vendredi 30 décembre 2011

L'Osservatore romano se penche sur la « laïcité à la française »

L'Osservatore romano, dans son édition datée du 28 décembre, publie un éditorial (en italien) de Mgr Jean-Louis Bruguès. Jean-Louis Bruguès, né le 22 novembre 1943 à Bagnères-de-Bigorre, est un religieux dominicain français, évêque émérite d'Angers et actuel secrétaire de la Congrégation pour l'éducation catholique depuis 2008.

« Les Français aiment à croire que le monde entier a les yeux fixés sur eux. Leur histoire, leur caractère, leur culture ont leurs racines dans la conviction d'avoir reçu une sorte de mission de lumière auprès de l'humanité, évoquant pêle-mêle l'élégance de leur style, la magnificence de leurs monuments, les prodiges de leur technique et la mise à jour d'une théorie des droits humains perçue comme universelle.

Ils sont convaincus qu'ils ont développé, souvent au prix de larmes et de sang, mais aussi avec des initiatives d'une générosité incontestable, un art de vivre ensemble, une philosophie sociale que les autres nations devraient admirer, pour ne pas dire copier. La laïcité ferait partie de cette richesse que les Français voudraient partager avec le plus grand nombre possible.

Ayant dû participer à des rencontres européennes et internationales sur le thème de l'éducation, j'ai pu constater que les délégations françaises promeuvent à chaque occasion la nécessité de faire de la laïcité, comme nous l'entendons ici, un principe constitutif de la mission éducative universelle.

Seront-elles finalement entendues ?

Est-il vrai que la conception française de la laïcité est enviée par d'autres pays et qu'elle finira par s'imposer demain ?

La laïcité occupe une place centrale dans l'équilibre des institutions et, par conséquent, dans la vie politique du pays.

Lors des célébrations pour le centenaire de la loi de 1905, le Premier ministre d'alors a écrit quelque chose que je crois très juste : « La laïcité est un élément structurel de la société française. Cela ne signifie pas, bien sûr, que la religion doive être exclue. La laïcité est la grammaire avec laquelle les religions doivent conjuguer les valeurs républicaines. Elle nous appelle tous à faire nôtres, clairement, le rôle et les valeurs de l'identité républicaine de la France » (Jean-Pierre Raffarin).

Et il ajoutait un peu plus loin que la loi du 9 décembre 1905 représentait un fondement du pacte social.

La philosophie générale du texte est condensée dans ses deux premiers articles, mais il est bon de rappeler « en passant » [en français dans le texte] que c'est l'article 4, face à la décision sur l'attribution des biens de l'Église, qui suscita la controverse la plus animée.

Relisons ces articles.

Article 1 — « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-dessous dans l'intérêt de l'ordre public ».

Article 2 — « La République ne reconnaît, ne rétribue ni ne subventionne aucun culte ».

Ainsi, la philosophie de la loi fait référence à trois mots clés : liberté de conscience, liberté du culte, séparation de l'Église et l'État.

En ce qui concerne la liberté de conscience, le chrétien est en quelque sorte chez lui. En effet, la liberté de conscience est née avec la Bible. Ses fondements théologiques ont été exprimés, pour la première fois dans l'histoire, par saint Paul. On a souvent écrit qu'après saint Paul, la doctrine de la conscience n'a pas accompli de progrès significatifs.

Heureusement, cette liberté n'est pas une île. Au cours du siècle passé, et encore de nos jours, elle a fini par s'imposer, au moins intellectuellement, sinon dans la pratique, dans les cultures qui ont germé sur la mémoire chrétienne. En revanche, les autres religions sont moins sensibles à cette question, quand elles ne l'ignorent pas : pensons en général à ce qui se passe en Asie.

Quant à la liberté de culte, ce concept est en bon accord avec la tradition libérale qui a été développée patiemment tout au long du XIXe siècle et qui caractérise l'évolution de la mentalité occidentale.

La France a tenu un rôle majeur dans ce processus. Les rédacteurs de la loi expliquent bien que l'Église catholique — parce qu'à l'époque, cette question ne concerne que cette dernière — jouit de la pleine liberté de s'organiser, de vivre, de se développer selon ses propres règles et ses propres moyens, sans autre restriction que le respect des lois et de l'ordre public. De fait, au moment des célébrations du centenaire, les catholiques ont en très grande majorité reconnu que cette loi avait finalement concédé à leur Église une liberté qu'elle n'avait pas connu ni sous le régime précédent du Concordat, ni avant lui. Le philosophe Alain ne renonça pas à le regretter : « L'État, en cessant de payer le prêtre, a perdu le droit de lui imposer un uniforme ».

Aujourd'hui, de nombreux nuages s'accumulent sur la liberté de culte dans les sociétés dites postchrétienne.

En effet, à partir du moment où le « politiquement correct » fait de la philosophie des droits de l'homme une sorte de substitut à la religion, devant éliminer toutes les formes de distinction entre les personnes, dénoncées comme des discriminations, l'opposition avec le catholicisme devient inévitable. La France, cependant, adopte des positions plus modérées que celles des pays anglo-saxons, bien que, pour des raisons inexpliquées, le ministère de l'Éducation vient de rendre pratiquement obligatoire l'enseignement de la « théorie du genre ».

Sous la pression de groupes de plus en plus influents, l'Église australienne pourrait encourir des sanctions légales pour refuser d'enregistrer les mariages entre personnes du même sexe, tandis que l'application que la loi anglaise sur la discrimination pourrait conduire purement et simplement à rendre la Bible illégale. Quant à la BBC, toujours par souci d'égalité sociale entre les religions, elle a tout simplement décidé de ne plus faire référence à Jésus-Christ dans le calcul des millénaires : l'expression « après le Christ » est remplacée par « nouvelle ère ».

Enfin, la séparation de l'Église et l'État. Le mot «séparation» en lui-même n'apparaît pas dans le texte de la loi, mais il en résume bien la philosophie.

Comme l'a expliqué l'ancien président du conseil, Henri Brisson (1835-1912) , « La séparation n'est plus une théorie, c'est un fait ; elle vit, elle avance, on la voit. Et le monde regarde attentivement la France qui accomplit ce grand acte. Heureux les jeunes ! Ils verront le développement de la lutte que nous menons; car elle n'est pas un commencement, mais une fin ».

Cette citation mérite notre attention. Elle confirme la conviction mentionnée plus haut, qui voudrait que le monde ait les yeux fixés sur les Français, prêt à les imiter. Elle insiste sur le fait que la question de la séparation va devenir une priorité dans les sociétés modernes. En ce sens, en effet, la France a joué un rôle d'avant-garde. Nous avons affaire ici à une sorte de loi sociologique : une société qui se sécularise est toujours une société qui commence par demander la séparation des autorités. En fait, tous les États modernes d'Europe et d'Amérique — mais peut-être n'en sera-t-il pas ainsi dans les pays où l'islam est la religion dominante — ont fini par reconnaître la nécessité d'une telle séparation par rapport aux Églises, même si elle n'est pas vécue de la même manière dans chacun d'eux.

Alors que les dirigeants américains continuent de prêter serment sur la Bible et d'échanger des billets de banque portant l'inscription « In God We Trust », alors que la télévision italienne insère quelque nouvelle sur l'Église catholique dans chacun de ses journaux quotidiens, que le chef de l'État britannique est toujours le chef de l'Église nationale et qu'une bonne vingtaine d'évêques sont toujours membres de la Chambre des Lords, qu'un concordat régit les relations entre l'Église catholique et les Länder allemands, que les nouvelles démocraties d'Europe de l'Est restituent à l'Église une partie des biens confisqués par les régimes communistes et leur demandent de remplir ce que nous devrions appeler un service public dans les écoles et les hôpitaux, les Français sont en train de développer, ces derniers temps, une logique de privatisation des croyances religieuses qui, en tant que telle, a peu à voir avec la laïcité prévue par la loi.

L'Église n'a aucune difficulté à accepter cette séparation.

L'encyclique Deus caritas est , publiée en décembre 2005, rappelle:
« La distinction entre ce qui est à César et ce qui est à Dieu (cf. Mt 22, 21), à savoir la distinction entre État et Église ou, comme le dit le Concile Vatican II, l’autonomie des réalités terrestres, appartient à la structure fondamentale du christianisme. L’État ne peut imposer la religion, mais il doit en garantir la liberté, ainsi que la paix entre les fidèles des différentes religions. De son côté, l’Église comme expression sociale de la foi chrétienne a son indépendance et, en se fondant sur sa foi, elle vit sa forme communautaire, que l’État doit respecter. Les deux sphères sont distinctes, mais toujours en relation de réciprocité » (n ° 28).
La citation d'Henri Brisson révèle, cependant, que cette même séparation peut être ressentie de différentes manières, et même agressive. C'était la conviction de base de la plupart des rédacteurs de la loi de 1905 : la séparation inaugurait, à leurs yeux, une ère nouvelle dans laquelle les religions finiraient par s'épuiser jusqu'à former des restes sociaux de peu d'importance. Cette croyance remontait, en fait, au siècle des Lumières, pour lequel l'avènement de la modernité entraînerait nécessairement un déclin des religions, une « sortie de scène des religions », comme l'aurait dit Marcel Gauchet (1946-), les confinant dans l'espace de la vie privée et de la conscience individuelle.

Après avoir prétendu contrôler les habitudes et les esprits pendant un millénaire et demi, le christianisme serait devenu une simple question de vie personnelle.
Mais la réalité nous dit tout autre chose. »

Traduction Benoît et moi





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