Texte tiré de l’édition de Noël du Spectator de Londres
L’une des idées les plus influentes du professeur Richard Dawkins était le concept du « mème », qu’il a inventé dans Le Gène égoïste. Un mème est une idée ou une forme de comportement qui se propage par imitation d’une personne à l’autre. Les mèmes peuvent être bénéfiques ou nuisibles à l’individu et à l’ensemble de la communauté. Les plus réussis ont un grand attrait psychologique.
Les mèmes sont une forme de contagion, et avec la technologie du XXIe siècle, le pouvoir de cette contagion s’est accru. Pourtant, les gens ne sont pas simplement des destinataires passifs des idées. En effet, un aspect de la psychologie humaine clairement visible sur les réseaux sociaux est la volonté des gens de se convaincre eux-mêmes, de croire aux mènes qu’ils diffusent. Faire partie d’une communauté qui exprime les mêmes croyances, répéter des mantras et des déclarations de foi, considérer les non-croyants comme une menace afin de renforcer la cohésion du groupe : oui, vous pouvez faire semblant jusqu’à ce que vous y croyiez vraiment.
Il ne s’agit pas de savoir si une religion est vraie, mais si elle est utile et si le christianisme a contribué au succès de l’Occident
Tout cela pourrait inciter les dirigeants de l’Église à réfléchir au nombre toujours décroissant de personnes qui s’identifient comme chrétiennes, et peut-être à se demander : le christianisme peut-il retrouver sa pertinence en tant que mème ? Les personnes qui n’ont pas la chance d’avoir la foi ne peuvent-elles pas y croire à force d’en parler, de répandre le mène de la foi ? La religion se décline en degrés, souvent différenciés en fonction de l’identification, de la pratique et de la croyance. Beaucoup de ceux qui s’identifient comme « chrétiens » ne pratiquent pas, et beaucoup de ceux qui pratiquent ne croient pas (y compris certains membres du clergé). Mais mettre le pied sur la première marche augmente considérablement la probabilité d’atteindre la seconde. Il en va de même pour toutes les croyances.
L’exemple le plus évident de croyance transmise comme un « mème » est sans doute le transgenrisme, l’idée très récente selon laquelle des gens naissent dans le mauvais corps et peuvent d’une manière ou d’une autre changer de sexe. De nombreux hommes se sont fait convaincre qu’ils étaient des femmes, en partie parce qu’alors que nos sociétés considéraient naguère comme du fétichisme, cette idée est désormais considérée comme une identité sacrée. L’idée est renforcée par le soutien mimétique d’une communauté et la menace de punition pour les personnes qui s’y opposent. Le mois dernier à Brighton, une conférence organisée par les « sceptiques » a dû être annulée en raison des objections de militants trans parce que l’un des intervenants était « sceptique » quant à certaines des affirmations des militants trans.
Les sceptiques faisaient partie du mouvement des « Nouveaux athéistes » des années 2000. S’il y a jamais eu une idéologie qui enfonçait des portes ouvertes, c’est bien le Nouvel athéisme, dont le professeur Dawkins est l’une des figures de proue. Présenté comme une opposition à la religion dans les affaires publiques, ce mouvement a puisé une grande partie de son énergie dans la peur de l’islam après le 11 septembre, même s’il était impoli de le dire explicitement.
D’une certaine manière, le nouvel athéisme a connu un succès retentissant. Les États-Unis, autrefois considérés comme un pays à contre-courant par rapport à la tendance à la sécularisation de l’Occident, ont rapidement perdu leur foi depuis le début de ce siècle. Aujourd’hui, les Américains de moins de 40 ans sont la première génération à compter une minorité chrétienne. Les nouveaux athées ont obtenu ce qu’ils demandaient, mais comme tant de révolutionnaires du passé, ils désespèrent des résultats.
L’effet atomisant de la laïcité est devenu extrême. Alors que les pauvres de l’Amérique ont comblé leur manque de Dieu par la drogue et l’alcool, les riches l’ont fait par la politique. Plutôt que d’inaugurer un âge d’or des lumières, l’effondrement du christianisme américain a donné lieu à une nouvelle intolérance à l’égard de tous ceux qui s’écartaient de l’opinion progressiste.
Pourtant, cette période a également coïncidé avec une prolifération d’études en sciences sociales soulignant les bienfaits de la religion — tant au niveau de la croyance que de la pratique — sur le bien-être des enfants, le capital social, le bonheur individuel et, surtout, la suppression de l’anxiété, à l’origine de cette « épidémie de troubles mentaux » des temps modernes.
Alors que les croyances religieuses s’effondraient en Occident, un nouveau mouvement intellectuel a vu le jour dans les années 2010. Comme le nouvel athéisme, il impliquait largement des non-croyants et défendait la même tradition libérale occidentale. Leur argument n’est pas que la religion est vraie, mais qu’elle est utile et que le christianisme a fait de l’Occident un succès exceptionnel. Il ne s’agit pas d’une idée révolutionnaire — dès le XVIIIe siècle, les philosophes sceptiques admettaient que les humains étaient par nature religieux — mais les nouveaux théistes, comme on pourrait les appeler, ont les sciences sociales pour les étayer.
L’un des premiers partisans était, comme le principal nouvel athée Steven Pinker, un psychologue évolutionniste. Dans son livre The Righteous Mind publié en 2011 [jamais traduit en français à notre connaissance], Jonathan Haidt soutient que la religion joue un rôle important dans la promotion de la cohésion sociale. Dans la lignée de David Hume, Haidt affirme que les êtres humains sont essentiellement irrationnels et que l’idéologie politique sans cesse plus acerbe de ses compatriotes de gauche et de droite émane de la même partie du cerveau que la religion. Contrairement à la phrase accrocheuse de Christopher Hitchens selon laquelle « la religion empoisonne tout », la réalité démontrable est qu’elle est le ciment qui unit une espèce de primates — ce qu’Ibn Khaldoun appelait la « parenté fictive ».
Le plus influent des nouveaux théistes est sans doute l’historien Tom Holland, dont le livre
Les Chrétiens, comment ils ont changé le monde, s’inspire d’une tradition remontant aux historiens français du XIXe siècle en soutenant que le libéralisme et l’individualisme n’étaient pas des réactions du XVIIIe siècle au christianisme, mais des produits de celui-ci.
Ayaan Hirsi Ali, icône du Nouvel Athéisme, a cité Tom Holland dans sa récente profession de foi chrétienne, qui a suscité une vive controverse, non pas parce qu’elle avait adopté des croyances irrationnelles, mais à cause des raisons presque calculatrices pour lesquelles elle affirmait embrasser la religion chrétienne. Arguant que la civilisation occidentale est menacée par le poutinisme
[!], la montée de l’islam radical et « la propagation virale de l’idéologie woke, qui ronge la fibre morale de la prochaine génération », Hirsi Ali écrit qu’un Occident athée n’a pas les moyens de lutter : « La seule réponse crédible, je crois, réside dans notre désir de maintenir l’héritage de la tradition judéo-chrétienne ».
Une communauté de croyance, en d’autres termes. En effet, le mot « religio » signifie « lien » en latin.
[C’est l’étymologie proposée par Lactance et Tertullien. Cicéron en propose une autre, celle de recueillement, de revenir sur soi et ses actions, de scrupule.] C’est pourquoi
le christianisme ne peut jamais être une affaire privée, pas plus que ses ramifications laïques. Toutes les religions sont issues de la communauté et dépendent d’un soutien mémétique, et si ce soutien est suffisant, la plupart des gens peuvent probablement s’en convaincre et y adhérer par eux-mêmes. La question n’est pas de savoir si les avantages sociaux du christianisme sont réels, mais s’ils peuvent être obtenus sans véritable croyance, ou s’il est même juste de faire semblant jusqu’à ce que l’on parvienne à y croire. Si des millions de personnes se remettaient à fréquenter les églises, quels que soient leurs sentiments intérieurs, il est presque certain qu’il en résulterait d’énormes avantages sociaux. À tout le moins, le fait de s’impliquer dans la communauté et de se nourrir d’un message de pardon agirait comme un Valium social. Certaines personnes pourraient-elles alors développer une véritable croyance religieuse ? Probablement.
Mais le christianisme n’est pas une méthode de méditation ou un guide pour être heureux rapidement. C’est une idée profondément étrange. Son triomphe historique en Occident n’en apparaît que plus improbable, voire miraculeux, si l’on ose dire.
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