité sexuelle.

Peut-être les sociétés occidentales commencent-elles enfin à saisir que le christianisme témoigne foncièrement du fait que le monde n’est pas comme il devrait être. Il est inquiétant lorsqu’une pratique religieuse aussi fondamentale que la prière — si souvent décriée par les irréligieux comme des sornettes au mieux inutiles — est maintenant la cible d’une législation hostile dans un pays démocratique. Nous n’en sommes peut-être pas encore au point où la pensée est un crime, mais nous semblons en être au point où l’expression de certaines pensées, même dans la prière, pourrait être considérée comme un comportement criminel. Au risque d’encourager les gens à commettre de graves crimes et délits, peut-on exhorter tout le monde à prier pour que les autres pays ne suivent pas l’exemple de l’État de Victoria, car si les autres pays venaient à suivre cet exemple, il pourrait devenir illégal de prier pour presque tout ce déplaira à nos seigneurs et maîtres d’ici quelques années.

Voir aussi

Est-il permis d’être LGBT, d’être mal dans sa peau et de vouloir devenir hétéro « cisgenre » ? (Canada)

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Guerre civile : retour à la case départ pour l'Occident

Éric Zemmour recense le dernier livre de Guillaume Barrera : La Guerre civile. Guillaume Barrera, docteur en philosophie politique et professeur au Lycée Fustel de Coulanges, y offre une histoire de la guerre civile qui montre combien nos démocraties, qui s’en croyaient débarrassées, en sont à nouveau menacées. Édifiant et effrayant.

On en avait fini avec tout ça. Avec ce passé révolu. Nous étions en paix avec nos voisins et avec nous-mêmes. Notre démocratie apaisée, comme disait le président Giscard d’Estaing, ne connaissait que les guerres picrocholines des partis et des idées ou celles des affaires et du commerce. La guerre et la guerre civile, c’étaient les autres, au loin. Et puis, de Charlie au Bataclan, d’un prêtre tué dans son église à un prof devant son école, la France a redécouvert la malédiction des rues ensanglantées et des corps déchiquetés. Le grand écrivain algérien Boualem Sansal nous a expliqué que la guerre civile algérienne des années 1990 avait commencé ainsi. On a préféré se boucher les oreilles et détourner le regard. Mais l’idée de guerre civile chemine en nous malgré nous.

L’ouvrage de Guillaume Barrera en est un signe indubitable. Bien sûr, la tête sur le billot, notre historien le nierait. L’Université et les médias n’autorisent pas ce genre d’audace. Il cherche seulement « le principe moteur des guerres civiles ». Notre historien est dans sa tour d’ivoire. Il fait semblant de le croire ; mais nous ne sommes pas obligés d’y croire.

Il remonte à l’Antiquité grecque hantée par ce qu’elle appelait la stasis (guerre civile) qu’elle distinguait du polemos (la guerre étrangère). Pour Platon, la guerre civile est « l’injustice en actes ». Avec le catholicisme tout change : « La religion et d’abord la religion chrétienne — qui voulut étendre à toutes les nations une promesse universelle reçue du judaïsme — est à l’origine, je ne dis pas qu’elle en est la cause, de tout ce processus ». Puis « d’autres forces se sont présentées pour porter une même promesse d’universalité » : liberté, démocratie, socialisme, communisme.

Notre historien tient son sujet : « Pas une histoire universelle des guerres civiles, mais une histoire des guerres civiles à caractère universel. » Il remonte le temps avec un brio intellectuel et un sens de la synthèse impressionnants. L’affrontement entre les deux glaives, le pape et l’empereur, les gibelins et les guelfes, va hanter le Moyen Âge et la Renaissance. Les œuvres de Dante et de Machiavel en sont pleines. Et puis, arrive « l’hérésie » huguenote. L’obéissance est le problème des guerres de Religion. Obéissance à l’Église, mais aussi au roi. Obéir au roi, oui, bien sûr disent les protestants, mais d’abord à Dieu. Après un siècle de massacres, il y a deux types de réponses pour sortir de cet enfer : la française et l’anglaise. La France s’inspire de Hobbes : l’ordre et l’ordre absolu. L’Angleterre s’inspire de Locke et de Hume : le désordre libéral pour mieux désactiver le désordre des passions religieuses. La France transfère le sacré sur la tête du roi. C’est Louis XIV. L’Angleterre désacralise le politique pour diriger les énergies vers le commerce. Le pouvoir politique est « vide et neutre ». L’Angleterre a un siècle d’avance sur la France. Pour les légistes français, le souverain est « empereur en son royaume ». Pour les légistes anglais, le souverain, c’est le droit (et donc le juge). Montesquieu a tout compris : « Le libéralisme ne surmonte pas les haines, il ne les détruit pas, il les rend impuissantes. »

On croit l’affaire réglée avec le traité de Westphalie (1648). Chacun est maître chez soi. Mais viennent les Lumières et la révolution démocratique. Nouvelle histoire, nouvelle religion universaliste, nouvelles guerres civiles. Tocqueville l’analyse pour s’en désoler ; Marx pour s’en réjouir. Il pousse à la lutte des classes : « Karl Marx peut être tenu pour l’apôtre de la guerre civile sociale parce qu’il a su d’abord gagner la guerre des mots, imposer l’idée d’un esclavage universel, justifier la violence. » Tocqueville est le bon docteur qui soigne et tente d’éradiquer la maladie par la « domination de la classe moyenne », garante du principe d’égalité et donc de la paix civile.

Le XXe siècle va accomplir toutes les potentialités du XIXe. La guerre civile « démocratique » se mondialise avec en acmé l’effroyable guerre d’Espagne. On croit encore qu’on en a fini en 1945 et plus encore en 1989 ! On se trompe. Une triple transformation va remettre la guerre civile au cœur de notre époque : la mondialisation libérale déstabilise les classes moyennes occidentales ; l’Afrique indépendante n’assimile pas le concept européen d’État-nation ; « L’Islam secoue les pays qu’elle régit avec une violence comparable à celle que connut le XVIe siècle chrétien. »

Avec l’islam, nous rejouons en accéléré toute notre histoire : « L’oumma des sunnites, sans tête et sans frontières, partage ces deux caractères préoccupants avec les sectes puritaines du XVIIe siècle, qui ne connaissaient elles non plus ni frontières ni magistère. Les arguments de Hobbes la concernent aussi, d’autant que le Coran — qui l’ignore ? — attend son Hobbes ou son Spinoza. »

Dans les universités et dans les médias, les militants « décoloniaux » rejouent le jeu marxiste en poussant à la guerre civile avec les mêmes méthodes.

Curieusement, notre historien ne tient pas compte de la démographie. Il méconnaît les travaux du sociologue suédois Gunnar Heineson, et de son « indice de belligérance », quand les jeunes mâles représentent plus de 20 % d’une population. Aveuglement ou prudence, il ne voit pas ou ne veut pas voir que nos pays européens, et la France en particulier, accumulent tous les éléments qu’il a diagnostiqués de façon disparate : une prolétarisation des classes moyennes ; la violence de gangs maghrébins ou africains, qui usent eux aussi du triptyque sud-américain : « kalach, hach, cash » ; et l’islam qui impose dans nos banlieues ses mœurs et donc sa loi : « Ce livre s’est presque ouvert sur le catholicisme, religion universelle. Il est juste qu’il s’achève sur l’islam, autre religion mondiale (…) la terre d’islam n’est pas l’Orient, mais la terre où l’islam a prévalu ; l’oumma n’est pas le peuple arabe, mais l’ensemble des croyants en migration, en hégire vers Allah (…) Pour que s’étende la terre d’islam, le Dar el-Salam, la terre d’impiété, la Dar el-Koufr, devra reculer. »

On a compris ce que Barrera veut nous dire sans oser nous le dire : la « fitna » (guerre civile) entre musulmans s’accompagne d’une « harb » (guerre étrangère) contre les infidèles que nous sommes, selon la même distinction entre stasis et polemos que faisaient les Grecs de l’Antiquité. Retour à la case départ.

 
 
 
 
LA GUERRE CIVILE
par Guillaume Barrera,
paru le 11 février 2021
chez Gallimard,
328 pages,
22 € ISBN-13 : 978-2070148165.
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« Langue appauvrie et endoctrinement : l’imaginaire de nos enfants en miettes » (m à j)

Le Club des cinq : les versions « politiquement correctes » se vendent mal

Les éditeurs britanniques et français des aventures d’Enid Blyton ont cru relancer les ventes en sacrifiant le texte original sur l’autel du correctivisme politique dans les années 2000 avant d’abandonner faute de résultats.

Ils ont remplacé le « nous » par le « on », oublié le passé simple (trop compliqué ?) pour le présent, simplifié les métaphores, donné des téléphones portables aux membres du Club des Cinq pour qu’ils ne se perdent plus dans un jeu de piste, éliminé leur passage à la messe, et surtout, aseptisé tout ce qui semblait politiquement incorrect aux « homo moralisator » du XXIe siècle.

La réussite de ce toilettage éditoriale était garantie sur facture… Mais malheureusement (ou heureusement) moins d’une dizaine d’années après ces décisions « vulgarisatrices », Hachette en France, qui aura suivi à la lettre cette politique de réécriture trop policée, mais sans en retirer le moindre fruit, a décidé d’arrêter les versions abrégées et vidées de toute substance de Club des Cinq revu et mal corrigé.

Une simplification qui « ne fonctionne pas »

En Angleterre, pays d’origine de la romancière Enid Blyton, les mêmes causes ont fini par avoir les mêmes effets. La directrice de collection des livres pour la jeunesse Hodder, Anne Mc Neil qui avait, à l’aube des années 2010, déclaré tout feu tout flamme « qu’une simplification de la langue permettrait aux enfants de mieux s’impliquer dans les enquêtes des Famous Five », aura dû constater amèrement au bout de trois ans d’expériences décevantes en avouant au Guardian que le lissage grammatical et la simplification orthographique « n’avaient pas fonctionné ».

De ce vice commercial Anne McNeil a fait vertu. Les mauvaises ventes lui ont fait comprendre que de changer « mère en maman n’était plus nécessaire. Aujourd’hui que l’héritage d’Enid Blyton se perpétue. Des millions de lecteurs ont appris à lire avec elle ». Tout ça est réjouissant Claude, Mick, François et Annie et leur fidèle chien Dagobert, vont peut-être désormais pouvoir de nouveau s’empiffrer de gluten sans avoir à redouter les foudres des tenants de la bien-pensance.

 


Billet originel du 10 février

Le Club des cinq réécrit dans un français élémentaire et plat, les classiques pour enfants, victimes de jugements moralisateurs et anachroniques : le poète Alain Duault s’inquiète d’une aseptisation des œuvres destinées à l’enfance et de la caporalisation moralisatrice de la jeunesse. Dernier ouvrage de poésie paru : « La Cérémonie des inquiétudes » (Gallimard, 2020, 160 p., 18 €).

Par quelle aberration intellectuelle un éditeur peut-il transformer, lors d’une réédition, une phrase telle que « Le soleil disparut dans un flamboiement d’incendie et le lac refléta de merveilleux tons de pourpre et d’or » en la phrase amaigrie « Le soleil disparaît derrière les sommets alpins et le lac prend des reflets dorés » ? C’est pourtant ce qu’a fait Casterman en rééditant Le Club des cinq et le Cirque de l’étoile, publié initialement en 1946 [sous le titre du Club des Cinq et les saltimbanques, mais peut-être saltimbanque est-il devenu un mot trop compliqué].

Cette castration littéraire est un inquiétant symptôme de ce nivellement généralisé qui, dans le sillage de ce qu’on appelle la culture de l’effacement (« cancel culture »), est en train de bâillonner l’imaginaire en éteignant la saveur des mots. Pourquoi ce renoncement à la richesse de la langue dans ces textes à destination des jeunes ? Pourquoi, par exemple, ce renoncement au passé simple au profit d’un présent aplati ?

L’habitude des contes et de leur déclencheur, « il était une fois », familiarise pourtant les enfants à ce décalage entre le passé et le présent. Tout comme ces mêmes enfants savent utiliser le conditionnel, « ce serait », « on verrait », « on dirait qu’on est », qui leur sert de carburant à images et à récits partagés. Pourquoi donc les priver de la pulsation gourmande d’une langue riche et charnue pour en faire une sorte de prose végane ?

Depuis quand une identité — et la langue est bien notre première identité — devrait-elle se modeler à l’aune d’une facilitation du discours ? Que s’est-il passé dans notre société depuis le début du XXIe siècle pour en arriver à cet avachissement qui nous conduit tout droit à la relégation intellectuelle — alors que la France a longtemps pu, à juste titre, s’enorgueillir de sa langue et de sa culture ?

Bien sûr, le globish anglomaniaque, qui a peu à peu colonisé toute la communication (alors même que, maintenant, le Royaume-Uni a quitté l’Europe) s’est imposé comme une soi-disant évidence dans les échanges intra-européens parce qu’il serait plus pratique. Mais depuis quand une identité — et la langue est bien notre première identité — devrait-elle se modeler à l’aune d’une facilitation du discours ? À ce titre, pourquoi ne pas « dégraisser » Proust, aux phrases sans doute trop longues pour le bon entendement de ces comptables du sens immédiat ? Pourquoi ne pas « alléger » les symphonies de Beethoven, aux orchestrations trop capiteuses pour les oreilles de ces infirmes de la jouissance sonore ? Pourquoi ne pas effacer des tableaux du Titien tout ce qui « encombre » le regard pour ne conserver que la vision nette d’un personnage central ainsi débarrassé de tout ce qui n’est pas « utile » à la compréhension ? Qu’est-ce qui justifie cette maltraitance récurrente de ce qui constitue la matière de notre culture ?

Sans prétendre retrouver le XVIIIe siècle où le français était la langue des cours européennes, on peut s’étonner de ce que la langue anglaise ait définitivement pris le pouvoir dans cette Europe qui avait pour ambition de réunir les peuples, non de réduire leurs échanges à cet impérialisme linguistique. En octobre dernier, le parquet européen a ainsi choisi d’adopter l’anglais comme unique langue de travail !

Le désapprentissage de la langue dans son épaisseur et sa complexité se fait au profit de sa seule valeur d’échange L’argument de la simplification induit donc la réduction — d’où le désapprentissage de la langue dans son épaisseur et sa complexité au profit de sa seule valeur d’échange : c’est bien pourquoi il faut aplatir les textes destinés aux enfants, pour les préparer à « être en phase avec leur époque », ainsi que le dit la directrice de Casterman jeunesse.

De ce point de vue, la poésie ne leur est plus nécessaire, pas plus que la musique ou que la peinture, pas plus que tout ce qui crée un langage propre à élever l’esprit, à questionner le monde, à en révéler la beauté et la multiplicité. Un seul chemin : l’utile, le pratique, ou l’échangeable, voire le jetable. Et, surtout, le profitable comme on le dit en termes comptables, puisque la beauté n’est plus une valeur.

Ce n’est pas tout : qu’on songe à la curieuse « déconstruction » de Babar opérée doctement le 21 janvier sur France Culture par un certain anthropologue qui s’interroge sur le fait que le bonhomme éléphant cacherait en fait « une apologie du colonialisme » et distille insidieusement que le personnage serait né en 1931 « comme le raciste “Tintin au Congo” et l’Exposition coloniale à Paris ». Qu’on songe aussi à la prohibition des Aristochats, de La Belle et le Clochard ou de Peter Pan par la plateforme Disney qui en bloque l’accès aux enfants. Et à tous ces alignements devant le politiquement correct qui fait réécrire des titres, déboulonner des statues, étouffer des œuvres, débaptiser des écoles, défigurer la graphie de la langue avec la pratique de l’écriture inclusive, réduire toute expression à la pensée unique du moment.

Une langue décharnée plutôt que savoureuse et colorée, un imaginaire censuré plutôt qu’une ouverture au rêve, une aseptisation des contenus plutôt qu’un apprentissage des différences et de la mise en perspective historique, une uniformisation du style, du son, de la perception qui conduit à une robotisation des consciences, un langage unique (comme l’est la pensée), ce fameux globish, aussi éloigné de la langue anglaise, disent ses vrais amoureux, que l’est la cuisine surgelée de la saveur des produits frais : l’inquiétude n’est pas nouvelle. Sauf que, à présent, l’accumulation de ces atteintes anticulturelles cible les jeunes, les enfants même, qui, si l’on accepte de laisser cette action rongeuse se poursuivre, n’auront bientôt plus de mémoire pour se défendre, plus d’images pour rêver, plus de mots pour dire la beauté, l’amour, la vie.

Est-ce cela que nous voulons ?

Source : Le Figaro

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