Selon la radio publique américaine NPR qui cite des universitaires, choisir le pouce levé de couleur jaune 👍 quand on est blanc ne serait pas neutre, car ne pas choisir le pouce blanc 👍🏻 serait faire preuve d'un manque de prise de conscience du privilège blanc... (Voir l'article écrit par 3 rédacteurs de NPR...)
Une polémique a éclaté après qu’Apple a ajouté un pictogramme « homme enceint » dans la version bêta du futur logiciel de l’iPhone. Une polémique de plus dans ce domaine et sans doute pas la dernière, comme nous allons le voir ensemble. Cette (autre) analyse d’Eugénie Bastié du Figaro souligne les liens entre la Silicon Valley et les tenants de la diversité, et leurs contradictions.
Le nouvel émoji « homme enceint » sur l’iPhone |
Un rappel d’abord. Les émojis sont un jeu de caractères venu des opérateurs télécoms Softbank et NTT Docomo au Japon. Ils sont gérés par le Consortium Unicode, une organisation californienne à but non lucratif créée en 1991 pour que les appareils informatiques puissent s’échanger des textes de manière normalisée et permettre ainsi d’afficher toutes les langues du monde sur tous les ordinateurs dotés des polices adéquates. Son travail a été décisif dans l’essor du Web. Les membres décisionnaires de l’association s’appellent Google, Apple, Facebook, Netflix, Microsoft, mais aussi l’Université de Berkeley et le ministère des Habous et des Affaires religieuses du Sultanat d’Oman.
Un « sous-comité » du Consortium Unicode se consacre aux émojis. Il est présidé par Jennifer Daniel (ci-contre, oui elle a un anneau dans le nez), conceptrice-graphiste chez Google. Elle n’est pas informaticienne et est passée par le New York Times avant de se joindre au géant californien. Ces pictogrammes numériques jouissent d’une incroyable popularité depuis qu’ils ont été intégrés par Apple sur les claviers de l’iPhone en 2008, peu après par Google dans Gmail puis Android, et standardisés par Unicode. Ils sont devenus des figures du quotidien, composantes du langage écrit. Arte a diffusé un documentaire en trois épisodes sur le sujet : Emoji Nation. Nous incluons la vidéo vers ce documentaire dans ce billet.
Ce Consortium Unicode s’est donné pour mission de rendre les émojis plus « inclusifs ». Cette « priorité » est inscrite noir sur blanc dans de nombreux documents. Les émojis étaient imprégnés par la culture et l’imaginaire japonais. Ils ont été projetés sur des centaines de millions de téléphones intelligents, en particulier occidentaux. Le vocable californien, multiculturel et inclusif, a pris le relais. Chaque année, le consortium Unicode dresse des listes d’émojis à inclure ou à corriger, parfois sur proposition extérieure. Il en altère la dénomination, rectifie des intitulés. Ces changements se diffusent dans les cellulaires et les ordinateurs. Une liste complète de ces émoticônes avec leur nom en français existe (voir ici ou là, pour Unicode 14.0, il existe aussi une série de symboles et de pictogrammes Unicode : ici et là).
Les familles mixtes vues en émojis. |
Il y a d’abord eu le sujet des couleurs. Le jaune Simpsons des premiers pictogrammes, que l’on pouvait croire neutre, a été considéré par le Consortium Unicode comme une forme de « Blanc des dessins animés », affirme la militante Jennifer Daniel dans le documentaire d’Arte. Tout a été reconstruit selon cette grille d’analyse. Le Consortium Unicode a validé dès 2015 l’ajout des mains et des couples mixtes avec et sans enfants, dans cinq teintes de couleur différentes, du plus noir au plus blanc. La plupart des émojis de personnes ont aujourd’hui leurs déclinaisons colorées.
1re partie de 3 du documentaire Émoji Nation
Il y a eu ensuite le sexe et le genre. À l’origine, les métiers avaient une fâcheuse tendance à être masculins, les expressions féminines. On trouve maintenant, une femme avec un casque de chantier, une mécanicienne et une pilote de ligne mais aussi… un ravissant homme sirène. Dans le même temps, des pictogrammes « neutres » sont apparus. Ils ne sont pas définis comme homme ou comme femme. Une « personne de Noël », non genrée, Noël a surgi dans la livraison de l’an dernier, aux côtés du Père et de la mère Noël.
2e partie de 3 du documentaire Émoji Nation
La « femme enceinte » figurait dans un document de 2019 qui listait les émojis « toujours genrés ». Elle côtoyait le prince et la princesse, l’homme et de la femme dansants, l’homme barbu (une femme barbue est apparue en 2021) et la femme allaitant. Contrairement à la femme enceinte, une décision assez consensuelle a été prise. Au lieu d’ajouter un homme allaitant, ce qui avait été envisagé, le Consortium Unicode a choisi d’introduire un pictogramme de femme, d’homme et de « personne » donnant le biberon.
Les émojis « encore genrés » en 2019, tels que traqués par Jennifer Daniels |
Le Figaro affirmait récemment que le dernier émoji encore genré est la « femme voilée », dont le visage est couvert d’un hijab. Il avait fait son apparition en 2018, suscitant déjà quelques remous. Le quotidien affirmait donc la semaine passée que, dans une logique inclusive, il n’existait pas de personne « neutre » ou d’homme portant un hijab. C’est inexact depuis Unicode 14.0 dont voici un extrait :
Une personne avec foulard non genrée a récemment été ajoutée. Le numéro de caractère 1F9D5 lui a été attribué. |
Les émojis perdent leur polysémie, et c’est une course sans fin et peut-être contraire à l’essence même d’Unicode qui ne code pas toutes les formes des lettres dans toutes les polices. Des centaines d’autres pictogrammes ont été ajoutés pour décrire toujours plus d’émotions, de spécialités culinaires, de sports, de moyens de locomotion. Avions-nous besoin de l’homme « enceint » au ventre arrondi pour indiquer un glouton (un panda ou une otarie faisaient très bien l’affaire).
3e et dernière partie du documentaire Émoji Nation
Ces nouveaux émojis prennent de la place sur nos écrans et compliquent nos choix. Ils s’additionnent mais ne peuvent jamais se soustraire. Nous sommes passés de 300 à plus de 3600 pictogrammes en dix ans. Or, il s’agit d’une course sans fin. Dans cette même vidéo, Jennifer Daniel admet que cette plus grande définition peut créer des « zones d’exclusion » involontaires, car toutes les situations ne peuvent pas être envisagées. Google ayant montré que la classification des teints en six couleurs (dite de Fitzpatrick) pouvait renforcer des biais racistes, ne serait-il pas préférable de doubler ou de tripler le nombre de teintes ?
Pas de drapeau du Québec, mais bien de la Guadeloupe ou de l’Écosse
Le Consortium Unicode a fini par percevoir cette complexité et a décidé de ralentir la cadence. La liste provisoire de la prochaine mise à jour (15,0) ne contient que 21 pictogrammes. De nouveaux émojis pour représenter des drapeaux ne seront plus acceptés.
Toutefois, les émojis de régions, comme le Québec, peuvent être déjà codés par une série de caractères Unicode (🏴caqc✦ pour le Québec). La sélection de ces 6 caractères (dont quatre sont "caqc") pourrait se faire facilement grâce à un tableau graphique d’émojis. Ce qui manque donc c’est la volonté de la part des fabricants de cellulaires d’inclure le drapeau du Québec dans leurs polices de caractères standards et dans l’outil de sélection d’émoticônes… Cette volonté de la part des fabricants n’a pas manqué pour le drapeau LGBTQ ni pour émojis d’entités régionales britanniques, les seuls pris en charge par la plupart des téléphones intelligents :
Émojis pour l’Angleterre, l’Écosse et le Pays-de-Galles pris en charge par la majorité des plateformes |
Avec les émojis, les entreprises tech font de la diversité à bon compte. Le remplacement du revolver par un pistolet à eau n’a pas permis, hélas, de réduire le nombre de tueries par les armes à feu aux États-Unis.
Google, Apple et autres Big Tech, décisionnaires dans le consortium Unicode, votent des deux mains pour ajouter ces petites figurines inclusives. Cela ne les empêche pas de pousser à la démission ou de licencier des militantes féministes (Ashley Gjøvik et Janneke Parrish chez Apple, Timnit Gebru et Margaret Mitchell chez Google) ou des employés trop ouvertement conservateurs (James Damore chez Google, Antonio García Martínez chez Apple), dès lors qu’ils n’entrent plus dans le rang.
Avec ou sans pictogrammes de couleur, les personnes noires ne représentent 4,4 % des employés de Google aux États-Unis et 3 % dans les fonctions dirigeantes. En Europe, 73 % des dirigeants de Google sont des hommes. Les ordres de grandeur sont les mêmes dans toutes les entreprises de la Big Tech.
Voir aussiÉmojis : le drapeau trans (mais pas de drapeau du Québec), un Père Noël asexué