vendredi 12 mai 2023

« Et si les femmes ne devaient rien au féminisme ? »

Véra Nikolski montre que la fin du patriarcat n’est pas due aux luttes féministes, mais à la révolution industrielle et au progrès médical. La fin de l’abondance remettra-t-elle en cause l’émancipation féminine ? Recension parue dans le Figaro par Eugénie Bastié.

« Je préfère les femmes qui jettent des sorts aux hommes qui construisent des EPR » : on se souvient de cette phrase de l’inénarrable Sandrine Rousseau. Loin d’être une simple boutade, cette sortie résume à merveille la vulgate d’une certaine gauche féministe et écologiste qui voudrait réunir, sous le visage unique de l’ennemi, le capitalisme, le productivisme et le patriarcat. Ce que la députée de la Nupes appelle l’« androcène », qu’elle invite à « congédier » pour atteindre enfin l’égalité totale entre hommes et femmes. 

Dans un livre puissant et passionnant, Féminicène (Fayard), Véra Nikolski, normalienne et docteur en science politique, balaie magistralement cette thèse. 

Qu’est-ce que le « féminicène » ? C’est l’ère dans laquelle nous vivons, celle où l’égalité entre hommes et femmes a atteint un comble historique. Et ce n’est pas un hasard si ce summum d’égalité est atteint au moment même où la dégradation de l’environnement et l’épuisement des ressources naturelles atteignent leur apogée : il y a un lien entre le productivisme technicien — ce qu’on appelle désormais « anthropocène » — et l’émancipation des femmes, qui n’est pas un lien d’antagonisme, mais de corrélation. Pour le comprendre, il faut se plonger dans l’origine du patriarcat et les causes réelles de l’émancipation féminine.

La propagande néoféministe ne cesse de le marteler : ce serait grâce aux « luttes » des féministes que les femmes auraient conquis leurs droits. Mais qu’est-ce qu’une victoire obtenue sans barricades, sans grève, sans violence, qui parvient à renverser en soixante-dix ans un système vieux de 100 000 ans ? La libération n’a pas été arrachée, mais accordée, tombée comme un fruit mûr de l’arbre pourrissant d’un patriarcat privé de ses fondements. Les néoféministes sont embarrassées par l’origine biologique du patriarcat. Elles évacuent en général le problème en postulant une construction sociale de la domination masculine depuis l’aube de l’humanité. C’est bien sûr faux : l’invariant anthropologique de la domination masculine n’a pas pour fondements des facteurs sociaux ou idéologiques, mais des contraintes matérielles et physiques. Dans un environnement hostile, où la priorité est l’impératif de survie, le dimorphisme sexuel (le fait que la femme engendre dans son propre corps et l’homme engendre dans le corps d’autrui) produit des avantages comparatifs (la femme enceinte et allaitante pouvant moins se déplacer, la chasse devient une prérogative masculine) et donc une division sexuelle du travail qui se sédimente culturellement. C’est pourquoi le vrai point de bascule pour l’émancipation féminine n’est pas la bataille des suffragettes du début du XXe siècle, mais l’invention de la machine à vapeur en 1784. « L’émancipation des femmes est l’enfant de la révolution industrielle. »

Nikolski est un peu la Jancovici du féminisme. Tout comme l’ingénieur devenu iconique nous rappelle combien le progrès technique nous est devenu familier au point que nous oublions ses conditions d’existence (une énergie abondante et bon marché), Nikolski nous rappelle les soubassements technologiques de l’émancipation féminine. La mécanisation, qui dévalue la force physique et l’avantage comparatif masculin, l’allégement du travail domestique par la machine (lessive, confection des vêtements, vaisselle), le progrès médical qui fait chuter drastiquement la mortalité infantile et celle des femmes en couches : voilà ce qui a rendu l’émancipation des femmes possible. Ce ne sont pas les sorcières et les féministes qui ont libéré les femmes, mais le pétrole, les antibiotiques et l’aspirateur. Les femmes devraient élever des statues à Pasteur plutôt qu’à Olympe de Gouges.

La démonstration est convaincante. Le livre de Véra Nikolski, avec sa perspective matérialiste, dit l’inverse de celui de Patrick Buisson, Décadanse, que nous avions chroniqué ici même : non, ce ne sont pas les idées qui gouvernement le monde, c’est la superstructure économique et technique qui fait basculer les comportements. Ainsi, rappelle Nikolski, la pilule et l’avortement, réclamations féministes, ne viennent que couronner un processus : la maîtrise des naissances n’avait aucun sens dans un monde où la mortalité infantile atteignait 45 % (1820). Est-ce la science ou l’idéologie qui mène le monde ? La vérité doit être à mi-chemin entre les deux, car, sinon, comment expliquer que l’Occident chrétien ait été le terreau le plus fertile de l’émancipation féminine ? Le Japon qui cumule patriarcat et développement industriel est un contre-exemple, ainsi que les pays du Golfe où la religion est venue freiner le développement des femmes.

Le livre de Véra Nikolski devient crucial lorsqu’il se projette dans l’avenir. Si l’émancipation féminine est due à la civilisation thermo-industrielle, reposant sur des sources d’énergie abondantes et peu chères, que va-t-il se passer lorsque celle-ci va disparaître ? On peut discuter à l’infini des scénarios effondristes adoptés par l’auteur, reste qu’on ne peut contester que le XXIe siècle sera pour l’Occident plus pauvre, plus chaotique et plus violent que les 70 dernières années. Or, « en ignorant la fragilité des conditions sur lesquelles repose leur émancipation, les féministes ne se donnent pas les moyens de les préserver ».

 

La « philosophe féministe et prof de science politique » Camille Froidevaux-Metterie n'a pas aimé la thèse de Véra Nikolski. Eugénie Bastié lui rappelle ce qu'en pensait Simone de Beauvoir.


Dans Ravage, la dystopie de Barjavel où la civilisation s’effondre faute d’électricité, la polygamie est de retour et les femmes sont vouées à la procréation. C’est le sort qui nous guette dans un scénario de décroissance, avertit Nikolski. Ce ne sont pas les arrêts de la Cour suprême américaine qui occasionneront le « ressac » historique, mais la pénurie de médicaments et le retour de la mortalité infantile. Vouloir la décroissance et l’émancipation féminine, c’est vouloir le beurre et l’argent du beurre. Parce que nous n’échapperons sans doute pas à la première (la fin de l’abondance est déjà en route), il faut nous préparer à la seconde. C’est pourquoi Nikolksi plaide pour un « féminisme de faire », à rebours du féminisme de la plainte d’aujourd’hui. « Ne vaut-il pas mieux armer les femmes plutôt que de les protéger ? », se demande l’auteur, elle-même pratiquante des arts martiaux.

Ce livre brillant, subtil et salutaire est à mettre entre les mains de toutes les jeunes filles, plutôt que des manuels d’écriture inclusive. Il dit aux femmes : arrêtez de vous plaindre, battez-vous, investissez les filières scientifiques, ne réclamez pas, prenez et créez vos places. Suivez les pas de Marie Curie, George Sand ou Madeleine Brès (première femme médecin) plutôt que ceux de Caroline De Haas, Sandrine Rousseau et Adèle Haenel. Moins de sorcières, plus de femmes ingénieurs nucléaires !


Féminicène
par Véra Nikolski,
paru chez Fayard,
à Paris,
le 3 mai 2023,
380 pp,
ISBN-10 : 2 213 726 051
ISBN-13 : 978-2213726052


Voir aussi

Recension de Economic Facts and Fallacies de Thomas Sowell