Dans L’Empire du politiquement correct
, son dernier ouvrage, le sociologue québécois se demande qui s’est arrogé le droit d’affirmer qu’une opinion est acceptable dans l’espace médiatique. Figure de la vie intellectuelle québécoise, le sociologue Mathieu Bock-Côté est un observateur pénétrant des États-Unis comme de l’Europe, et tout particulièrement de la France, pays cher à son cœur. Chroniqueur au Figaro, auteur de plusieurs essais remarqués, en particulier Le Multiculturalisme comme religion politique (Éditions du Cerf, 2016), Mathieu Bock-Côté bâtit une œuvre consacrée, notamment, à réhabiliter l’idée nationale et un certain conservatisme. Dans son nouveau livre, L’Empire du politiquement correct
(Éditions du Cerf), l’auteur affronte une question capitale : Par quels procédés sont exercés la surveillance et le contrôle de la parole dans le débat public ? Le Figaro publie, en exclusivité, de larges extraits de cet ouvrage, vaillante défense de la liberté de l’esprit.
La puissance d’une orthodoxie
S’il y a une pluralité de points de vue possibles au sein d’une société, ils se déploient néanmoins à partir d’une orthodoxie préalablement établie — on pourrait aussi parler du noyau idéologique du régime. Celui qui détermine les codes de la respectabilité structurant l’espace public et décide quels sont les grands interdits qui le fondent en plus de pouvoir en chasser ceux qui ne les respectent pas exerce l’hégémonie idéologique. […] Mais quand l’espace public semble trop en décalage avec les préoccupations populaires, la confiance dans le système politico-médiatique s’érode et le scepticisme prend sa place, quand ce n’est pas l’aversion. Nous en sommes là. Depuis un demi-siècle, environ, dans la plupart des sociétés occidentales, le système médiatique a peu à peu transformé la conversation démocratique en monologue progressiste. […] À cause de cela, des franges de plus en plus nombreuses de la population se sentent exclues du débat public. Souvent, elles s’identifient au peuple, et dénoncent l’avènement d’une oligarchie. À tout le moins, elles font le procès des élites, accusées de vivre dans une bulle, séparées du commun des mortels et ne désirant pas s’y mêler. La tentation naturelle de ceux qui se sentent rejetés de la vie politique et du discours public est d’y voir un déni de démocratie : qu’est-ce qu’une démocratie qui sélectionne à l’avance les options politiques qui pourront être débattues publiquement, qui accorde des certificats de respectabilité aux uns et des contraventions morales aux autres, en plus d’interdire certains sujets sensibles ?
L’idéal sacré de la diversité
Au marxisme scientifique d’hier répond la science diversitaire d’aujourd’hui. Une fois cela entendu, le débat public doit moins être contradictoire que pédagogique : il pointe dans une certaine direction, il fixe un horizon, il annonce à l’avance la bonne réponse, à laquelle les citoyens éclairés devraient se rallier. À partir du progrès pensé comme révélation appelée à déployer ses conséquences dans l’histoire, le progressisme diversitaire s’engage dans la cité. Cette révélation est un savoir. Si une partie importante de la population tarde à se rallier à sa vision des choses, comme c’est souvent le cas, c’est que le camp progressiste l’a insuffisamment expliquée. Il devra donc mener une meilleure communication. Ceux qui s’opposent à lui ne le comprennent pas, sans quoi ils s’y rallieraient, ou alors ils n’y ont pas intérêt, ce qui les transforme en défenseurs de privilèges à renverser. Les pires sont évidemment ceux qui comprennent le message progressiste, mais le refusent : ils basculent dans la catégorie des « ennemis du genre humain ».
Le tapis de bombes
La promotion de l’idéal diversitaire justifie un harcèlement médiatique permanent pour amener les populations à s’y convertir et pour identifier ceux qui résistent à ses sirènes. Il est même nécessaire de heurter le sens commun, de le déstabiliser et lui faire perdre toute valeur d’évidence, pour qu’il ne subsiste qu’à la manière de stéréotypes à congédier et de préjugés à déconstruire — cela permettra de démasquer ceux qui s’y attachent exagérément. C’est ce qu’on appellera pudiquement des campagnes pour faire évoluer les mentalités.
Psychiatriser l’adversaire
L’histoire du politiquement correct tarde à s’écrire et on le dénonce plus souvent qu’on ne prend la peine de le définir. On en proposera ici la définition suivante : le politiquement correct est un dispositif inhibiteur ayant pour vocation d’étouffer, de refouler ou de diaboliser les critiques du régime diversitaire et de l’héritage des Radical Sixties, et, plus largement, d’exclure de l’espace public tous ceux qui transgresseraient cette interdiction. Il assure un récit médiatique conforme aux exigences du régime diversitaire, qui permet d’occulter les pans du réel qui tendent à désavouer ses promesses, et à disqualifier les acteurs politiques et intellectuels qui affichent implicitement ou explicitement leur désaccord avec lui. Il revendique non seulement le monopole du bien, mais pousse la chose plus loin en revendiquant aussi le monopole de la santé mentale, en assimilant les résistances qu’il suscite à l’univers de la phobie. De la xénophobie à l’islamophobie, à l’homophobie, à la transphobie, et on pourrait ajouter d’autres phobies à la liste, on comprend que toute forme d’attachement marqué à ce qui passe pour le monde d’hier relève désormais du désordre psychique. Il devient ainsi possible de mener une campagne [Radio-Cadenas en tête !] relevant de la santé publique pour assainir les mentalités, pour les réformer, pour les rééduquer.
Bannir et imposer des mots
Lorsque la langue devient novlangue, certaines zones de la réalité deviennent inaccessibles. Les mots pour la saisir ne sont plus disponibles ou sont décrétés radioactifs. Pire encore : on ne peut y faire référence qu’à la manière d’un scandale moral. Certaines pensées deviennent informulables aussi. […] Les exemples d’épuration du vocabulaire sont nombreux aujourd’hui. Qui ne fait pas un usage approprié du nouveau lexique diversitaire se présente malgré lui comme un dissident. C’est une traque permanente, et principalement, une traque du langage et des mots de trop, qui commence. Il ne faut plus être capable de penser contre le régime diversitaire — c’est la possibilité même d’être en désaccord avec lui qu’il faut progressivement éradiquer. Le contrôle du langage permet de dépister les désaccords implicites, explicites, ou encore les traces de l’ancien monde dans le nouveau — des traces qu’il faudra effacer en purifiant la société. […] Des mots disparaissent, mais d’autres apparaissent aussi. […] À titre d’exemples, que l’on pense à des mots ou à des expressions comme « racisme systémique », « culture du viol », « queer », « fluidité identitaire », « racisés », « afrodescendant », « appropriation culturelle », « transphobie », « populisme », « extrême droite » ou à tous les termes qui finissent en phobie : à travers eux, c’est une idéologie qui se déploie, et selon qu’on les utilise, qu’on les laisse de côté ou qu’on les critique, encore une fois, on ne sera pas accueilli de la même manière dans le débat public. Lorsqu’un terme nouveau, à forte connotation idéologique, surgit, il s’accompagne souvent de guillemets. Lorsqu’il s’en affranchit, c’est qu’on vient de décréter son intégration au vocabulaire ordinaire. Ces guillemets tombent de plus en plus rapidement, comme si la dynamique de normalisation médiatique de la novlangue s’accélérait.
Le Canada, Disneyland de la diversité
Le Canada est proposé à l’admiration de tous comme un modèle universel, le pays ayant renoncé à toute identité substantielle et ne se définissant plus que par sa diversité, et plus encore par son désir de pousser le plus loin possible la quête de la diversité. Son ouverture au niqab, par exemple, vient confirmer à ses propres yeux sa propre tolérance, et la supériorité de son modèle justement capable de transcender et même de contrarier le malaise populaire au nom du droit des minorités. Le Canada se construirait en se déconstruisant, et en ne tolérant plus que les entraves venues du monde d’hier contiennent une mutation de plus en plus accélérée, qui ne semble plus connaître de fin. Le Canada, qui revendique le titre de superpuissance morale, ne se présente pas seulement, selon la rhétorique longtemps utilisée par le gouvernement fédéral, comme le « meilleur pays au monde », mais plus encore, comme le pays le plus en avance au monde, comme s’il représentait la prochaine étape dans l’histoire de l’humanité. […] La théorie du racisme systémique en vient à traduire l’existence d’une culture historique au sein d’un pays à la manière d’un système discriminatoire servant exclusivement les natifs et qu’il faudrait démonter. […]
Noblesse des lutteurs
Mais tous ne veulent pas simplement se laisser engloutir par le nouveau monde. C’est la posture la plus admirable, celle de l’homme qui ne cède pas. Rien n’est plus naturel que de croire que tout n’est pas perdu, et qu’à défaut de ramener le monde d’hier, on puisse restaurer ce qui n’aurait pas dû être sacrifié. […] On se méfiera avec raison des individus erratiques à l’ego boursouflé qui confondent la politique avec une aventure personnelle qui pourrait bien mal finir. Mais on ne réduira pas l’appel à l’homme providentiel à une pure mystique du chef ou à une coupable tentation autoritaire. On ne sait pas toujours à l’avance qui est le grand homme — on ne sait pas s’il ne deviendra pas un individu fantasque ou un tyran. Il faut de toute façon avoir une personnalité trouble pour entrer en dissidence avec un régime — la plupart du temps, le sort qui attend le dissident, c’est l’ostracisme médiatique, la diabolisation politique, la psychiatrisation sur la place publique. Il faut probablement un caractère ubuesque et démesuré pour être capable de faire face à l’agressivité extrême dont peut faire preuve le système lorsqu’il se sent menacé. Il faut quelquefois aussi un homme qui passe pour fantasque pour porter pendant des années, sous les moqueries générales, une idée qui semble saugrenue, mais qu’il parviendra néanmoins à porter et normaliser. Un homme qui désire demeurer respectable auprès de ceux qu’il conteste est condamné à ne plus les contester ou à se contenter d’une contestation de façade. Il participera à la comédie des faux débats qu’on nous présente souvent comme l’expression sophistiquée de la démocratie. L’histoire ne s’écrit pas seulement avec des hommes respectant les codes bon chic bon genre de la bourgeoisie et avec en toile de fond une musique d’ascenseur.
Oser l’authenticité
Les codes de respectabilité qui structurent le système médiatique rétrécissent à ce point l’espace d’une délibération oxygénée qu’ils poussent à la révolte. On ne saurait refonder l’action politique sans s’arracher mentalement à tout ce qui inhibe la parole publique, sans se révolter contre l’étouffement de la liberté d’expression, sans se révolter non plus contre ce qui empêche l’action publique. Il est probablement nécessaire de sortir de la mythologie progressiste pour renouer avec un débat politique qui ne disqualifie pas à l’avance ceux qui confessent leur scepticisme devant la dynamique de la modernité. […] S’il faut continuer de parler du clivage entre la gauche et la droite, il faudra alors que cette dernière ne se définisse plus en fonction de la première, mais à partir de son propre imaginaire
[Note du carnet : à partir de la réalité ?]. Cela implique que chaque camp assume sa propre philosophie politique, mais pour cela, encore doivent-ils la connaître et ne pas croire au fond d’eux-mêmes à l’interchangeabilité de tous les partis, comme s’ils représentaient chacun une nuance de la même idéologie dominante.
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