samedi 2 avril 2016

Uniformiser les universités de la « nation arc-en-ciel » au nom de l'« unité » ?

La statue de Rhodes avant son enlèvement
Ils sont d’abord venus pour les statues.

L’année dernière, des étudiants au Cap en Afrique du Sud ont lancé un mouvement de protestations nationales en exigeant que l’Université du Cap (UCT) enlève une statue de Cecil Rhodes, un riche aventurier et ambitieux impérialiste britannique célèbre pour son opposition aux Boers et sa volonté d’annexion de leurs républiques dans l’Empire britannique à la fin du XIXe siècle. (Voir le film allemand Le Président Kruger produit en 1941 qui en trace un portrait peu flatteur. Visible sur YouTube.) Selon The Economist, il avait comme la plupart de ses contemporains des idées racistes. (Le professeur Nigel Biggar lors d’un débat à Oxford a rejeté cette accusation.) Rhodes a légué son nom à l’ancienne Rhodésie, à des bourses universitaires très connues dans le monde anglo-saxon et à une université sud-africaine dans la province du Cap oriental.

Intimidation et enlèvement des statues

Les militants de l’Université du Cap bloquèrent des routes, jetèrent des excréments humains et profanèrent le monument aux morts de l’Université avec les mots « Niquer Rhodes ». Leur chef Chumani Maxwele — un militant au surnom de « lance-caca » (« poo-flinger ») — aurait fait irruption dans le bureau d’une professeur, frappé sur sa table et crié « il ne faut pas écouter les Blancs, on n’a pas besoin de leurs excuses, ils doivent être éliminés de l’Université du Cap et être tués ».

Dirigée par un vice-recteur (et ancien boursier Rhodes) progressiste du nom de Max Price, l’administration de l’université s’est montrée pusillanime face à cette intimidation. Une réunion du Conseil de l’Université a été interrompue par les militants du mouvement « Rhodes doit tomber ». Ils scandaient « Un colon, une balle » et sautaient sur les tables des conseillers. Intimidé, le conseil a choisi de faire enlever la statue de Rhodes.

La contestation entourant Rhodes a inspiré des manifestations similaires sur d’autres campus à travers le pays. À l’Université du KwaZulu-Natal, une statue du roi George V a été éclaboussée avec le slogan : « En finir avec le privilège blanc ». À l’université portant le nom de Rhodes, dans le Cap oriental, des manifestations ont éclaté pour que celle-ci change de nom. Ce tollé récent remet en question l’esprit d’accommodement qui aurait marqué l’ère Mandela. Au cours des 21 années qui ont suivi la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, peu de statues ont été renversées, mais de très nombreuses villes, rues et institutions ont été rebaptisées. Les écoles des Afrikaners ont également été de plus en plus anglicisées de force en même temps qu’elle devenait multiraciale.

Graffitis racistes à l’Université du Cap

Il est vrai que Mandela a prêché la concorde dans le pays. Mais, son rôle était en grande partie symbolique, car au sein du parti noir de l’ANC il ne déterminait pas l’ordre du jour et des pans entiers de l’appareil d’État, de la police, de l’armée et de l’économie étaient encore aux mains des blancs. En outre, ses soutiens occidentaux voulaient que l’Afrique du Sud serve d’exemple de société multiraciale apaisée.

Des mouvements nourris de « fierté noire »

Ces jours-ci, un mouvement nourri de rhétorique panafricaine et de fierté noire s’affirme de plus en plus. Ce mouvement est alimenté par l’augmentation du nombre d’étudiants noirs sur les campus sud-africains (mal préparés à ces études comme on le verra ci-dessous) et à un essoufflement de l’économie sud-africaine qui ne parvient pas à réduire le chômage de masse des jeunes noirs.

Le mouvement « Rhodes doit tomber » ne constitue qu’une petite minorité agressive qui intimide la majorité pacifique des étudiants. Mais cette minorité agissante parvient à faire reculer les conseils d’administration universitaires et les ministères.

L’idéologie de ce mouvement est pour le moins radicale, plusieurs militants de « Rhodes doit tomber » ont ainsi exprimé leur solidarité avec un autre meneur étudiant noir, Mcebo Dlamini. Ce dernier a déclaré plus tôt cette année qu’il « aimait » Adolf Hitler et l’admirait pour ses « compétences organisationnelles ». « Rhodes doit tomber » a publié plusieurs gazouillis sur Tweeter en solidarité avec le mot croisillon #FreeMceboDlamini.

Un pays à la xénophobie récurrente

L’insurrection contre les statues « coloniales » a coïncidé avec une vague d’agressions xénophobes en Afrique du Sud contre des commerçants immigrés originaires du Pakistan, du Bangladesh et d’autres pays africains.

Cette violence xénophobe est le fait des couches les plus pauvres de la population noire, elle cible ce que les Sud-africains appellent les amakwerekwere (les « barbares », « ceux qui parlent mal »). Elle est résolument antagoniste, en apparence, à la rhétorique panafricaine qu’adoptent les mouvements étudiants sud-africains. Mais cette contradiction n’est peut-être que superficielle : les étudiants noirs adoptent une phraséologie panafricaine quand il s’agit de s’opposer aux blancs (« non africains »), car c’est un discours respectable auprès des médias et des intellectuels occidentaux. Les pauvres des cités noires n’ont pas ces scrupules : ils s’attaquent aux étrangers africains ou asiatiques qui voleraient le boulot des pauvres sans ressentir le besoin de parer leurs actes d’une idéologie noble comme le panafricanisme.

Le Mozambicain Emmanuel Sithole fut attaqué par quatre inconnus le 18 avril 2015 à Alexandria, une cité de Johannesbourg. Ils le frappèrent avec un gourdin et le poignardèrent. Sithole mourra à l’hôpital de ses blessures. Voir le reportage de CNN au complet.
   
Recul du gouvernement sur la hausse des frais de scolarité

Six mois après l’élimination de la statue de Rhodes à l’université du Cap, l’intimidation violente n’a pas pris fin.

De nombreux manifestants ont marché sur le Parlement pour se plaindre des frais universitaires élevés. Le gouvernement de l’ANC, pourtant à court d’argent, a reculé et a annulé l’augmentation prévue des frais.

Depuis lors, les mêmes manifestants continuent de protester, ils ont détourné le mécontentement lié à la hausse des frais de scolarité et perturbent les cours, détruisent des biens, intimident leurs opposants et ont même été jusqu’à jeter des excréments là où se tenaient des examens. Des professeurs désespérés ont été forcés de tenir des examens dans des lieux secrets autour du Cap, lieux que « Rhodes doit tomber » a néanmoins réussi à débusquer, à infiltrer et à fermer.

Cecil Rhodes en Colosse de Rhodes qui voulait relier le Cap au Caire par le train et le télégraphe


L’année universitaire 2016 a commencé par de nouveaux troubles

Pendant ce temps, au Cap, après les grandes vacances de l’été austral, les étudiants noirs de l’UCT ont commencé leur nouvelle année universitaire (elle commence en janvier en Afrique du Sud) par de nouvelles protestations. Cette fois-ci, ils se plaindraient du manque de place dans les résidences universitaires accessibles aux étudiants pauvres (et donc en majorité aux noirs). Ils ont pris d’assaut le campus et se sont emparés d’œuvres d’art pour les brûler. La plupart des peintures qu’ils ont entassées sur un feu de joie étaient des portraits de figures historiques blanches. Il s’agirait, a déclaré un manifestant, de « symboles du colonisateur ».

Lancement de pierres sur des peintures de blancs au Cap

Un autre manifestant a fièrement posté des photos du feu de joie sur Twitter, où l’on voit les flammes lécher une plaque commémorative de Jan Smuts, un général éduqué en partie à Cambridge qui fut deux fois premier ministre de l’Afrique du Sud et qui participa à l’écriture du préambule de la charte fondatrice de l’ONU. Le gazouillis qui accompagne la photo proclamait : « La blancheur brûle ».

Parmi les œuvres qu’ils ont réduites en cendres se trouvait une peinture à l’huile de 1993 par un artiste antiapartheid noir, Keresemose Richard Baholo. Elle s’appelait « La torche éteinte de la liberté universitaire », un élément d’une série de tableaux qui illustrent des manifestations étudiantes tenues à l’université pendant le régime blanc de l’apartheid.


Résurgence de l’antagonisme racial, fort chômage persistant

Les protestations sont symptomatiques d’une résurgence de l’antagonisme racial en Afrique du Sud, attisé par une culture du ressentiment, le ralentissement économique et un chômage élevé persistant.

Le chômage en Afrique du Sud a ainsi atteint au premier trimestre 2015 un niveau inégalé depuis 2003, à 26,4 % de la population active en recherche d’emploi. Sur 35,8 millions de Sud-Africains en âge de travailler (15-64 ans), près de huit millions sont sans emploi dont 5,5 millions au chômage qui cherche activement à travailler (+ 9,2 % sur un an) et 2,4 millions de « découragés » — selon la terminologie statistique — ayant renoncé à chercher du travail. C’est pourquoi les agences indépendantes parlent de plus de 40 % de chômage réel avec des pointes à 80 % dans certaines régions.

Environ 17 millions de Sud-africains reçoivent des prestations sociales, cependant que plus 13 millions ne survivent que grâce au versement d’une allocation (Social Grant) qui leur assure le minimum vital. En 2014, 65 % des familles noires vivaient ainsi en dessous du seuil de pauvreté.

L’état des lieux de l’économie sud-africaine a été dressé dans le « Rapport économique sur l’Afrique » pour l’année 2013, rédigé par la Commission économique de l’Afrique (ONU) et l’Union africaine. Pour la période 2008-2012, l’Afrique du Sud a ainsi été classée parmi les 5 pays « les moins performants » du continent, devançant à peine les Comores, Madagascar, le Soudan et le Swaziland, quatre pays en faillite...

Tout cela a fait dire à Julius Malema, le bouillant chef noir, « qu’en Afrique du Sud, la situation est pire que sous l’apartheid. La seule chose qui ait changé, c’est qu’un gouvernement blanc a été remplacé par un gouvernement de Noirs ». À la suite de plusieurs esclandres et déclarations fracassantes, Julius Malema a été exclu en 2012 de l’ANC, le parti au pouvoir depuis la fin de l’Apartheid. Malema a ensuite fondé un parti anticapitaliste et panafricaniste, les Economic Freedom Fighters (EFF), dont le programme politique est axé sur l’expropriation des terres et la nationalisation des mines sans compensation. Aux élections générales sud-africaines de 2014, EFF a obtenu 6,4 % des voix et est devenu le troisième parti du pays après l’ANC et la Democratic Alliance (DA), parti libéral souvent considéré comme le parti des blancs malgré ses efforts d’africanisation. [Mise à jour septembre 2016 : Aux élections municipales d’août 2016, l’EFF a rassemblé 8,3 % des voix derrière l’ANC à 55,6 % et la DA à 24,5 %.]

L’EFF de Julius Malema n’hésite pas à racialiser les conflits : « la lune de miel est finie pour les blancs en Afrique du Sud ».

En dépit de ses outrances, Julius Malema dit, en partie, vrai car économiquement et socialement, un abîme s’est en effet creusé entre, d’une part, une minorité de privilégiés noirs, les « diamants noirs », bénéficiaires des politiques contraignantes de discrimination positive et, d’autre part, des millions de chômeurs, d’assistés et de travailleurs sous-payés qui paralysent le pays avec de fréquents mouvements de revendication. N’étant pas entendus par les dirigeants, ces derniers ne voient souvent que la violence pour s’exprimer. L’Afrique du Sud est ainsi quotidiennement secouée par des mouvements sociaux de plus en plus fréquents, qui prennent régulièrement un tour quasi insurrectionnel. Les immigrés en sont les premières victimes lors d’émeutes xénophobes.

 Un président et un gouvernement soupçonné de corruption

Aux difficultés économiques du pays, au peu de progrès d’une majorité de la population noire se mêlent des scandales qui secouent le gouvernement ANC au pouvoir depuis plus de 20 ans.

Deux des frères Goupta
Une nouvelle affaire à la mi-mars a plongé le Président Jacob Zuma dans la tourmente. Un membre du gouvernement, le vice-ministre des Finances Mcebisi Jonas, a révélé dans un communiqué de presse avoir été approché par une richissime et influente famille d’hommes d’affaires indiens, les Goupta, très influente dans le secteur minier, les médias, l’ingénierie ou encore l’informatique. Ceux-ci lui auraient proposé le poste de son patron, le ministre des Finances.

L’affirmation de M. Jonas, contestée par la famille Goupta, suit d’autres incidents similaires. Notamment celui de Vytjie Mentor, une ancienne députée du Congrès national africain (ANC) au pouvoir, qui a affirmé sur sa page Facebook qu’elle s’était aussi fait offrir un poste ministériel par les membres de la famille Gupta.

En 2013, un énorme scandale secoue le pays lorsqu’un avion privé des Goupta transportant des invités étrangers à un mariage atterrit sur une base militaire sud-africaine. Les invités échappent au contrôle des douanes et sont convoyés sous escorte policière vers le lieu de la noce.

L’amitié qu’entretient le président sud-africain Jacob Zuma, au pouvoir depuis 2009, avec cette grande famille d’immigrés le plonge encore dans la tourmente après celui de sa luxueuse résidence privée rénovée aux frais des contribuables.

Au début des années 2010 éclata l’affaire qui continue à poursuivre le président. Sa résidence privée à Nkandla, dans la campagne du pays zoulou, avait été remise à neuf aux frais de l’État pour un montant de 30 millions de dollars canadiens (20 millions d’euros).

Président Zuma
Face au scandale, le ministre de la Police a expliqué qu’il s’agissait de travaux « de sécurité » : la piscine est « un réservoir d’eau en cas d’incendie », l’enclos pour bétail « une barrière pour que les vaches ne touchent pas les clôtures électriques », et l’amphithéâtre « un mur incliné de protection ».

Le jeudi 31 mars 2016, la Cour constitutionnelle a demandé au président de rembourser une partie des travaux, estimant à l’unanimité qu’il a violé la Constitution.

Un taux de réussite au secondaire qui gonfle le nombre d’étudiants mal préparés

C’est sur fond de corruption, de ralentissement économique, de xénophobie et de chômage endémique qu’il faut appréhender les troubles les plus récents dans les universités sud-africaines.

Rappelons d’abord que les Blancs, bien qu’il ne forme plus que 8 % de la population totale (leur nombre ne fait que baisser depuis la fin de l'apartheid), représentent 46,3 % des travailleurs possédant un diplôme universitaire.

Plus de deux décennies après la fin de l’apartheid, de nombreux noirs sont toujours très mal lotis, le plus souvent parce qu’ils sont mal formés et à cause de l’incapacité du gouvernement à résoudre ce problème de formation.



Le taux de réussite aux examens de fin du secondaire en Afrique du Sud (appelé la « matriculation ») n’a fait que croître ces dernières années pour passer de 46 % en 1996 à 78,2 % en 2013.

Mais pour « réussir » ces examens, un étudiant ne doit obtenir que 40 % en 3 matières — dont une doit être sa langue maternelle — et 30 % dans 3 autres matières.

En outre, les candidats à la matriculation choisissent de plus en plus des sujets faciles. C’est ainsi que si, en 2010, 263 034 lycéens avaient présenté l’examen de mathématiques, ce chiffre était descendu à 241 509 élèves en 2013. À l’inverse, le nombre d’élèves qui présentent l’examen de « culture mathématique », une matière plus facile, est passé de 280 836 en 2010 à 324 097 en 2013.

Le Forum économique mondial basé en Suisse a classé le système éducatif sud-africain en 146e positon sur 148 pays — et dernier en mathématiques et en sciences. Ce n’est pas faute d’argent. L’éducation engloutit un cinquième du budget de l’État, un des plus hauts pourcentages au monde. Les enseignants sont relativement bien payés. Mais les normes sont peu élevées et les résultats lamentables. Seuls quatre élèves sur dix qui commencent l’école obtiennent le diplôme d’études secondaires même si la note de passage n’est que de 30 %, déclare l’OCDE. À peine 12 % des élèves obtiennent des notes suffisamment élevées pour entrer à l’université. Et seuls 11 % obtiennent une note de 40 % ou plus en mathématiques, la grande majorité en provenance d’écoles privées « historiquement blanches », comme on dit en Afrique du Sud.

Malgré le faible pourcentage de diplômés du secondaire qui peuvent s’inscrire à l’université, étant donné leurs faibles notes à l’examen final du secondaire, le nombre d’étudiants dans les universités sud-africaines a fortement crû ces vingt dernières années : il est passé de 495 355 en 1994 à 1 002 110 en 2014. Les noirs représentent aujourd’hui environ 80 % des étudiants dans les universités sud-africaines.

Rappelons qu’en même temps que les universités sud-africaines « historiquement blanches » — il en existait réservées pour les noirs, les métis et même les Indo-Pakistanais sous l’apartheid — s’ouvraient à une clientèle noire, souvent mal préparée, les conditions d’admission des blancs étaient durcies dans certaines facultés. C’est ainsi que, selon le Sunday Times, pour avoir une chance réaliste d’être admis au programme de cinq ans en médecine à l’Université du Cap, un élève blanc doit avoir obtenu au moins 90 % pour cinq sujets lors des examens de fin du secondaire et au moins 80 % pour le sixième de ceux-ci. Les étudiants noirs, par contre, n'avaient besoin que de notes entre 70 % et 79 % dans six matières et au moins 50 % à l’examen national de compétence pour avoir une bonne chance d’obtenir une place. Le vice-recteur de l’université du Cap, Price, avait déclaré en 2011 que les blancs et les Indo-Pakistanais combleraient 150 des 200 places en médecine si la race n’était pas utilisée pour déterminer qui peut être admis dans la faculté de médecine du Cap. Toutefois, en raison  des politiques de discrimination en faveur des noirs, seuls 80 blancs et Indiens ont pu s’inscrire en médecine à l’UCT, alors que 80 places étaient réservées aux noirs et 40 pour des métis. La population métisse est majoritaire dans la province du Cap occidental, bassin naturel de l’UCT : 50,2 % en 2007, les Blancs y représentent 18,4 % de la population.

Mais si le nombre des étudiants admis a gonflé ces dernières années, le nombre d’étudiants qui réussissent leurs études universitaires est très bas et, plus grave encore, ce taux de réussite — qui oscille entre 15 et 20 % — diminue depuis plusieurs années. En d’autres termes, 80 à 85 % des étudiants qui s’inscrivent en première année dans une des 26 universités publiques échoueront leurs études ou les abandonneront…

L’État sud-africain alloue 9 milliards de rands (750 millions de $) par an en subventions aux étudiants, tandis que les subventions d’exploitation aux 26 universités du pays totalisent 72 milliards de rands (6 milliards de $) sur trois ans. Les 80 à 85 % d’échec représentent donc des pertes très importantes pour l’État et les contribuables (lesquels sont en grande partie blancs).

En effet, seuls treize pour cent des 53 millions sud-africains paient des impôts sur le revenu, mais 99 % des impôts payés le sont par 3,3 millions de contribuables, la majorité de ceux-ci sont des blancs, des Asiatiques (les grands bénéficiaires de la fin de l’apartheid, voir le graphique ci-dessous) et des métis.


Entretemps, 36 pour cent du budget du pays est affecté aux salaires d’une fonction publique pléthorique dont l’inefficacité a conduit à l’éclosion d’une industrie de services privés parallèles qui se substitue aux services gouvernementaux dans les secteurs de la sécurité, de la scolarité, des postes, communications et de la santé. On a donc vu apparaître en Afrique du Sud non seulement des écoles, des hôpitaux, des services de gardiennage très nombreux et des messageries privés, mais également une université privée afrikaans au sud de Prétoria (Akamedia).


Des difficultés de logement créées par les manifestations précédentes

Parmi les plaintes des manifestants en ce début de 2016, figure « la revendication invraisemblable », selon The Economist de Londres, que les Blancs auraient un accès préférentiel aux résidences universitaires. Des manifestants ont, notamment, érigé une cabane en tôle ondulée sur l’imposant terrain de l’UCT pour représenter les rudes conditions de vie dans les cités noires. Ils y ont ajouté des toilettes portables et renversé de gros cageots en plastique comme chaises.

Certains ont commencé un braai (les Sud-africains sont férus de barbecue – pendant toute l’année), grillé des saucisses et des côtelettes sur charbon de bois. Les flammes se sont propagées. Le petit groupe d’étudiants a refusé de retirer la cabane qui, selon les responsables de l’université, bloquait la circulation, puis a saccagé les environs. Ils ont brûlé une voiture, un bus et le bureau de Max Price, le vice-recteur de l’université. Le même Price qui avait acquiescé si facilement à l’enlèvement de la statue de Rhodes. « Il est tout à fait regrettable qu’un mouvement qui a commencé avec une telle promesse et qui prétend se battre pour la justice sociale ait maintenant dégénéré en un groupe qui se livre à la criminalité », a déclaré M. Price.

Manifestation à Prétoria au mois d’octobre 2015 devant les bâtiments de l’Union (siège du gouvernement) au sujet des frais d’inscriptions universitaires. Une centaine d’étudiants y furent arrêtés.

Il ne reste plus grand-chose des motifs qui avaient incité les étudiants à descendre dans la rue en octobre 2015 quand ils avaient été soutenus par une grande partie de la population alors qu’ils dénonçaient les frais de scolarité universitaires élevés qui mettent souvent l’université hors de portée pour les étudiants noirs issus de familles pauvres. La pénurie de logements à l’UCT prend en partie sa source dans le succès de ces manifestations, car le nombre d’inscriptions a augmenté grâce à des frais moins élevés et des mesures visant à réduire l’endettement des étudiants. En outre, certaines chambres dans les résidences sont toujours occupées par des étudiants dont les examens ont été reportés à cette année en raison des manifestations de l’an dernier.

Parmi les étudiants arrêtés pour les dégradations de biens à l’UCT, on en retrouve qui, de façon évidente, ne sont pas pauvres. C’est le cas du fils du chef de la direction d’Eskom, l’entreprise publique productrice d’électricité.

En janvier et en février, d’autres universités ont également été la proie de manifestations violentes, en grande partie en raison des frais d’inscription et du surpeuplement. Un meneur étudiant à l’Université Walter Sisulu (est du pays) a déclaré au Daily Sun, un tabloïd : « Nous allons tout détruire. »

Pendant ce temps à l’Université Witwatersrand à Johannesbourg (nord du pays), après une journée de protestation et l’arrestation de 14 étudiants, l’université a déployé plus de vigiles pour protéger le personnel, les étudiants et les biens de l’institution. Les étudiants arrêtés ont été accusés d’avoir occupé illégalement un bâtiment d’administration, de tentative d’incendie, de dégradation volontaire de biens et d’avoir mis le feu à un matelas dans une des bibliothèques universitaires.

On a également accusé le mouvement « Les Frais doivent baisser » d'avoir incendié un bus universitaire, mais les membres de cette organisation ont dénoncé cet incident.

Nouveaux motifs de protestations : l’existence de cours optionnels en afrikaans

Officiellement, l’Afrique du Sud a 11 langues officielles.

Cela donne l’impression d’un pays ouvert, tolérant et qui valorise la diversité. En réalité, cette multiplicité a surtout servi à imposer l’anglais à tous et à éliminer l’afrikaans, seule langue officielle à travers le pays avec l’anglais jusqu’en 1996. Jusqu'à cette époque, les langues « bantoues » étaient valorisées dans les différents États croupions réservés aux différentes ethnies noires.

Rappelons que l’afrikaans est la langue maternelle de nettement plus de personnes que l’anglais en Afrique du Sud. Et même si l’afrikaans est considéré par de nombreux noirs comme la langue de l’apartheid, cette langue est parlée par plus de métis — également victimes de l’apartheid — que de blancs.




L’éducation en langue maternelle bantoue (9 des langues officielles) est également en retrait depuis la fin de l’apartheid. Cette éducation (à l’école primaire surtout) était considérée par de nombreux noirs comme une ruse utilisée par le régime d’apartheid pour leur imposer une éducation de moindre qualité et les tenir loin des carrières et des postes valorisants. Pour les partisans de l’apartheid, par contre, l’Afrique du Sud était un assemblage d’États ethniques qui devaient rester séparés (« à part », d’où apartheid) pour assurer la survie culturelle de ces ethnies et principalement celles des Afrikaners. À l’époque du régime blanc, l’éducation en langue maternelle était une chose normale tant pour les Afrikaners que les populations noires ou anglophone.

Répartition de l’afrikaans et l’anglais comme langue maternelle des Sud-Africains blancs (bleu : afrikaans en majorité, rouge l’anglais en majorité, plus la couleur est foncée, plus la majorité est grande, le bleu foncé = 87,5 % à 100 % des familles blanches ont l’afrikaans comme langue maternelle).


Avec l’arrivée au pouvoir de l’ANC en 1994, une autre philosophie s’est imposée, loin d’une rhétorique tolérante valorisant la diversité : celle de la discrimination positive en faveur des Noirs et de l’« unité » y compris scolaire et linguistique autour de l’anglais. L’anglais est d’ailleurs la langue qui a connu la plus forte augmentation dans son nombre de locuteurs passant de 8,2 % de la population qui le parlaient comme première langue en 2001 à 9,6 % en 2011 alors que quasiment toutes les dix autres langues officielles ont vu leur nombre relatif de locuteurs baisser, l’afrikaans étant une des exemptions, mais pour ne progresser que de 0,2 % pendant ces dix ans.

Il y avait en 1994, une série d’universités blanches anglophones (universités du Cap, de Durban, Witwatersrand, Rhodes) et d’autres « afrikaansophones » (universités de Stellenbosch, Prétoria, de l’État libre d’Orange, de Potchefstroom, du Rand). Toutes les universités enseignant en afrikaans ont dû s’ouvrir à la diversité raciale et linguistique. Les deux choses ne sont pourtant pas la même chose : on aurait pu garder des universités multiraciales enseignant en afrikaans (c’était chose facile à Stellenbosch par exemple où la population non blanche locale parle aussi l’afrikaans comme langue maternelle). Mais l’on décida d’imposer l’anglais partout au nom de la « diversité » et de l’« ouverture ».

Les militants noirs veulent maintenant passer à l’étape suivante : éliminer l’afrikaans des anciennes universités afrikaans au nom de « l’unité », laquelle ressemble de plus en plus à l’uniformité et à la volonté d’éradiquer la langue afrikaans de la vie publique.

EuroNews n’explique pas pourquoi les étudiants blancs pourchassent un noir avec un mégaphone, mais quelqu’un a filmé les scènes que ne montre pas EuroNews, voir ci-dessous

Près de la grille, un noir muni d’un haut-parleur frappe une jeune femme blanche à plusieurs reprises de son mégaphone, une course poursuite s’en suit (Euronews ne montre que la méchante foule blanche qui poursuit un noir). Lors de heurts à l’Université de l’État libre d’Orange en février 2016.

Violences de la fin février dans les universités

À la fin février, deux cents manifestants ont affronté la police devant l’Université de Prétoria, où plusieurs étudiants ont également été arrêtés le 19 février. La police a dû tirer des salves de balles en caoutchouc alors que les militants noirs lançaient des pierres.

Le groupe exige que l’afrikaans ne soit plus utilisé comme une des langues d’instruction dans les universités. Notons qu'il n’y est obligatoire que dans l’étude de cette langue. Tous les autres cours sont offerts en anglais (et parfois aussi en afrikaans).

Selon Lungile Sonwabo, membre des combattants de la liberté économique (EFF) trop d’argent est consacré à l’afrikaans.

« Cet argent pourrait servir à des bourses et à des résidences, car ils se plaignent toujours de ne pas pouvoir accueillir plus d’étudiants. Mais il y a toujours de l’argent pour l’afrikaans. »

Ces manifestations contre l’afrikaans se sont accompagnées, comme à l’accoutumée, d’intimidations et de violences.

Un incendie déclenché par des étudiants noirs manifestant contre la possibilité d’étudier en afrikaans a touché les bâtiments d’une université dans la province du Nord-Ouest.

L’université où a eu lieu l’incendie volontaire a été fermée pendant un mois, elle n’a rouvert ses portes que le 30 mars 2016. Deux autres universités sud-africaines ont également été fermées à la suite d’incidents.

Parties du bâtiment incendié à l’Université du Nord-Ouest (NWU) au campus de Mafikeng (ancien Mafeking)


La même semaine, l’Université de Prétoria a été le théâtre de heurts entre étudiants noirs et blancs, lors d’une manifestation pour dénoncer l’enseignement optionnel en afrikaans, la langue de la minorité blanche en Afrique du Sud qui avait instauré l’apartheid.

« Les autorités de l’université rencontrent actuellement différents représentants étudiants et des responsables pour résoudre les problèmes liés à l’enseignement », a déclaré une porte-parole de l’Université de Prétoria, Anna-Retha Bouwer.

L’Université de l’État libre (d’Orange), à Bloemfontein (centre du pays), a aussi fermé ses portes après des incidents raciaux sur fond de revendications sociales lors d’un match de rugby sur le campus.


L’anglais comme véhicule de la haine des Afrikaners

Pour le professeur Danie Goosen de la Fédération des unions culturelles afrikaans (FAK), quand les étudiants désireux d’étudier en anglais ne formaient que 14 % des étudiants de l’Université de Prétoria, l’université a consenti de gros efforts pour leur permettre d’étudier dans la langue qu’ils préféraient.

Mais maintenant que, grâce à l’ouverture à de nombreux étudiants noirs, souvent mal préparés, le nombre d’étudiants préférant l’afrikaans est tombé à 30 %, le multilinguisme de l’établissement devient soudainement intolérable et un gaspillage de précieuse ressource. Ainsi, le multilinguisme a-t-il d’abord été imposé pour promouvoir la « diversité » et ensuite l’unilinguisme anglais est prôné violemment au nom de l’unité (« il faut que tous apprennent à travailler ensemble le plus tôt possible ») et de l’efficacité. Ce n’est pas sans rappeler ce qui fut fait au Canada quand on interdit au début du XXe siècle les écoles en français hors Québec : c’était aussi pour promouvoir l’unité.

Pour certains Afrikaners, l’anglais devient le véhicule d’une haine ethnique mal déguisée, il sert à éliminer l’afrikaans et la culture afrikaans.


Voir aussi

Afrique du Sud — Déconfiture de l’école publique, succès de l’école privée

Nouveau scandale dans le système éducatif d’Afrique du Sud, pour Nadine Gordimer l’éducation est « un désastre »

Afrique du Sud — Les enseignants en colère

Histoire — Dossier sur Mandela et son héritage

Discrimination raciale officielle dans les universités sud-africaines

Afrique du Sud – Pour la sixième année de suite, le taux de réussite aux examens de fin d’études secondaires diminue.

Curiosité du jour : augmenter de 25 % les notes de tous les finissants sud-africains ?

« Unir plutôt que diviser » ou comment imposer un monopole en jouant sur les sentiments (fermeture des écoles francophones au Canada au début du XXe siècle)

Les langues en Afrique du Sud depuis 1994 (écrit en 2010)

Séries de vidéos sur les manifestations et les violences, conflits ethniques sur les campus en Afrique du Sud (non sous-titrés)


Étudiants d’Afriforum (nationalistes afrikaners) à gauche contre les militants de l’EFF (parti africaniste de Julius Malema) à droite, à l’université de Prétoria

« Étudiante » d’UCT (en rouge) encourage qu’on fasse des dégâts à la voiture blanche parce que son conducteur blanc veut rouler sur la route et ne respecte pas la « révolution ».


Discrimination à la faculté vétérinaire de Prétoria (Onderstepoort), seuls 22 étudiants blancs furent admis sur les 140 acceptés, malgré d’excellentes notes (30 étudiants blancs avec 6 distinctions aux examens finaux du secondaire — mention TB — furent rejetés). La mère d’une étudiante blanche se demande pourquoi sa fille qui est née après la fin de l’apartheid devrait payer pour l’apartheid, malgré ses excellents résultats. Un autre candidat dit que les bons éléments iront étudier à l’étranger et que le pays continuera de souffrir d’un manque de vétérinaires. [Il en va de même pour les médecins et les ingénieurs.]



Violence à l’université de Prétoria (campus de Hatfield), la séquence commence avec un noir qui frappe par l’arrière d’une pierre la tête d’un étudiant blanc. Pour le représentant d’Afriforum, l’EFF est l’agresseur et ses militants ne sont pas là pour étudier.



Étudiants (noirs) exigent qu’aucun cours ne soit plus donné en afrikaans au collège d’agronomie Elsenburg à Stellenbosch. Un des « étudiants » noirs (avec une cape noire) chante « Shoot the Boer » (tuez le Boer, l’Afrikaner ou le fermier afrikaner).


Reportage de la télé d’État (SABC) sur les manifestations à l’Université de Prétoria

L'ouverture des frontières, une erreur ?

Article de Die Zeit, hebdomadaire hambourgeois qui paraît tous les jeudis à 540 000 exemplaires. C’est un journal hebdomadaire libéral d’information et d’analyse politique.

Depuis son petit bureau de l’université de Cambridge [en face de Boston], David Autor prépare la révolution mondiale. Professeur d’économie au célèbre Massachusetts Institute of Technology, il vient de publier une étude dont les résultats semblent remettre en question plus de deux cents ans d’histoire de l’économie : ériger des murs et des barrières ne serait pas forcément une mauvaise idée.

L’étude a rendu son auteur célèbre du jour au lendemain : The Economist s’en est fait l’écho[1], le New York Times également — jusque dans les sphères du pouvoir berlinois, on reconnaît aujourd’hui le potentiel explosif du document. Angela Merkel veut empêcher à toute force que la crise des migrants n’entraîne une fermeture des frontières, ce qui menacerait « les fondements de notre prospérité ». Et si les fondements de notre prospérité étaient ailleurs ?

Voilà encore quelques années, rares étaient les grands économistes qui se posaient la question. Depuis qu’Adam Smith a jeté les bases des sciences économiques modernes, au XVIIIe siècle, les représentants de la profession se veulent partisans de l’ouverture. Leur argument est le suivant : si les marchandises, le travail et les capitaux circulent sans entraves, la prospérité générale s’en trouve améliorée, car chaque pays peut alors exploiter ses points forts. En son temps déjà, Adam Smith observait qu’il était peu judicieux pour les Écossais de faire pousser du raisin dans le brouillard et le crachin quand le vin pouvait être importé d’un pays ensoleillé, comme le Portugal.

Pauvreté absolue. De fait, la mondialisation a considérablement élevé le degré de prospérité de nombreux habitants d’Amérique latine et d’Asie. Entre 1990 et 2015, la proportion de personnes vivant dans la pauvreté absolue, selon la définition de la Banque mondiale, est passée de 37 % à moins de 10 % dans le monde. En 1980, le revenu moyen par habitant des pays émergents et en développement s’établissait à 14 % de celui des pays industrialisés. Aujourd’hui, il se monte à 23 % environ. À l’échelon mondial, le fossé entre riches et pauvres ne s’est pas creusé ces dernières années ; il s’est resserré.

Mais voilà, pour David Autor, ce sont les salariés des pays industrialisés qui en paient le prix. L’économiste s’est intéressé aux répercussions de la concurrence grandissante des fournisseurs chinois à bas coût sur le niveau de vie des salariés américains. Jusqu’à présent, les experts supposaient que les travailleurs de base qui perdaient leur emploi en retrouvaient un dans une autre branche, parfois même mieux payé : des ouvriers à la chaîne devenaient ingénieurs ou agents immobiliers. C’est ce que l’on peut lire aujourd’hui dans les manuels d’économie.

Or, visiblement, c’est plutôt rare dans la pratique, soit parce que les gens ont du mal à se reconvertir, soit parce qu’il n’y a tout bonnement pas assez d’emplois créés. D’après David Autor, la montée en puissance de la Chine aurait ainsi entraîné la destruction de 2,4 millions d’emplois aux États-Unis après l’an 2000. Dans les régions frappées de plein fouet par les mutations structurelles, comme le Midwest, certains salariés ont vu leurs revenus fondre comme neige au soleil et sont restés tributaires de l’aide de l’État pendant des années.

Une équipe réunie autour de Jens Südekum, professeur d’économie à Düsseldorf, a réalisé une étude du même type pour l’Allemagne. Il en ressort que les salariés touchés par la concurrence asiatique ont généralement moins de mal que leurs homologues américains à trouver un nouveau poste — notamment parce que les industries exportatrices ont créé beaucoup d’emplois. Pourtant, tous les Allemands ne retrouvent pas rapidement un emploi bien rémunéré après un licenciement. L’ouverture des frontières s’accompagne donc d’« effets redistributifs considérables ». La mondialisation ne rend pas tout le monde riche ; elle enrichit certains et en appauvrit d’autres — dans des proportions qui surprennent la plupart des économistes.

Des revenus stagnants, peu ou prou, depuis 15 ans

D’après une étude de Branko Milanovic, [ancien] économiste à la Banque mondiale, entre 1988 et 2008, les travailleurs situés dans la moyenne supérieure [le 80 pourcentile] de l’échelle mondiale des revenus n’ont connu pour ainsi dire aucune augmentation de leurs revenus réels. Or c’est à cette catégorie qu’appartiennent la plupart des salariés des vieux pays industrialisés. Pour Branko Milanovic, cette « érosion de la classe moyenne » est l’une des causes principales du déclin des partis démocratiques traditionnels. L’ouverture des frontières a conforté les populistes qui veulent aujourd’hui les refermer.

Ce nouveau scepticisme à l’égard de la mondialisation touche même le Fonds monétaire international (FMI) — qui passe pour être le cœur idéologique du capitalisme financier. Le FMI vient ainsi de publier une étude dans laquelle il invite ses quelque 200 États membres à réduire (sous certaines conditions) les mouvements de capitaux transfrontaliers. L’organisation de Washington affirmait depuis des années que l’économie de marché acheminait le capital là où son utilisation était optimale — et elle a dû assister, impuissante, à la déstabilisation de pays entiers par les mouvements de capitaux spéculatifs.

À l’évidence, les avantages économiques de l’ouverture des frontières ont souvent été surestimés par les instances officielles. En 1988, par exemple, une équipe de chercheurs mandatée par la Commission européenne pour évaluer les bienfaits du marché commun a estimé qu’il se traduirait par 5 millions d’emplois supplémentaires et une hausse du PIB de 7 %. Les dernières études en date chiffrent les gains de croissance à environ 2 % seulement.



Pertes de croissance. En revanche, le préjudice économique induit par le rétablissement des contrôles aux frontières serait modéré en Europe. Même la fondation Bertelsmann, pourtant favorable à des frontières ouvertes, chiffre les pertes de croissance pour l’Allemagne à 77 milliards d’euros sur dix ans, du fait, notamment, de l’allongement des délais dans le transport de marchandises. Rapporté à une année, cela ne représente que 0,2 % du PIB, soit grosso modo le budget du ministère du Développement et de la Coopération économique. Pas de quoi faire couler le pays.

L’ouverture des frontières a-t-elle donc été une erreur historique qu’il convient de réparer au plus vite, comme le réclament les détracteurs de la mondialisation de droite et de gauche ? Ce n’est pas aussi simple. Même les sceptiques comme David Autor ne remettent pas en question l’idée que la liberté des marchés a enrichi la planète. Mais ils nous mettent en garde : attention à ne pas occulter les revers de ces mutations.

Comme le formule Clemens Fuest, président du Centre pour la recherche économique européenne de Mannheim, il existe un « degré optimal d’ouverture des frontières ». Au bout du compte, les États doivent peser tous les intérêts dans la gestion de leurs frontières. Ce calcul est aussi fonction de la réalité économique et sociale : de l’ampleur des inégalités que la population est capable d’endurer. Ou de la tolérance au changement d’une société. On ne pourra pérenniser l’ouverture des frontières que si l’on veille à ce que les gains de la mondialisation ne bénéficient pas qu’à une minorité.


Voir aussi

Faiblesse des revenus masculins, une des causes de l’effondrement du mariage ?

États-Unis — Quels diplômes universitaires rapportent le plus ?

Belgique — Les filières universitaires à éviter pour trouver un emploi

Royaume-Uni — certains maçons gagnent plus qu’un diplômé

Peter Thiel et la bulle universitaire : un test de QI extrêmement coûteux

Étude — Baisse de « solidarité » corrélée à l’augmentation du nombre d’étrangers

France — La « gauche » progressiste parle-t-elle encore aux ouvriers et au peuple ?

France — L’université pour tous, vers la fin d’un mythe ?

Pourquoi l’université coûte tellement cher aux États-Unis

La bulle universitaire aux États-Unis va-t-elle crever ?

Mark Steyn et l’université américaine.

États-Unis — Diplômés et surendettés



[1] La mondialisation peut améliorer le sort de tous. Cela ne signifie pas que cela sera le cas. (“Globalisation can make everyone better off. That does not mean it will »), 6 février 2016