En 1940, le censeur de presse du gouvernement, Fulgence Charpentier, célébré des années plus tard à titre de doyen des journalistes au Québec, enjoint à Jean Drapeau de se taire au sujet de la guerre. [...] Mais que dit donc Jean Drapeau dans les pages du journal étudiant Le Quartier latin ou dans ses discours ? Il en a contre tout ce qui peut être lié, de près ou de loin, à une justice sociale qui serait inspirée par le socialisme ou le communisme. Comme le milieu catholique dans lequel il baigne, il honnit ceux qui pourraient remettre en cause l’autorité de l’Église et la famille, les tenant pour les principaux fondements, avec la langue française, de la nation qu’il chérit.
Haut-le-cœur
Drapeau va tenir à répétition des propos très durs contre l’immigration, même si celle-ci, dans les faits, s’est à peu près arrêtée depuis les années 1930. [La proportion des francophones va mécaniquement augmenté dans la fédération canadienne jusqu’à la reprise de l’immigration après-guerre] Il rejette jusqu’à l’idée que, par souci humanitaire, on puisse encourager l’accueil de réfugiés. « Chaque fois que le Canada, et particulièrement le Canada français, a daigné recevoir des immigrés au nom de quelque grand principe, nous avons toujours eu à nous en repentir », écrit-il le 16 octobre 1940. Pourquoi s’intéresser à ces gens venus d’ailleurs, dit-il, alors que les droits des Canadiens français sont bafoués chez eux ? Les Canadiens français sont traités injustement. Chez les hauts fonctionnaires fédéraux, on ne compte que 11,5 % de Canadiens français, explique-t-il, alors que leur proportion est alors d’environ 30 % au Canada. Le jeune idéologue va jusqu’à regretter que des réfugiés, chassés par la Révolution russe, des anticommunistes comme lui, aient été accueillis au pays. Ces gens, insiste-t-il, ont transformé « la grande artère commerciale de notre ville […] en une dégoûtante foire où quelque viande puante voisine de sales croûtons et où les trottoirs servent trop souvent de poubelles aux fruits et légumes en état de décomposition ; en dotant la métropole de quartiers repoussants, où nous ne pouvons circuler sans éprouver de violents haut-le-cœur ; en contaminant plusieurs des plus beaux coins de nos campagnes par un étalage monstrueux des plus offensantes promiscuités ; enfin en ruinant le commerce canadien-français par une concurrence déloyale, à base de tactiques peu morales, lorsqu’elles ne sont pas franchement malhonnêtes ». [...] Accueillir des étrangers, Drapeau s’y refuse de façon catégorique : leur « venue ici ne peut s’effectuer sans bouleverser grandement notre vie sociale, économique et politique », affirme-t-il.
Saboter la famille
En avril 1942, lors de la campagne du plébiscite sur la conscription, Jean Drapeau est un des militants les plus actifs du comité du NON, largement victorieux au Québec. Ce résultat référendaire n’a cependant pas dissuadé le gouvernement d’Ottawa de continuer, dans le cadre de l’effort de guerre, de réclamer des modalités pour mobiliser la population. Dans une lettre datée du 11 décembre 1942, Drapeau dit refuser, sur un ton outré, de se présenter à l’examen médical militaire obligatoire. Il finira par s’y soumettre, mais sous réserve de contestations futures, écrit le jeune avocat. Le 30 novembre 1942, le « candidat des conscrits » Jean Drapeau affronte le major général Laflèche, ministre des Services de guerre, à l’occasion d’une élection partielle dans Outremont. Drapeau s’adresse à ses électeurs en français, en anglais et en italien. Il se dit, à répétition, contre l’envoi des femmes au travail dans les usines. Dans un discours daté du 15 novembre 1942, il affirme que la conscription vise à « saboter la famille à sa base même », cette précieuse « cellule de la nation ». Dans un autre de ses discours de campagne, celui-ci non daté, il répète que les membres du gouvernement fédéral « vont détruire notre famille, envoyer le père aux armées, la mère aux usines et laisser les enfants à la rue ou aux aléas de l’éducation en série ». Il laisse de surcroît planer le spectre que l’effort de guerre conduira à une augmentation de la criminalité. [...]
L’élite guidant le peuple
Jean Drapeau est le fils unique d’Alberta Martineau, dite Berthe, et de Joseph-Napoléon Drapeau, un vendeur d’assurances qui a des ambitions politiques municipales, en accord avec ses allégeances conservatrices. En 1936, Joseph-Napoléon affirme que son adversaire politique dans Rosemont, Joseph-Henri Brien, est un hypocrite, une canaille, un traître, un menteur. C’est pourtant ce même Brien — l’oncle de son épouse Marie-Claire Boucher —, qui deviendra l’homme de confiance de Jean Drapeau, à titre de grand argentier du Parti civique. Auprès du maire Drapeau, élu en 1954, on trouvera aussi, comme conseillers municipaux, un de ses cousins ainsi que son père. Élève à l’école supérieure Le Plateau, Jean Drapeau apparaît comme un élève moyen, mais apprécié. À compter de 1933, il dirige Le Micro, « le plus grand mensuel scolaire de Montréal », où on trouve aussi son ami Maurice Custeau, qui sera un député de Maurice Duplessis et le premier président de Loto-Québec. Drapeau donne des leçons de français à des hommes d’affaires, milite au sein de l’Association canadienne de la jeunesse catholique, collabore à L’Action nationale, vend des arbres généalogiques constitués par l’Institut Drouin. Il va même tenter, en 1941, de devenir annonceur à la radio de CKAC. Étudiant en droit à l’Université de Montréal, Jean Drapeau devient un habitué des joutes d’art oratoire, où il défend, par exemple, sans se soucier de leurs idéaux républicains contraires aux siens, les patriotes de 1837-1838. Le jeune Drapeau est vite happé par l’action politique.
L’Église et l’autorité
À l’automne 1959, le rédacteur en chef du Devoir, André Laurendeau, écrit une lettre au maire de Montréal, son vieil ami. Il a milité avec lui à la Ligue pour la défense du Canada et au Bloc populaire, ces mouvements politiques qui canalisent, durant la guerre, les forces nationalistes. Dans sa lettre, Laurendeau lui demande de participer à un numéro spécial du journal, en prenant prétexte d’une réflexion sur l’autorité telle que formulée par Henri Bourassa. Jean Drapeau juge d’emblée que la conception sociopolitique formulée par Bourassa en 1910 est toujours valable, que rien au fond dans la société n’a changé à cet égard. Autrement dit, affirme Drapeau, le Canada français a besoin « d’une classe dirigeante capable d’éclairer et de guider le peuple ». Selon Drapeau, « la nécessité reste la même » en 1960. Et cette élite, bien entendu, il a l’assurance d’en être, comme son éducation catholique l’en a convaincu. Jusqu’en 1949, Drapeau sera marguillier de sa paroisse. Au cours de sa carrière, il va profiter discrètement de l’appui de gens d’Église. Le père Émile Legault, un des précurseurs du théâtre au Québec, tient comme d’autres à ce que son soutien demeure secret, « puisqu’il faut éviter une collusion gênante entre l’autorité civile et la moinerie », écrit-il dans une lettre. Sa formation intellectuelle très catholique, Drapeau en est largement redevable à Lionel Groulx, avec qui il conserve, sa vie durant, un rapport chaleureux, empreint de déférence. Il ira jusqu’à offrir à l’historien en soutane, à l’occasion d’Expo 67, une visite privée et commentée des installations. Groulx voit en Drapeau un grand chef. Il lui écrira, à son élection comme maire en 1954 : « J’ai prié pour votre succès. »
Source : Le Devoir
Haut-le-cœur
Drapeau va tenir à répétition des propos très durs contre l’immigration, même si celle-ci, dans les faits, s’est à peu près arrêtée depuis les années 1930. [La proportion des francophones va mécaniquement augmenté dans la fédération canadienne jusqu’à la reprise de l’immigration après-guerre] Il rejette jusqu’à l’idée que, par souci humanitaire, on puisse encourager l’accueil de réfugiés. « Chaque fois que le Canada, et particulièrement le Canada français, a daigné recevoir des immigrés au nom de quelque grand principe, nous avons toujours eu à nous en repentir », écrit-il le 16 octobre 1940. Pourquoi s’intéresser à ces gens venus d’ailleurs, dit-il, alors que les droits des Canadiens français sont bafoués chez eux ? Les Canadiens français sont traités injustement. Chez les hauts fonctionnaires fédéraux, on ne compte que 11,5 % de Canadiens français, explique-t-il, alors que leur proportion est alors d’environ 30 % au Canada. Le jeune idéologue va jusqu’à regretter que des réfugiés, chassés par la Révolution russe, des anticommunistes comme lui, aient été accueillis au pays. Ces gens, insiste-t-il, ont transformé « la grande artère commerciale de notre ville […] en une dégoûtante foire où quelque viande puante voisine de sales croûtons et où les trottoirs servent trop souvent de poubelles aux fruits et légumes en état de décomposition ; en dotant la métropole de quartiers repoussants, où nous ne pouvons circuler sans éprouver de violents haut-le-cœur ; en contaminant plusieurs des plus beaux coins de nos campagnes par un étalage monstrueux des plus offensantes promiscuités ; enfin en ruinant le commerce canadien-français par une concurrence déloyale, à base de tactiques peu morales, lorsqu’elles ne sont pas franchement malhonnêtes ». [...] Accueillir des étrangers, Drapeau s’y refuse de façon catégorique : leur « venue ici ne peut s’effectuer sans bouleverser grandement notre vie sociale, économique et politique », affirme-t-il.
Saboter la famille
En avril 1942, lors de la campagne du plébiscite sur la conscription, Jean Drapeau est un des militants les plus actifs du comité du NON, largement victorieux au Québec. Ce résultat référendaire n’a cependant pas dissuadé le gouvernement d’Ottawa de continuer, dans le cadre de l’effort de guerre, de réclamer des modalités pour mobiliser la population. Dans une lettre datée du 11 décembre 1942, Drapeau dit refuser, sur un ton outré, de se présenter à l’examen médical militaire obligatoire. Il finira par s’y soumettre, mais sous réserve de contestations futures, écrit le jeune avocat. Le 30 novembre 1942, le « candidat des conscrits » Jean Drapeau affronte le major général Laflèche, ministre des Services de guerre, à l’occasion d’une élection partielle dans Outremont. Drapeau s’adresse à ses électeurs en français, en anglais et en italien. Il se dit, à répétition, contre l’envoi des femmes au travail dans les usines. Dans un discours daté du 15 novembre 1942, il affirme que la conscription vise à « saboter la famille à sa base même », cette précieuse « cellule de la nation ». Dans un autre de ses discours de campagne, celui-ci non daté, il répète que les membres du gouvernement fédéral « vont détruire notre famille, envoyer le père aux armées, la mère aux usines et laisser les enfants à la rue ou aux aléas de l’éducation en série ». Il laisse de surcroît planer le spectre que l’effort de guerre conduira à une augmentation de la criminalité. [...]
L’élite guidant le peuple
Jean Drapeau est le fils unique d’Alberta Martineau, dite Berthe, et de Joseph-Napoléon Drapeau, un vendeur d’assurances qui a des ambitions politiques municipales, en accord avec ses allégeances conservatrices. En 1936, Joseph-Napoléon affirme que son adversaire politique dans Rosemont, Joseph-Henri Brien, est un hypocrite, une canaille, un traître, un menteur. C’est pourtant ce même Brien — l’oncle de son épouse Marie-Claire Boucher —, qui deviendra l’homme de confiance de Jean Drapeau, à titre de grand argentier du Parti civique. Auprès du maire Drapeau, élu en 1954, on trouvera aussi, comme conseillers municipaux, un de ses cousins ainsi que son père. Élève à l’école supérieure Le Plateau, Jean Drapeau apparaît comme un élève moyen, mais apprécié. À compter de 1933, il dirige Le Micro, « le plus grand mensuel scolaire de Montréal », où on trouve aussi son ami Maurice Custeau, qui sera un député de Maurice Duplessis et le premier président de Loto-Québec. Drapeau donne des leçons de français à des hommes d’affaires, milite au sein de l’Association canadienne de la jeunesse catholique, collabore à L’Action nationale, vend des arbres généalogiques constitués par l’Institut Drouin. Il va même tenter, en 1941, de devenir annonceur à la radio de CKAC. Étudiant en droit à l’Université de Montréal, Jean Drapeau devient un habitué des joutes d’art oratoire, où il défend, par exemple, sans se soucier de leurs idéaux républicains contraires aux siens, les patriotes de 1837-1838. Le jeune Drapeau est vite happé par l’action politique.
L’Église et l’autorité
À l’automne 1959, le rédacteur en chef du Devoir, André Laurendeau, écrit une lettre au maire de Montréal, son vieil ami. Il a milité avec lui à la Ligue pour la défense du Canada et au Bloc populaire, ces mouvements politiques qui canalisent, durant la guerre, les forces nationalistes. Dans sa lettre, Laurendeau lui demande de participer à un numéro spécial du journal, en prenant prétexte d’une réflexion sur l’autorité telle que formulée par Henri Bourassa. Jean Drapeau juge d’emblée que la conception sociopolitique formulée par Bourassa en 1910 est toujours valable, que rien au fond dans la société n’a changé à cet égard. Autrement dit, affirme Drapeau, le Canada français a besoin « d’une classe dirigeante capable d’éclairer et de guider le peuple ». Selon Drapeau, « la nécessité reste la même » en 1960. Et cette élite, bien entendu, il a l’assurance d’en être, comme son éducation catholique l’en a convaincu. Jusqu’en 1949, Drapeau sera marguillier de sa paroisse. Au cours de sa carrière, il va profiter discrètement de l’appui de gens d’Église. Le père Émile Legault, un des précurseurs du théâtre au Québec, tient comme d’autres à ce que son soutien demeure secret, « puisqu’il faut éviter une collusion gênante entre l’autorité civile et la moinerie », écrit-il dans une lettre. Sa formation intellectuelle très catholique, Drapeau en est largement redevable à Lionel Groulx, avec qui il conserve, sa vie durant, un rapport chaleureux, empreint de déférence. Il ira jusqu’à offrir à l’historien en soutane, à l’occasion d’Expo 67, une visite privée et commentée des installations. Groulx voit en Drapeau un grand chef. Il lui écrira, à son élection comme maire en 1954 : « J’ai prié pour votre succès. »
Source : Le Devoir