Des enseignants américains veulent faire de l’informatique la pierre angulaire des programmes scolaires, dès l’école primaire.
Extraits du Wall Street Journal, plutôt pour :
Vous filez à travers les États-Unis au volant de votre camion à tacos. Imaginez, vous devez combattre des animaux ayant muté à cause des retombées radioactives d’une guerre nucléaire et les transformer en une délicieuse garniture pour les tacos que vous vendez dans des villes fortifiées. Votre mission : vous rendre dans la ville de Winnipeg, au Canada. Vous êtes dans Gunman Taco Truck (GTT). « C’est tout simplement un jeu qu’un enfant pourrait imaginer », estime Brenda Romero, conceptrice de jeux vidéo depuis plus de trente ans et maman de Donovan Romero-Brathwaite, âgé de 10 ans et inventeur du jeu. Il n’en reste pas moins que GTT, pris en charge par un éditeur de jeux vidéo, est déjà disponible sur Mac, PC, iOS [système d’exploitation pour appareils mobiles d’Apple] et Android [autre système d’exploitation mobile, développé par Google] et pourrait bientôt arriver sur consoles.
Avoir des parents programmeurs à ses côtés, comme Donovan, n’est pas chose commune. En fait, un grand nombre d’enfants développent une compétence qu’en général les parents ne possèdent pas : le codage. À en croire les personnes en chargées de cet enseignement, la programmation n’est qu’un prélude. Ce que ces enfants apprennent – ce qu’ils doivent apprendre s’ils veulent trouver un emploi au XXI
e siècle – c’est ce que les enseignants appellent l’« intelligence procédurale ».
Fondamental. « Quand vous apprenez à coder, vous commencez à réfléchir au fonctionnement du monde », explique Mitchell Resnick, professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et directeur du projet Scratch, un langage de programmation adapté aux enfants. Que ce soit dans la compréhension de systèmes complexes comme l’économie ou dans la résolution d’un problème pas à pas, le codage est une méthode idéale pour former les enfants à régler des problèmes, mais aussi à s’exprimer, affirme Mitchell Resnick.
« Ce qui est fascinant dans l’informatique, c’est qu’elle nécessite des compétences analytiques, de la créativité et une capacité à résoudre des problèmes. De plus, cette science est à la fois fondamentale et à visée professionnelle », constate Hadi Partovi, cofondateur de Code.org, une organisation à but non lucratif qui promeut l’apprentissage du code. Les enfants qui apprennent à écrire ne deviennent pas tous écrivains, ceux qui apprennent l’algèbre ne deviennent pas tous mathématiciens, pourtant, nous considérons ces matières comme des compétences fondamentales que tous les enfants doivent acquérir. Pour le codage, c’est la même chose, affirment des enseignants comme M. Resnick. Une affirmation étayée par le Bureau américain des statistiques du travail, qui estime que, d’ici à 2020, 1 million de postes de programmeurs seront vacants aux États-Unis.
[Note du carnet : et pourtant de nombreux informaticiens américains se font remplacés par des programmeurs asiatiques (et là l’offre est quasiment illimitée) moins chers accueillis grâce aux visas H1-B. Ces informaticiens américains doivent parfois formés leurs remplaçants moins onéreux avant d’être licenciés (autre cas). La seule Inde a diplômé 800.000 ingénieurs et informaticiens en 2010, ce nombre augmente de 10 % par an.
En outre, le salaire médian des informaticiens aux États-Unis ne progresse plus depuis quelques années ce qui tend à montrer que le manque de postes d’informaticiens n’est pas si criant que cela...
Le chômage chez les étudiants en sciences et en génie (professions souvent masculines) est plus élevé que dans d’autres professions, comme les médecins, les dentistes, les avocats et les infirmières (professions de plus en plus féminines). Le taux de chômage pour les diplômés récents dans des domaines que l’on décrit comme en « pénurie » grave est étonnamment élevé, c’est le cas de de l’ingénierie (7,0 pour cent), de l’informatique (7,8 pour cent) et des techniques de l’information (11,7 pour cent). (Source)]
« Et ce chiffre est sans doute sous-estimé », ajoute M. Partovi. J’irai même plus loin : comprendre qu’à l’avenir aucune profession ne s’exercera sans machine revient à admettre que le codage fait partie des arts libéraux [connaissances indispensables ; durant l’Antiquité et au Moyen Âge, les « arts libéraux » étaient les disciplines intellectuelles dignes des hommes libres] et il constitue donc une compétence fondamentale que tout enfant doit acquérir.
Interactif. Les enseignants qui participent à des formations professionnelles pour apprendre comment intégrer le code à leur programme de cours n’enseignent pas que les maths ou la technologie, on trouve aussi des professeurs d’anglais, explique Hadi Partovi. Le codage est, dans une certaine mesure, une forme d’écriture, dont l’objectif est de créer des histoires interactives et dynamiques, considère Mitchell Resnick.
Les écoles publiques tardent encore à se mettre au diapason. La plupart, y compris celle de Donovan, ne proposent pas de cours pour apprendre à coder, ce qui, selon Hadi Partovi, représente un obstacle majeur. Toutefois, pour les parents qui s’impatientent, les possibilités d’enseigner le code à leurs enfants à la maison se multiplient. Les tablettes sont un bon support d’apprentissage, même pour les enfants qui ne savent pas encore lire. Avec ces appareils, ils n’ont pas besoin de savoir utiliser une souris ou un clavier. Les enfants intègrent facilement les leçons grâce à des jeux de programmation comme Lightbot, explique Gretchen LeGrande, responsable de Code in the Schools [coder dans les écoles], un groupe à but non lucratif qui cible les filles et les minorités. Codestudio, le programme éducatif en ligne proposé par Code.org est déjà utilisé par 1 écolier sur 10 aux États unis, affirme Hadi Partovi. Sur ces élèves, 43 % sont des filles et 47 % sont des Africains-Américains ou des Hispaniques. Si seulement 1 % des collégiens inscrits sur Codestudio se lançaient dans des études d’informatique, le nombre de femmes diplômées dans ce domaine triplerait, précise le cofondateur de Code.org.
[Quelle importance ? Est-ce vraiment une carrière si intéressante ? Plus que les métiers en contact avec les gens que privilégient les filles dans les pays riches (mais moins dans les pays pauvres et inégalitaires...) ?]
Extraits du Guardian de Sydney, plutôt contre :
Les partisans de l’enseignement du code informatique sont de plus en plus nombreux. Bill Shorten, Malcolm Turnbull et Tony Abbott [hommes politiques australiens, respectivement leader de l’opposition, ministre des Communications et Premier ministre] sont à présent convaincus que tous les jeunes enfants doivent apprendre à coder dès l’école primaire. Et l’affaire est en train de devenir une cause nationale en Australie. Mais, comme toujours, il est bon de faire une pause et de réfléchir à deux fois avant de signer.
Aux yeux des partisans de l’enseignement du code, les enfants doivent acquérir cette compétence sous peine de rester sur la touche sur le marché du travail. Dans la société dystopique qu’ils imaginent, les machines occupent la plupart des emplois et les humains sont désœuvrés – à l’exception de ceux qui connaissent le code.
Mais ils se trompent (probablement) à la fois sur le futur et sur la nécessité de faire du langage informatique une compétence de base au même titre que la lecture, l’écriture et le calcul.
En 1993, quand je suis entré à l’école secondaire, un de mes professeurs prédisait qu’apprendre à taper à la machine était une perte de temps parce que, quand nous aurions quitté l’école, la reconnaissance vocale aurait remplacé la dactylographie.
Aujourd’hui, alors que la reconnaissance vocale existe et fonctionne plus ou moins (prenez l’exemple de Siri [application de commandes vocales pour les téléphones et tablettes d’Apple]), il est manifeste que sa théorie ne tient pas debout. Tous les boulots décents que j’ai eus dans ma vie passent par un clavier. C’est même une compétence joliment utile que de savoir taper 100 mots par minute. Et le fait est que le clavier prend le dessus sur le stylo dans les écoles. La Finlande, un des exaspérants bons élèves du monde de l’éducation, est en train d’éliminer progressivement les cours d’écriture à la main au profit de la dactylographie.
[Note du carnet : ce n’est pas tout à fait exact : l'écriture cursive (liée) ne sera plus enseignée, mais l’écrite manuscrite en lettres détachées oui, ce qui pourtant moins rapide pour la production de textes manuscrits lisibles...]
Prédire l’avenir est toujours un jeu risqué, encore plus dans l’éducation.
Une compétence précieuse aujourd’hui ne le sera peut-être pas dans vingt ans. Comme il est impossible de prédire quelles seront les compétences prisées à l’avenir, il est plus logique pour l’instant d’enseigner les compétences généralistes que sont la lecture, l’écriture et le calcul que de se concentrer sur cette compétence plus spécifique qu’est le code.
Formation décente. La technologie était censée nous libérer des tâches élémentaires, or nous sommes toujours aussi occupés à travailler ; malgré le bond en avant des innovations technologiques, la productivité et la hausse des revenus stagnent dans la majeure partie du monde occidental. La théorie de Malcolm Turnbull, selon laquelle le code sera un outil clé pour la prospérité à venir de l’Australie, a peut-être l’air visionnaire, les données économiques ne vont pas dans ce sens.
De nombreux partisans de l’enseignement du code le martèlent : quel risque y a-t-il à équiper nos étudiants de cet outil si les prédictions selon lesquelles nous nous trouvons à l’aube d’une nouvelle ère dominée par l’impression 3D et l’intelligence artificielle se réalisent ? ne devons-nous pas les armer de cette compétence, juste au cas où ?
Pour Paul Krugman [Prix Nobel d’économie 2008], « parler à qui mieux mieux de tout ce que changent les nouvelles technologies peut sembler anodin, mais en pratique cela nous distrait de problèmes plus concrets ». Dans l’éducation, ces problèmes sont les établissements poubelles, le niveau médiocre de l’enseignement, le manque d’aide spécialisée pour les étudiants en situation de handicap, la fuite des élèves des écoles publiques vers le système éducatif privé, le mauvais classement mondial du pays au chapitre lecture, écriture et calcul, et d’innombrables autres problèmes graves et bien réels. Or, pour les résoudre, il faudra bien plus que quelques lignes de code.
Certains voudront apprendre le langage informatique, au lycée ou à l’université, et la meilleure façon de garantir qu’ils pourront le faire est d’offrir à l’ensemble des jeunes une éducation décente dans les premières années de formation. Il en est d’autres qui ne voudront pas apprendre le code, parce qu’ils se tourneront vers l’apprentissage d’autres choses, des choses que nous ne connaissons pas encore – et nous aurons beau faire des prédictions et former à l’envi nos jeunes aux compétences les plus prisées aujourd’hui, nous ne les y préparerons pas.
Au programme dans plusieurs pays
Une heure pour coder, l’Année du code, Les Filles qui codent, Yes We Code, le Festival du code… Les initiatives pour initier le plus grand nombre – les jeunes filles, les Africains-Américains, les enfants, les personnes à faible revenu, etc. – aux rudiments de la programmation informatique se multiplient.
Et certains pays inscrivent désormais l’apprentissage de cette compétence dans leurs programmes scolaires nationaux. C’est le cas du Royaume-Uni, par exemple, qui a instauré à la rentrée dernière l’enseignement du code aux enfants à partir de 5 ans. « Le gouvernement finlandais a récemment annoncé que la programmation ferait partie du programme scolaire en 2016, remplaçant un cours de maths par semaine », faisait savoir début août l’
Australian Financial Review, ajoutant que, de son côté, « le gouvernement fédéral [australien] a alloué 3,5 millions de dollars [22,4 millions d’euros] pour accroître les capacités d’enseignement du code dans les écoles ».
Imitant les États-Unis, où le codage a fait son entrée à l’école dès 2011, la Sardaigne a conclu un accord avec la jeune entreprise américaine
Codeacademy. « La plateforme [d’apprentissage en ligne qui a déjà plus de 24 millions d’utilisateurs à travers le monde] est traduite en italien », indique au quotidien
Corriere della Sera Nicola Fioraventi, directeur du projet de la région
Learn to Code [apprenez à coder en anglais pour ce projet italien...] « Elle sera accompagnée d’autres projets afin de mettre en application cet enseignement à l’aide d’initiatives concrètes : la création d’un site web à l’école sur les espèces animales en voie de disparition ou d’une application pour téléphone mobile pour calculer le flux de touristes en Sardaigne. »
Au Canada, Craig Hunter, le jeune PDG de Bitmaker Labs – un centre d’enseignement du développement web –, a même lancé une pétition destinée au gouvernement fédéral pour désigner « le code » comme troisième langue officielle du pays.
Au 24 août elle n’avait recueilli que 133 signatures, mais cette initiative serait une façon pour Craig Hunter d’« encourager le gouvernement fédéral à investir dans l’enseignement de la programmation et à veiller à ce qu’il fasse partie du programme des écoles publiques », écrit
Globe and Mail.
Air de déjà-vu
Ce n’est pas la première fois que l’on prêche l’évangile de l’informatique pour enfants.
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Écolière française devant un ordinateur Goupil
apprenant la programmation Logo en 1986 |
En 1967, Seymour Papert, chercheur au MIT, a créé un langage de programmation appelé Logo qui pouvait servir à contrôler [à l’écran] un robot en forme de tortue. Logo a prospéré pendant un moment [en France, il a été enseigné dès le milieu des années 1980 dans le cadre du « plan informatique pour tous » mis en place par Laurent Fabius alors Premier ministre], mais a fini par tomber dans l’oubli. C’était sûrement une idée en avance sur son temps, car dans les années 1960 et 1970, les ordinateurs étaient encore des machines exotiques que les simples mortels utilisaient rarement au quotidien.
Aujourd’hui, le risque serait précisément inverse. Les ordinateurs sont devenus omniprésents et si fiables que, pour une majorité, l’idée d’en programmer un soi-même semble aussi bizarre que d’assurer l’entretien de son frigo ou de sa machine à laver. Les plus cyniques risquent de demander qui, après tout, a vraiment besoin de savoir comment fonctionne un ordinateur.
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