Le Figaro. — Seuls 535 candidats (sur plus de 380 000) ont présenté la spécialité « littérature, langues et cultures de l’antiquité - Latin » au bac 2022, et 237 en « littérature, langues et cultures de l’antiquité - Grec ancien ». Et seuls 3 % des lycéens ont suivi l’option latin en 2021-2022. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Andrea MARCOLONGO. — Je suis bouleversée par ces chiffres et réellement préoccupée. On parle désormais d’une toute petite minorité qui étudie le grec et le latin en France. Je le dis d’abord en tant qu’helléniste, mais aussi en tant qu’italienne, pays où les chiffres sont tout de même différents. Pour moi, c’est très grave. Si on laisse les choses se dérouler ainsi, dans quelques années, il n’y aura plus d’élèves ou d’étudiants français qui suivront des cours de langues anciennes.
— Quelles en sont les raisons ?
— Cette situation nous la devons d’abord à un conformisme de la classe politique et intellectuelle. On ne peut pas reprocher aux élèves et étudiants français de ne pas faire du latin et du grec car ces langues, et les références à ces langues, ont entièrement disparu du débat public. Lors de la dernière campagne électorale, je ne me rappelle pas en avoir entendu parler. Par ailleurs, depuis une dizaine d’années, on a commencé à juger la culture avec un paramètre d’utilité. On a pensé que ces langues n’étaient plus utiles et que le but de l’école était de former des travailleurs. Dans cette perspective, l’enseignement du grec et du latin était inefficient. Il n’y a même pas de débat intellectuel à ce sujet. Le conformisme à l’état pur, c’est de dire que l’on passe à autre chose et que ce n’est pas important.
— La paresse intellectuelle est-elle l’une des raisons de ce déclin ?
— Oui, c’est une paresse intellectuelle généralisée. Cela ne concerne pas que les élèves.
— Il est très rare de voir quelqu’un, issu de la classe politique ou intellectuelle, parler de L’Odyssée, de L’Iliade, d’Homère, des classiques ou des humanités. Les jeunes élèves de 14 ans ne se mettront pas au latin ou au grec seuls. Il faut assumer une responsabilité et pour moi elle est très claire : c’est d’abord celle de la classe politique et intellectuelle.
— Cette baisse de l’enseignement des langues anciennes en France fait écho à la décision de l’université de Princeton en avril 2021 de supprimer de son cursus de lettres classiques l’obligation d’un enseignement du latin et du grec. Les langues anciennes sont-elles rejetées par l’occident ?
— Il faut même parler ici de renoncement intellectuel. Ce n’est plus une remise en cause ou un rejet, c’est un effacement. Pourtant, les classiques servent à réfléchir. Italo Calvino disait que l’enseignement classique est fait pour se définir en rapport, être pour ou contre. Il faut toujours remettre en cause, la discussion avec l’enseignement classique est essentielle, mais pour cela il faut qu’il existe… Sinon, le risque est celui d’un véritable monologue intellectuel. «Je ne suis pas d’accord avec cela, donc la seule solution est d’effacer et supprimer» : c’est très grave de fonctionner comme cela. On forme une génération habituée au monologue et non pas au dialogue. Pour apprendre le dialogue avec l’autre, il faut connaître, et les classiques servent à cela.
— Pourquoi les langues latine et grecque sont-elles essentielles ? Que perd-on à ne plus les enseigner ?
— On perd la possibilité de former des citoyens et des êtres humains complets. Les langues grecque et latine sont des langues philosophiques. On n’apprend pas le latin et le grec pour la grammaire [mais cela renforce singulièrement l'analyse grammaticale et la connaissance des langues mêmes modernes], ce n’est pas le but de l’enseignement. Si on revient à l’antiquité, à la Grèce antique, à Athènes, c’est pour ce qu’on appelle le miracle grec, c’est-à-dire cette société qui a su inventer la philosophie, l’astronomie, les mathématiques, la tragédie, l’art. Toutes ces inventions ont été permises par la langue. La démocratie d’Athènes s’est appuyée sur la langue grecque. C’est une langue née pour la discussion et pour l’échange. La première langue qui a eu une capacité d’abstraction, qui a pu exprimer des concepts abstraits et qui les a rendus compatibles avec le dialogue. Le logos est devenu «dialogue». C’est tout cela qu’on perd aujourd’hui.
— S’affranchir de cet apprentissage des humanités, qui a prévalu pendant des siècles, équivaut-il à se couper d’une grande partie de nos racines ?
— Absolument. Je ne parle pas des racines uniquement antiques, avec cette fausse idée que nous serions tous des petits-enfants de la Grèce ou de Rome. La question n’est pas de savoir si Platon, César ou Cicéron sont nos ancêtres. Ce sont les racines culturelles et les racines humaines qui nous intéressent. Ne plus lire Homère signifie que nous nous contentons de vivre à la surface de nous-mêmes, comme les plantes aquatiques qui n’ont pas de racines dans la terre mais qui flottent à la surface de l’eau. Je suis inquiète sur ce fait, celui d’être entourée par des gens intellectuellement déracinés. Ne pas connaître Platon ne constitue pas un tort envers Platon, mais si l’on ne connaît pas Platon, c’est très difficile de lire Dante, et si l’on ne comprend pas Dante, on a du mal à lire Rabelais, et ainsi de suite jusqu’au XIXe et XXe siècles. Je ne sais pas dès lors quel type de relation on peut avoir avec la culture dans son ensemble. Si on pense l’équivalent avec les mathématiques, c’est essayer de comprendre la théorie de la relativité sans avoir fréquenté les classes de primaire.
— Cette coupure peut être conçue comme la conséquence d’une modernité qui ne se préoccupe que de sa propre avancée. Le modernisme peut-il s’affranchir de l’humanisme ?
— J’aime beaucoup les mots «humanités» et «humanisme», ou, pour les dire en grec, « anthropocentrisme ». À l’heure actuelle, on renonce à une conception humaniste de la vie et de la société et on la remplace par l’individualisme. L’humanisme, c’est être capable de vivre avec soi-même dans une société. L’individualisme, c’est le contraire : en tant qu’individu, je pense que mes idées sont plus importantes que les tiennes.
— Aujourd’hui, nous distinguons, voire séparons, les sciences « pures » des humanités, dont les langues anciennes et les cultures grecque et latine font partie. Cette séparation n’a pas été toujours vraie. Humanités et sciences dures ne devraient-elles pas au contraire se nourrir réciproquement ?
— J’en suis tout à fait convaincue. Il faut que les gens se souviennent de ce lien. Évidemment, pendant l’antiquité, cette séparation n’existait pas : sciences et humanisme étaient situés dans un grand ensemble, celui du savoir. La métaphysique, que l’on peut aussi appeler philosophie, portait ce nom car dans la bibliothèque d’Alexandrie, les livres de philosophie étaient rangés juste après les livres de physique (« méta » veut dire « après »).
Je ne peux pas imaginer la science pure sans la capacité de s’interroger sur ce que l’on découvre. C’est d’autant plus vrai dans une société comme la nôtre où les découvertes scientifiques sont de plus en plus importantes. On a à notre disposition une quantité inouïe de ressources technologiques. Mais chaque découverte scientifique doit être accompagnée d’un questionnement éthique : la question des limites, de l’utilité et surtout du «pourquoi ». Sinon, nous risquons une perte de sens et le déracinement. Je ne connais pas une autre façon de progresser en tant que société que cette conception humaniste : s’interroger sur ce que signifie être « humain » et vivre, sinon on se limite à être à la surface.
Dernier ouvrage paru :
L’Art de résister.
Comment “L’Énéide” nous apprend à traverser une crise,
trad. Béatrice Robert-boissier,
Gallimard, 2021.
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