lundi 14 juin 2021

« Les langues anciennes nous permettent de former une pensée et ainsi de commencer à dire non »

Entretien avec la journaliste et essayiste italienne Andrea Marcolongo, formée aux lettres classiques, qui s’est fait connaître notamment pour son livre sur le grec ancien La Langue géniale, paru en 2016 en Italie, avant d’être traduit en une dizaine de langues. L’université de Princeton a récemment supprimé l’obligation d’apprendre le latin et le grec pour les étudiants en lettres classiques. La raison évoquée ? Lutter contre le « racisme systémique ». Sur sa page web, Diversity and equity, le Département des lettres classiques de l’établissement explique ainsi que la culture gréco-romaine a « instrumentalisé, et a été complice, sous diverses formes d’exclusion, y compris d’esclavage, de ségrégation, de suprématie blanche, de destinée manifeste, et de génocide culturel ». Andrea Marcolongo déplore cette décision. Elle rappelle l’importance d’apprendre le latin et le grec pour développer son esprit critique et renouer avec la beauté, la poésie et la profondeur des mots.

LE FIGARO. — Que vous inspire la suppression de l’obligation d’apprendre le latin et le grec pour les étudiants en lettres classiques à Princeton ?

Andrea MARCOLONGO. — Je ne ressens pas simplement un bouleversement, mais une grande inquiétude. Il ne s’agit pas là du résultat de l’esprit du temps, mais de l’expression d’un malaise. Il n’est pas strictement lié aux lettres classiques, mais à notre capacité à accepter aujourd’hui la pensée. Il y a une volonté de renier le débat, c’est ça le risque que sous-tend cette suppression. Dans cette volonté hypocrite de vouloir respecter le monde entier, on perd la force et l’envie de soutenir une opinion. La pensée ne peut pas être neutre. Les langues anciennes nous rappellent justement cela ; elles nous permettent de former une pensée et ainsi de commencer à dire non.

— Ce phénomène existe-t-il déjà en Europe ?

— Pour l’heure, cette volonté de ne plus débattre se situe surtout aux États-Unis. Il n’y a plus de débat, seulement cette « cancel culture », cette culture de l’annulation liée au politiquement correct. On empêche l’autre de prendre position plutôt que de débattre. C’est plus facile, plus paresseux. Sauf qu’à force de tout « canceller », il finira par ne plus rien rester. Je trouve cela effrayant que pendant des conférences on puisse me poser la question : « Faut-il condamner Platon parce qu’il était misogyne ? » D’autres s’interrogent : « Faut-il arrêter d’apprendre Homère parce qu’il ne respecte pas assez les femmes ? » C’est un faux débat ! On a perdu la perspective. On lit des textes pour étudier des langues ; peut-être que certains d’entre aux contenaient des propos misogynes et racistes selon le point de vue de notre époque, mais cela nous donne la possibilité de remarquer ou de contester ces aspects. L’antidote au racisme n’est pas d’effacer la culture, mais de savoir prendre position. Chez les Grecs, la tragédie servait certes à mettre en scène des drames pour le plaisir des spectateurs, mais aussi et surtout pour montrer les aspects les plus obscurs de l’être humain. Par la catharsis, on était ainsi capable de comprendre nos émotions et de les accepter.

— N’est-il pas absurde de vouloir transposer un modèle culturel à une société vieille de plusieurs millénaires ?

— Si. On ne peut pas culpabiliser une langue avec des valeurs d’une époque qui n’est pas la sienne. La langue n’a pas à être un drapeau politique. C’est pour cette raison que je trouve que tous ces débats qu’on injecte aux langues anciennes sur le racisme, le féminisme… sont très loin de l’esprit grec. À mon sens, ce n’est pas la langue qui est raciste, mais ce sont ses usagers qui le sont. Je vis avec l’inquiétude de savoir qu’il y a des personnes qui regardent les langues anciennes avec un regard qui censure. Si l’on juge des langues à l’aune d’aujourd’hui qui sait ce qu’on pensera de notre propre usage de la langue demain ?

— Comment expliquez-vous cette perte du latin et du grec ?

— Je pense que c’est une question de paresse intellectuelle. On supprime les langues classiques pour éviter de penser. La démocratie intellectuelle non seulement permettait de penser, mais elle obligeait à penser. Dans la Grèce Antique, Périclès payait les gens qui n’avaient pas les moyens d’aller au théâtre, parce qu’il disait toujours que les citoyens les plus dangereux étaient ceux qui n’avaient pas de culture. Il avait raison. C’était un engagement pour la collectivité, la société. Aujourd’hui, toute forme de culture est devenue démodée. On demande aux gens d’être performants, mais pas d’avoir une profondeur de la pensée. Néanmoins, je pense que tout ce système de politiquement correct, de censure, de langue si polie, a ses limites. Peut-être que les gens vont avoir envie à un moment de revenir à une activité intellectuelle. Nous avons les anticorps pour nous protéger contre cette censure venue des États-Unis.

— L’engouement autour de vos livres (La langue géniale, hommage au grec ancien, a été vendue à 150 000 exemplaires en Italie et publiée dans 27 pays) le prouve.

— Je l’espère. Une des utilités des langues anciennes, c’est de nous apprendre la valeur du temps. C’est donc très antimoderne d’apprendre ces langues ! Il faut des années pour les apprendre. Or, nous vivons dans une époque de la vitesse où tout doit être très rapide, presque instantané. Cela nous apprend donc une certaine discipline. Nous avons un problème avec le passé et le temps. Tout ce qui se fait vite n’est pas forcément bien. Les langues anciennes nous redonnent une certaine notion et une valeur du temps.

— La maîtrise des langues anciennes permet aussi de mieux connaître les mots qu’on emploie et donc d’avoir une pensée plus juste.

— Oui, cela permet la discussion. Lorsqu’on a le mot juste, on s’exprime mieux. C’est pour cela que je me suis concentrée dans mon dernier livre sur l’étymologie. Une langue ancienne nous oblige à habiter l’essence d’une langue, à renouer avec la poésie et la profondeur des mots. Nous ne sommes pas simplement des juristes de la langue. Ainsi, apprendre les langues anciennes permet non seulement d’acquérir un meilleur vocabulaire, mais aussi de trouver le bon mot et construire une meilleure pensée. Il ne faut pas apprendre une langue en fonction de son utilité, comme un outil, sinon on se coupe de sa beauté, sa culture, sa mythologie.

— Que faire donc pour redonner le goût des langues anciennes ?

—  Il suffit d’offrir à quelqu’un Homère, même traduit en français. Ainsi, on peut se plonger dans la beauté incroyable de la littérature ancienne. Plutôt que de passer son temps à débattre sur l’utilité ou l’inutilité, le racisme des langues anciennes, je propose de revenir à la beauté des langues avec un regard sans a priori. Le texte est magnifique. Il faut étudier cette langue qui nous parle de nous-mêmes.

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