vendredi 28 octobre 2022

Le dévoiement du patriotisme en impérialisme sans limites a eu raison de toutes les vertus civiques qui avaient fait la gloire d'Athènes

Dans « La Mélancolie d'Athéna » , Michel De Jaeghere se met dans les pas de Thucydide, et puise dans la guerre du Péloponnèse des leçons pour notre époque. Parcourant le Ve siècle grec, des origines des guerres médiques à la fin de la guerre du Péloponnèse, Michel De Jaeghere ne se contente pas ici de faire le récit frémissant de cet apogée de la civilisation hellénique. Il a suivi à la trace les débats, les dilemmes, les conflits inhérents à la naissance du patriotisme, de sa dilatation dans le panhellénisme à sa caricature en volonté de puissance, et de l’échec tragique auquel la tentation de l’impérialisme avait conduit Athènes, aux crises de sa démocratie. Texte ci-dessus d'Eugénie Bastié publié dans le Figaro.

D'après le mythe, Athéna, la déesse de la guerre, est sortie toute armée du cerveau de Zeus, en poussant un cri martial. Les hommes ne sont pas des dieux. Ils ne sortent pas du ventre de leurs mères casqués, armés de lances et de boucliers, animés d'un indéfectible attachement à leur terre, leur peuple et leur souveraineté. Non, ce noble sentiment, qu'on appelle « patriotisme » , n'est pas spontané. Il est le fruit d'une éducation patiente aux lois de la cité. Il n'a pas toujours existé, mais est né à un moment précis de l'histoire des hommes. C'est une « construction sociale » comme diraient les demi-habiles d'aujourd'hui empressés de tout déconstruire. Michel De Jaeghere n'est pas de ceux-là. Et s'il nous relate dans La Mélancolie d'Athéna (Les Belles Lettres) l'invention du patriotisme dans la Grèce antique, ce n'est pas pour en relativiser la nécessité, mais au contraire pour mieux nous en faire comprendre la précieuse fragilité.

Dans Le Cabinet des antiques , son précédent livre, Michel De Jaeghere s'interrogeait sur l'héritage politique que nous avaient laissé les Anciens. Notre conception de la démocratie, de la citoyenneté avait-elle quelque chose à voir avec celle des Grecs et des Romains ? Dans ce livre, il nous rappelle que la conception du patriotisme qui les animait nous est aujourd'hui étrangère, nous qui voyons les poilus comme les victimes d'une boucherie et ne « voulons plus rien devoir à ce qui est hérité sans avoir été consenti » . « Nous prétendons déterminer jusqu'à notre sexe : comment subirions-nous le choix de notre patrie ? »

Dans ce livre passionnant, d'une érudition qui donne parfois le vertige, le directeur du Figaro histoire nous raconte le siècle de Périclès, ce Ve siècle avant notre ère qui a vu la Grèce accoucher de trésors de civilisation inégalés, mettre au point un idéal civique fondé sur la délibération rationnelle, cultiver un patriotisme « au carrefour de la piété filiale, de la tradition et de l'esprit critique » , puis basculer dans la démesure de la conquête, de l'asservissement des voisins et de la guerre civile. Pendant les guerres médiques, les cités grecques s'étaient unies contre l'ennemi perse, avaient dépassé leurs attachements tribaux pour défendre une civilisation commune contre les barbares. À la suite de la victoire, Athènes avait pris l'hégémonie au sein de la ligue de Délos. Elle avait alors basculé dans l'hubris d'une thalassocratie sans pré carré défini, qui s'était lancée dans un impérialisme insensé. Celui-ci aboutit à la guerre du Péloponnèse, qui vit les hoplites qui combattaient jadis ensemble, boucliers contre boucliers, s'entretuer.

Entre la bataille des Thermopyles (480 av. J.-C.), où les 300 Spartiates emmenés par Léonidas se sacrifièrent pour la liberté des Grecs, et la capitulation d'Athènes (404 av. J.-C.), qui vit la victoire éphémère des Lacédémoniens sur les Athéniens, il s'écoule à peine une vie d'homme. Soixante-dix ans, qui ont vu passer la Grèce du rêve au cauchemar, du patriotisme, ce « sentiment de tendresse poignante pour une chose belle, précieuse, fragile et périssable » (Simone Weil), à l'idolâtrie.

L'histoire que nous raconte Michel de Jaeghere est celle d'une occasion manquée. « La Grèce avait manqué de faire son unité autour d'une cité solaire. Elle avait échoué à trouver le cadre politique qui lui eût permis de se donner la puissance nécessaire pour se défendre contre toute entreprise conquérante sans remettre en question l'autonomie, l'indépendance à quoi le monde des cités avait dû sa créativité unique, son rayonnement artistique et intellectuel. » Il a manqué à Athènes l'institution politique de la nation, et l'on sent un regret sincère chez cet amoureux de la Grèce que ses splendeurs civilisationnelles n'aient pu rencontrer l'écrin qui fit la gloire des Capétiens.

Cet esprit profond et délié, qui aime trouver refuge dans la méditation des Anciens pour échapper à la médiocrité du temps, n'est pas pour autant un contemplatif. La saveur qu'il trouve dans l'histoire est son pouvoir d'éclairer l'actualité.

Les universitaires français contemporains bannissent du cercle des sachants ceux qui osent faire des analogies (sauf quand il s'agit d'alerter sur le retour du fascisme et des éternelles années 1930, bien sûr). L'un d'entre eux a même jugé que Thucydide n'était pas un « collègue » car il manquait d'objectivité dans sa méthode. Mais Michel De Jaeghere ne se prive pas de ce plaisir de l'intelligence qui consiste à faire des rapprochements historiques et dresser des vies parallèles. Ainsi, sous sa plume, le revirement d'Alcibiade, le patriote combattant sa propre patrie, évoque les tourments du duc d'Enghien émigré, le dilemme se posant aux Athéniens entre sauver leur peuple ou sauver leur terre celui qui s'est posé en France sous l'Occupation, la ligue de Délos qui rassembla les cités grecques contre l'ennemi perse est rapprochée de l'Otan.

Ces parallèles audacieux ne sont pas qu'une gourmandise d'érudit. Ils sont animés par la conviction profonde que nous pouvons puiser dans le passé des leçons pour le présent. De Jaeghere s'attarde d'ailleurs sur la thèse stimulante de l'universitaire Graham Allison qui, dans Vers la guerre. La Chine et l'Amérique dans le piège de Thucydide , a établi 16 situations dans l'histoire où le syndrome Athènes-Sparte, c'est-à-dire la rivalité agressive entre une puissance régnante et une puissance ascendante s'est manifestée, avec dans la plupart des cas pour résultats la guerre.

Mais l'auteur n'est pas qu'un historien. C'est aussi, comme son maître Thucydide, un moraliste. Et cette plongée dans la guerre du Péloponnèse n'est pas seulement l'occasion d'une leçon de géopolitique, c'est aussi une descente dans l'éternité de l'âme humaine. Car les Grecs se posaient les questions que nous nous posons encore. Leurs turpitudes, leurs cas de conscience, leur déchirement entre fidélités concurrentes, leurs lâchetés, la « fatalité qui donne à choisir entre la soumission, la démesure et le repli » qui fut la leur, sont encore les nôtres. L'homme est toujours l'homme. La grande leçon de ce livre, c'est que, selon le mot de Bainville « tout a toujours très mal marché » , même pour les meilleurs. Il y a en effet de quoi rendre Athéna mélancolique.

Ces parallèles audacieux ne sont pas qu'une gourmandise d'érudit. Ils sont animés par la conviction profonde que nous pouvons puiser dans le passé des leçons pour le présent

La Mélancolie d'Athéna
par Michel de Jaeghere,
publié aux Belles Lettres,
à Paris,
le 21 octobre 2022,
620 pp.
ISBN-10 : 2251453563
ISBN-13 : 978-2251453569

Voir aussi 

Histoire — Il y a 2500 ans, la bataille des Thermopyles 

Le piège de Thucydide