Indigène faisant griller de la viande humaine, illustration tirée du livre de Jean de Léry |
Étrange destin que celui de ce protestant bourguignon ! Né en 1536 dans le village de La Margelle (Côte d’Or), il est d’origine humble, cordonnier de son état. Sa conversion à la Réforme va donner à sa vie une tournure aventureuse et chaotique. Lorsque l’ambiance commence à se tendre entre catholiques et protestants, il se réfugie à Genève auprès de Calvin et décide, en 1556, de rallier la petite troupe de prédicateurs qui part rejoindre la colonie française installée au Brésil. Forte d’environ 600 hommes, cette colonie a débarqué, quelques mois plus tôt, sur une petite île fortifiée de la baie de Guanabara (aujourd’hui île de Villegagnon, où se trouve l’École navale brésilienne), sous les ordres de son chef : le chevalier de Malte Nicolas Durand de Villegagnon. Mais à peine constituée, la colonie a commencé à se fissurer...
C’est à l’amiral de Coligny que l’on doit l’aventure de la France antarctique. Depuis sa découverte, en 1500, par les Portugais, le Brésil fascine les Français. Les marins normands s’y sont très vite rués pour se livrer au commerce du bois ou pratiquer la piraterie contre les Lusitaniens. Ils considèrent cette terre comme leur chasse gardée et le roi les soutient. « Je voudrais bien voir la clause du testament d’Adam qui m’exclut du partage du monde », répondait François Ier aux émissaires ibériques protestant contre sa politique d’expansion. Vers le milieu du siècle, Coligny décide de passer à la vitesse supérieure en concevant un véritable projet colonial avant l’heure. Chef du parti protestant quand éclatera la guerre civile (1562), tué lors de la Saint-Barthélemy, dix ans plus tard, son but est double : concurrencer les puissances ibériques en profitant des liens tissés avec les Indiens par les marins normands. Mais aussi détourner de la France le spectre menaçant de la guerre civile en créant une colonie huguenote qui pourrait devenir une solution de repli si la situation l’exigeait.
Carte de l'établissement français dans la baie du Rio de Janeiro |
L’expédition vire au fiasco, un an plus tard, lorsque les Portugais montent une expédition commandée par le gouverneur Mem de Sá pour chasser les intrus. Le fort est détruit, la France antarctique ratiboisée, une ville est créée dans la foulée pour sécuriser la baie : São Sebastião do Rio de Janeiro.
De retour en France, Jean de Léry est pris dans la tourmente de la guerre civile. Il est prédicateur à Belleville-sur-Saône, puis pasteur à Nevers et à La Charité-sur-Loire ; c’est là que le surprennent les massacres commencés à Paris le 24 août 1572, jour de la Saint-Barthélemy, et qui connaîtront des échos en province jusqu’en octobre de la même année. Réfugié dans la citadelle de Sancerre, qui résista un an aux troupes catholiques, Léry est chargé de la négociation pour la capitulation de la ville. Il racontera ce siège et la famine qui s’ensuivit dans l’Histoire mémorable de la ville de Sancerre (1574).
En 1557, André Thevet, cosmographe des rois de France et capucin, avait fait paraître un livre après avoir passé, lui aussi, quelques mois au Brésil : les Singularitez de la France antarctique. Il accusait les « Genevois » d’être responsables de la faillite de la colonie. C’est pour laver l’honneur des martyrs protestants (trois d’entre eux furent exécutés par Villegagnon) que Jean de Léry se lança dans la rédaction de ce qui allait être son chef-d’œuvre, l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, publié en 1578 et réédité six fois les années suivantes. Outre le récit de ses aventures hors du commun (naufrage, incendie, révolte, tempêtes, famine, etc.), qui en font un roman haletant, le livre est une description de la vie des Indiens que découvre alors l’Europe ébahie, mais aussi une critique de la société chrétienne que le prédicateur estime corrompue. Par sauvage interposé, Léry fustige l’avarice de ces hommes prêts à quitter femme et enfants et à braver les océans pour s’enrichir, ou la coquetterie des élégantes, bien plus scandaleuse à ses yeux que la nudité des Indiennes, laquelle témoigne paradoxalement d’une vertu modeste.
Si le moraliste protestant estime que les Indiens sont définitivement perdus, oubliés de Dieu, et qu’ils ne sauveront jamais leur humanité, l’observateur bienveillant est pourtant plein de compréhension pour ces représentants du « monde enfant » (Montaigne) qu’il découvre avec tendresse. Son regard a la fraîcheur du XVIe siècle. Même le cannibalisme, thème qui traverse toute son œuvre, finit par être relativisé. Les usuriers des pays civilisés « sucçans le sang et la moëlle » des veuves et des orphelins valent-ils vraiment mieux qu’eux ?
Écrivant vingt ans après les faits, après avoir connu l’horreur d’une guerre civile, l’écrivain est nostalgique de son séjour brésilien et son cœur semble parfois être resté avec les cannibales : « Je regrette souvent que je ne suis parmi les Sauvages, ausquels (ainsi que j’ay amplement monstré en ceste histoire) j’ay cogneu plus de rondeur qu’en plusieurs de par-deça, lesquels à leur condamnation, portent titre de Chrestiens », note-t-il au soir de sa vie. Avec ce livre auquel se ralliera Montaigne, une tradition philosophique naît, qui culminera, au siècle des Lumières, avec Diderot et le « mythe du bon sauvage ».
Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil,
de Jean de Léry,
publié au Livre de poche,
en 1994,
672 pages,
11,20 €.