lundi 12 novembre 2018

Zemmour à Béziers : Macron, Poitiers, démographie, Voltaire, Rousseau, la littérature contemporaine, de Beauvoir, la théorie du genre, enjeux de l'Armistice de 1918




Voir aussi

Éric Zemmour — Extraits de Destin français (m-à-j)

Éric Zemmour sur l’avortement

Au sujet de Poitiers, Zemmour cite Victor Davis Hanson et son Carnage et culture. Les grandes batailles qui ont fait l’Occident, Paris, Flammarion, 2002.

Victor Davis Hanson est professeur à l’Université de Californie, spécialiste de l’histoire militaire de l’Antiquité. La thèse de son ouvrage est forte : les sociétés occidentales bénéficient d’une supériorité militaire depuis l’Antiquité, qui découle des spécificités culturelles de leur ordre social et politique. Dans cette perspective, l’auteur remet en cause d’autres types d’interprétations de la supériorité militaire occidentale contemporaine. Il conteste d’abord toute idée d’un déterminisme biologique ou géographique, dans le cadre duquel les ressources naturelles de l’Europe, sa topographie particulière ou son climat lui auraient assuré une prospérité économique, gage de sa supériorité technologique et donc militaire. De même refuse-t-il d’expliquer cette supériorité par la maîtrise en matière d’armes à feu et d’explosifs acquise par ces sociétés à partir de la Renaissance et développée dans le cadre de la révolution industrielle. Pour Victor Davis Hanson, il existe une « culture militaire européenne », qui prend source au cœur des cités grecques, fut affiné par la République romaine et caractérise « la manière de faire la guerre » des sociétés héritières de cette antiquité classique. Paraphrasant Clausevitz, il affirme que « la guerre occidentale est souvent un prolongement de l’idée de la politique » (p. 38) et, qu’à ce titre, elle trouve ses fondements dans les principes qui organisent la place des individus au sein de la société, les relations qu’ils entretiennent avec le pouvoir et la nature des rapports qui les lient. Il évoque ainsi une « conception juridique de la liberté », « l’individualisme », « la liberté de recherche et le rationalisme » comme des traits distinctifs des sociétés occidentales et comme autant de facteurs déterminants de leur manière de faire la guerre. Ces caractéristiques culturelles décident selon lui des conditions dans lesquelles elle est abordée au sein de ces sociétés, conçue comme un moyen d’anéantir l’adversaire, affranchie de toute considération morale ou religieuse, et non comme un acte rituel. Elles influent sur les pratiques guerrières mises en œuvre par l’Occident : à la fois en ce qui concerne l’organisation des armées, conciliant discipline collective, souplesse du commandement et soumission à la critique publique, et leur comportement sur le terrain, où la recherche de l’affrontement frontal entre les troupes en présence est préférée à la ruse, à la tromperie ou à l’exaltation de l’exploit individuel.

Victor Davis Hanson met en évidence cette continuité de la létalité occidentale à travers l’examen de neuf batailles ayant opposé des forces européennes ou les États-Unis à des adversaires « non-occidentaux ». De l’Antiquité classique jusqu’à la Guerre du Vietnam, il s’intéresse ainsi aux batailles de Salamine (480 av. J.-C), Gaugamèles (331 av. J.-C), Cannes (216 av. J.-C.), Poitiers (732), Tenochtitlan (1521), Lépante (1571), Rorke’s Drift (1879), Midway (1942) et du Têt (1968). Les trois parties qui composent son ouvrage en décrivent la genèse dans la Méditerranée antique, sa diffusion progressive en Europe et dans l’hémisphère occidental, et son maintien à l’époque contemporaine. Pour chacune des batailles, il rend compte de son déroulement sur le terrain, de sa portée sur les relations entre les unités politiques impliquées, et des traits culturels propres aux Occidentaux ou à leurs adversaires qu’elle met en évidence. Il évoque ainsi l’ardeur des marins grecs de Salamine, convaincus de jouer leur liberté contre une Perse autocratique, dans une bataille à laquelle ils avaient consenti via leurs représentants. Il montre aussi le contraste entre les phalanges macédoniennes de Gaugamèles, disciplinées et tuant implacablement, et les troupes de Darius, promptes à rompre le combat pour se livrer au pillage ou à la fuite. Suivent les tableaux de l’infanterie lourde de Charles Martel opposant un mur de piques et de boucliers aux charges impétueuses, mais trop peu dévastatrices de la cavalerie arabe, du siège méthodique organisé par Cortès autour de Tenochtitlan, de l’ingéniosité technique et tactique de la flotte chrétienne à Lépante, etc. Autant d’événements et de faits qui sont abordés à partir de récits de contemporains ou de travaux d’historiens.

Alexandre Soljénitsyne : les libéraux précurseurs des révolutionnaires sanglants ?


Il y a un siècle naissait, en 1918, Alexandre Soljénitsyne. Il obtint le Nobel de Littérature en 1970. Déchu de sa nationalité en 1974 après la parution en Occident de L’Archipel du Goulag, il fut expulsé d’URSS, émigra aux États-Unis d’Amérique, où il vécut vingt ans avant de revenir vivre en Russie. L’Archipel du Goulag est sa première « cathédrale » d’écriture, selon l’expression de Georges Nivat, La Roue rouge (sur le « déraillement » de l’histoire russe) en constituant la seconde. Son éditeur français marque les dix ans de sa mort par la publication de trois textes politiques du grand écrivain. Pour mieux comprendre les révolutions française et russe. Loin des lieux communs progressistes.

En marge de ses grands romans, il y a des dizaines d’Écrits politiques d’Alexandre Soljénitsyne. Ce recueil s’ouvre sur une lettre publique, qui est l’axe de son œuvre, le moteur de sa vie : pour résister, il faut commencer par se réformer soi-même. Ce bref catéchisme du résistant fut rédigé en février 1974, à la veille de la seconde arrestation et de l’expulsion d’URSS de son auteur.

S’ensuivent les Leçons de Février (1983), inspirées par la lecture d’une immense littérature sur la révolution de 1917 et par une amère constatation : la monarchie russe, tricentenaire et encore populaire en 1914, est tombée en trois jours. Faute de savoir penser vrai, parler vrai ?

Pour terminer ce recueil, Deux révolutions : la française et la russe (1984), est une réflexion inédite en français, où Soljénitsyne compare le glissement vers mensonge et violence de ces deux révolutions.

Extraits de la chronique d’Éric Zemmour sur ce recueil :

Alexandre Soljenitsyne est mort il y a dix ans. Les polémiques autour de son nom se sont apaisées. Il n’y a plus assez de communistes pour aboyer aux mollets de l’« agent de la CIA » ; les « nouveaux philosophes » d’antan et libéraux de toujours n’osent plus le traiter de « réactionnaire », voire d’« antisémite ». Le rebelle controversé de jadis est devenu une statue du Commandeur. Quand son éditeur français a la bonne idée d’exhumer deux grands textes politiques, rédigés depuis son exil américain, quelques années avant la chute du mur de Berlin, il place en ouverture un court préambule intitulé « Vivre sans mentir », sorte de vade-mecum de survie spirituelle dans un régime totalitaire : « La clef de la libération est le refus de participer personnellement au mensonge. […] Nous ne sommes pas mûrs pour aller sur la place publique et proclamer à grands cris la vérité, et dire tout haut ce que nous pensons tout bas. Ce n’est pas pour nous, cela fait peur, mais refusons au moins de dire ce que nous ne pensons pas. »

On songe alors que nos régimes démocratiques d’aujourd’hui ressemblent de plus en plus aux régimes totalitaires d’autrefois, mais nous n’avons pas le temps de nous y attarder que le traducteur et préfacier du grand homme, Georges Nivat, nous explique que toute révolution est un « algorithme, celui du mensonge, du petit mensonge qui devient grand. […] Mensonge et révolution sont liés. » D’où le titre du recueil.

On lit. Et on relit certaines pages, séduits par la clarté virile du style sans effet de l’auteur, et étonné de ne pas y trouver la dénonciation du mensonge annoncée. Soljenitsyne n’est pas historien, mais il est mieux : il vit l’histoire de l’intérieur. Aucune des grandes réflexions sur la Révolution française — celles de Tocqueville, Thiers ou Taine — ne lui est inconnue. Les deux textes — le premier sur la seule révolution de février 1917, l’autre qui compare les deux révolutions de 1917 et de 1789 — font la paire.

La conclusion s’impose d’elle-même : ce n’est pas le mensonge qui a provoqué la chute des deux monarchies, mais la faiblesse des deux derniers rois. Nicolas II et Louis XVI étaient de bons chrétiens qui aimaient leur famille plus que le pouvoir, et ne voulaient pas faire couler le sang de leur peuple. Ces vertus chrétiennes et humanistes en faisaient de fort braves hommes et d’excellents pères de famille ; mais de détestables rois. Sans le citer, Soljenitsyne retrouve la leçon que professait déjà Richelieu dans son testament : les vertus privées font le plus souvent les malheurs publics. Ce qu’il dit de Nicolas II convient en tout point à Louis XVI : « Toutes les décisions […] procédaient chez le tsar de son attachement à la paix, qualité éminente pour un chrétien, fatale chez le dirigeant d’un grand empire. […] La dynastie s’est suicidée pour ne pas provoquer une effusion de sang, ou une guerre civile. Pour en provoquer une pire, plus longue, sans le drapeau unifiant au trône. »

La faiblesse coupable de ces rois tenait à leur caractère ; mais plus encore à l’environnement idéologique dans lequel ils ont baigné. Au contraire des libéraux et de tous les progressistes, Soljenitsyne ne fait pas de distinguo entre la « bonne » révolution (1789 et février 1917) et la « mauvaise » (1793 et octobre 1917). Il est même plus sévère avec les premières qu’avec les secondes ; avec les libéraux qu’avec les « terroristes » jacobins ou bolcheviques. Il a bien compris que c’est l’idéologie libérale, ce qu’il appelle le « Champ libéral-radical », qui a désarmé les monarques et les élites autour d’eux : « Durant cent ans, le Champ avait irradié si puissamment que la conscience nationale en lui s’était étiolée (“patriotisme primaire”), et la couche instruite avait cessé de prendre en considération les intérêts de l’existence nationale. Le sentiment national avait été rejeté par l’intelligentsia et négligé au sommet. C’est ainsi que nous avons pris le chemin de la catastrophe. »

Ce libéralisme antinational des élites avait été préparé de longue date — au siècle des Lumières pour la France et depuis le coup de main manqué des décembristes, en 1825, pour la Russie, par le travail de sape des intellectuels, des écrivains, des philosophes libéraux. Soljenitsyne reprend l’analyse de Tocqueville et de Taine : ce ne sont pas les difficultés économiques, sociales, voire militaires, qui ont « mûri la révolution, mais […] l’acharnement des intellectuels pendant des dizaines d’années, que le pouvoir n’a jamais pu surmonter ». Et de reprendre sans hésitation le jugement définitif des paysans russes qui fera hurler tous nos beaux esprits de Paris ou de Saint-Pétersbourg : « Ces troubles nous sont envoyés parce que le peuple a oublié Dieu. »

L’implacable diagnostic posé, on peut nuancer : si la parenté est frappante entre Girondins et Cadets, entre Danton et son groupe et les leaders SR (socialistes-révolutionnaires), sans oublier bien sûr les Jacobins de Robespierre et les bolcheviks de Lénine, Soljenitsyne n’est pas dupe de sa propre comparaison : « La Terreur de Robespierre a les jambes courtes » à côté de celle de Lénine : il n’a pas de force armée à sa dévotion ; respecte les formes parlementaires et surtout la propriété privée. Robespierre est un « patriote », Lénine se proclame « anti-patriote ». Soljenitsyne ne tombe pas dans le panneau dans lequel se précipiteront tous ses prétendus héritiers : il ne compare ni Robespierre à Lénine, ni Bonaparte à Staline. Il est un vrai réactionnaire, pas un libéral. Tous ses ennuis en Occident viendront de cette différence. Il a compris qu’une révolution commence lentement et finit fort : « La révolution est toujours une inflammation pathologique et une catastrophe. » Il a compris que pendant que l’est de l’Europe subissait le totalitarisme communiste, l’ouest du continent connaissait lui aussi une nouvelle révolution qui détruisait toute tradition, toute racine, tout patriotisme, toute spiritualité, avec la même alliance objective des libéraux qui désarment et des terroristes totalitaires qui détruisent.


Révolution et mensonge
de Alexandre Soljénitsyne (Auteur)
paru chez Fayard,
à Paris,
le 31 octobre 2018
192 pages
ISBN-10: 2213711682