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En agronomie, on appelle culture hydroponique le fait de faire pousser des fruits ou des légumes en dehors des champs, dans des serres, sur un substrat inerte (terreau, billes d’argile, laine de roche, fibres de coco…) parcouru par des solutions liquides enrichies en nutriments.
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On peut avoir régulièrement l’impression que la France contemporaine fonctionne sur ce modèle. La roche mère a été arasée, de nouvelles couches se sont déposées, et ce qui pousse maintenant dans de nombreux endroits est hors-sol, sans les racines qui ont longtemps nourri notre culture. C’est une France générique où tout semble interchangeable, uniformisé, sans ancrage profond. Dans de nombreux territoires, cette réalité hydroponique est devenue la norme et marque les paysages comme les modes de vie.
Dans la nuit du 31 octobre dernier, deux fusillades ont eu lieu, l’une à Poitiers et l’autre à Saint-Péray, dans l’agglomération de Valence, événements au cours desquels deux jeunes ont trouvé la mort et plusieurs autres ont été blessés.
[...] Certes, la roche mère subsiste encore à la façon d’un vieux relief érodé. Les fusillades se sont déroulées dans le quartier des Couronneries à Poitiers et dans la commune ardéchoise de Saint-péray, toponymes se rattachant au référentiel de la France traditionnelle. Mais si le substrat historique affleure encore, on note également les indices du dépôt d’une couche culturelle yankee, résultat de l’américanisation désormais assez ancienne du pays. À Poitiers, le plus haut et le plus emblématique bâtiment du quartier d’habitat collectif des Couronneries, sorti de terre à la fin des années 1960, porte le nom de tour Kennedy. La discothèque de Saint-Péray devant laquelle la fusillade s’est produite s’appelle The Seven.
[...] À Poitiers, dans le cadre d’un vaste programme de rénovation urbaine, la vieille tour Kennedy est en voie de démantèlement et le foyer de jeunes travailleurs qui s’y trouvait sera relogé dans une nouvelle résidence s’intitulant Barankaï K2, le terme « barankaï » signifiant « communauté » en philippin (nous sommes loin du vieux patois poitevin), «K2» faisant référence au nom de l’ancien immeuble, comme un «Kennedy 2». À Saint-Péray également, la couche culturelle d’inspiration technocratique est présente dans la toponymie, puisque la discothèque est implantée au cœur d’une vaste zone commerciale portant le nom de « zone Pôle 2000 », la référence moderniste à l’an 2000 ayant été très en vogue parmi les aménageurs dans les années 1980 et 1990. Cette zone commerciale regroupant de multiples enseignes et desservie par plusieurs ronds-points est par ailleurs typique des paysages de la France hydroponique.
Parallèlement à la multiplication des zones commerciales, la topographie de la France hydroponique se caractérise également par l’émergence de commerces communautaires ou en lien avec la présence d’une population issue des immigrations. À Poitiers, l’auteur de la fusillade a fait feu sur la terrasse d’un kebab. Ce type d’établissement, comme les bars à chicha, est régulièrement le théâtre de règlements de comptes entre bandes rivales. En juin 2020, de violents affrontements avaient opposé des Tchétchènes et des Maghrébins dans le quartier des Grésilles à Dijon, à la suite d’une altercation dans un bar à chicha, le Black Pearl, le nom de l’établissement étant puisé soit dans la pop culture hollywoodienne en référence au nom du navire de Jack Sparrow (alias Johnny Depp) dans le film Pirates des Caraïbes, soit dans l’une des plus célèbres séries télévisées turques, intitulée Black Pearl. En juin 2024 à Saumur, le jeune Bilal était tué dans le cadre d’un règlement de comptes à la terrasse d’un kebab. Quelques mois plus tard, en septembre dernier, c’est à Cagnes-sur-Mer qu’un autre kebab essuyait des tirs faisant deux blessés graves. On notera qu’historiquement, les règlements de comptes entre malfrats se déroulaient dans les bars et les bistrots (par exemple, la fusillade du Bar du Téléphone dans le nord de Marseille en 1979). Dans les quartiers marqués par un référentiel hydroponisé, délinquants et trafiquants s’affrontent désormais préférentiellement dans des kebabs ou des bars à chicha.
Selon les lieux, le dépôt, sur la couche yankee, d’une couche culturelle qu’on qualifiera d’« orientale » est plus ou moins épais et visible. Dans de nombreux territoires, les kebabs, bars à chicha, barber shops [anathème de dire barbiers] ou établissements halals s’intègrent dans le tissu commercial traditionnel ou américanisé. Dans certains quartiers, ils sont omniprésents et constituent la quasi-totalité de l’offre commerciale, comme l’écrivait en octobre 2024 le député LFI de Vénissieux, Idir Boumertit, à propos de la reprise par l’enseigne halal Triangle du supermarché Casino de sa ville, qui, si «elle permet de conserver une offre commerciale de moyenne surface sur le plateau des Minguettes et de maintenir les postes des salariés », impliquerait également « des ajustements dans l’offre de produits, et notamment la suppression des boissons alcoolisées et du porc. (…) Ce changement soulève des questions légitimes sur la capacité de l’offre commerciale à répondre aux besoins variés de l’ensemble des habitants », poursuivait-il, estimant qu’« il est important que la population multiculturelle de Vénissieux puisse accéder à une diversité de produits ». D’après le député, l’arrivée de Triangle pourrait également menacer l’équilibre économique des « petits commerces indépendants du plateau des Minguettes qui proposent une offre similaire ».
Dans le quartier des Couronneries à Poitiers, la place de Coimbra où se situe le kebab (halal) qui fut le lieu du drame, présente, elle, une diversité de commerces et de services (boulangerie, boucherie, restaurant Pac Miam, bureau de poste…). Ce restaurant s’appelle L’Otentik. Une rapide recherche sur internet montre que ce nom - ou sa variante L’Otantik - est également celui d’autres restaurants kebabs ou snacks à Niort, Brest, Saint-Martin de Crau, Saint-Priest, Bondy, Clermont-Ferrand ou bien encore à Uckange. Le choix de ce nom pour un restaurant de kebab renvoie sans doute au terme «otantik», traduction turque du terme français « authentique ». Mais cette variante orthographique n’est pas sans rappeler l’essor dans toute une partie de la population, via la pratique des textos et les réseaux sociaux, d’une nouvelle syntaxe basée sur une phonétique des plus rudimentaires. Ce sabir, très éloigné de l’orthographe officielle, constitue sur le plan linguistique une des manifestations de cette culture hydroponique en cours de métabolisation.
Plusieurs études statistiques ont objectivé la baisse significative de la maîtrise du français parmi les élèves. D’après les données du ministère de l’Éducation nationale, la proportion d’élèves de CM2 faisant 15 fautes ou plus à la même dictée de 67 mots a littéralement explosé depuis la fin des années 1980. Alors qu’en 1987 seul un tiers des élèves effectuaient 15 fautes ou plus, ce très faible niveau de maîtrise de l’orthographe est devenu quasiment généralisé en 2021 (90% des élèves se trouvant dans cette situation).
Ce constat est partagé par de nombreux enseignants, comme cette professeur dans un collège privé de Pau ayant commencé à enseigner en 1992 : « Ce que je faisais il y a vingt ans pour un niveau de sixième ou de cinquième serait compliqué à faire aujourd’hui dans les mêmes classes. » Ces lacunes, observées initialement chez les enfants et les adolescents, se retrouvent dorénavant mécaniquement, au gré de l’avancée en âge des cohortes générationnelles, progressivement dans l’ensemble de la société. Le vocabulaire employé est moins fourni et la langue, relâchée. Des études l’ont mesuré, mais on le constate empiriquement quand on compare par exemple des micros-trottoirs réalisés auprès de Français ordinaires dans les années 1960 et ceux tournés aujourd’hui.
Norbert Elias insistait sur l’importance de l’écrit dans les processus de civilisation. On peut dès lors se demander si l’écriture numérique a les mêmes vertus civilisatrices que l’écriture manuscrite sur papier. L’écriture cursive participe en effet de la structuration de la pensée et l’apprentissage de l’écriture passe par l’inculcation de règles formelles qui sont beaucoup moins respectées avec l’écriture numérique, sans même parler des textos ou des commentaires sur les réseaux sociaux.