mardi 5 décembre 2017

Lecture des élèves à 10 ans, bons résultats du Québec, pour les rares participants

Selon une étude comparative de 50 pays publiée mardi, la capacité de lecture des enfants âgés de 9 à 10 ans a diminué aux États-Unis, au Canada, en France et dans plusieurs autres pays développés.

Dix pays ont enregistré des résultats inférieurs à ceux d’il y a cinq ans dans l’évaluation PIRLS (Programme de recherche en lecture scolaire) des élèves en quatrième année de scolarité, à savoir la Belgique, le Canada, le Danemark, la France, l’Iran, Israël, Malte, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis.

Dix-huit pays, y compris l’Angleterre, la Russie et le Qatar ont apporté des améliorations.

Les notes moyennes en lecture sont présentées sur l’échelle du PIRLS qui s’étend de 0 à 1000. La moyenne internationale est établie à 500, avec un écart-type de 100. Cette moyenne a été établie en 2001. Ce repère demeure le même d’une année à l’autre.

La Russie et Singapour sont respectivement en tête avec 581 et 576 points dans l’étude portant sur la capacité de compréhension de l’écrit par 319 000 enfants. La région moscovite a également participé à l’épreuve à titre autonome, comme le Québec le fait au sein du Canada. Les jeunes élèves de Moscou ont obtenu les meilleurs résultats de toutes les entités participantes.

Les élèves de 4e année du Canada affichent en lecture un score de 543 points, nettement supérieur à la médiane internationale de 500. Il s’agit toutefois d’une baisse de 5 points par rapport à 2011, une différence statistiquement significative. Le résultat des élèves du Québec sont en hausse passant de 538 à 547. L’ennui c’est que le Québec n’a pas satisfait les critères de participation (voir ci-dessous) ce qui tend à rendre ces résultats suspects.

L’Égypte a obtenu 330 points, tandis que l’Afrique du Sud a terminé au dernier rang avec 320 points.

Les filles ont surpassé les garçons dans 48 pays, avec une différence moyenne de 19 points, et ont obtenu le même résultat dans deux pays : le Portugal et Macao.

L’aptitude à la compréhension de l’écrit des garçons était particulièrement en retard sur celles des filles dans les pays à majorité musulmane tels que l’Arabie Saoudite, Oman et l’Iran, mais l’écart était également important dans l’Afrique du Sud laïque.

L’enquête PIRLS réalisée par l’IEA, un organisme sans but lucratif situé aux Pays-Bas, est la quatrième du genre depuis 2001.

Il contient des informations comparatives sur le temps et les ressources consacrés à l’enseignement de la lecture, mais ne tire pas de conclusions ou ne fait pas de suggestions sur la façon dont les pays pourraient s’améliorer.

Parmi les résultats de l’étude :

  •  Le niveau de lecture chez les élèves français de quatrième année — qui ont obtenu 511 points dans l’étude 2016 pour prendre la 34e place sur 50, derrière le Kazakhstan — diminue régulièrement depuis la première étude PIRLS en 2001.
  • Les capacités de lecture des jeunes francophones de Belgique ont régressé au cours des cinq dernières années, plaçant la Fédération Wallonie-Bruxelles en dernière place de l’Union européenne et des pays développés, selon les résultats du Programme international d’évaluation des compétences en lecture (PIRLS 2016).
  • Le Maroc a obtenu une note de 358, se plaçant ainsi à l’antépénultième place dans le classement.
  • En Afrique du Sud, qui était le seul pays subsaharien à participer, les filles ont gagné six points entre 2011 et 2016, alors que les garçons ont perdu 12 points.
  • En Iran, les niveaux de lecture entre les deux sexes ont fortement augmenté entre 2006 et 2011 pour chuter au cours des cinq dernières années. La note moyenne des garçons a chuté de 41 points entre 2011 et 2016, comparativement à 15 points pour les filles.
  • Aux États-Unis, 98 % des étudiants avaient accès à une bibliothèque scolaire alors que seuls 14 % des élèves de 4e année en Égypte y avaient accès.

(Le chiffre entre parenthèses est l’erreur type)

Les résultats du Québec et le faible taux de participation de ses écoles

Année Québec
Résultat
Québec
Résultats selon le sexe
Canada Résultat Québec Rang parmi les pays participants
Filles Garçons 
2001 537 544 530 S/O 11e rang sur 35 pays participants
2006 533 539 527 S/O 18e rang sur 40 pays participants
2011 538 544 531 548 20e rang sur 45 pays participants
2016 547543  20e rang sur 59 participants

Les élèves québécois ont donc obtenu un résultat légèrement plus élevé en 2016 qu’aux enquêtes précédentes et se classent au 20e rang parmi les 59 participants.

Les bons résultats du Québec sont, toutefois, grevés de faiblesses dans l’échantillonnage et d’une très faible participation des écoles : seules 36 % des écoles choisies au hasard ont participé à l’enquête, ce taux monte après le remplacement (aléatoire) de ces écoles dont le directeur refusait de participer à l’enquête PIRLS. Ce faible taux de participation aux enquêtes internationales n’est pas neuf au Québec. C’est ainsi que le taux de participation au Québec a toujours été inférieur aux critères à l’enquête PISA (qui avoisine autour de 85 % de participation) : 74 % en 2006, 69 % en 2009, 75,6 % en 2012, 52 % en 2015. L’effondrement de la participation ces dernières années s’explique en partie par le boycottage du PISA par plusieurs écoles publiques. Leur absence a eu pour effet d’augmenter la proportion d’élèves du privé, qui ont gonflé les résultats avec leurs meilleures notes. Ce boycottage a été lancé par la Fédération québécoise des directeurs d’établissement pour protester contre le gouvernement Couillard dans leur bataille salariale.


Mais les directeurs d’école ne sont pas les seuls à mettre les bâtons dans les roues de ces enquêtes. Si, année après année, le taux de participation du Québec aux enquêtes internationales est si bas, c’est qu’il faut un consentement parental pour que les jeunes puissent participer. Personne ne fait ça ailleurs. Selon l’éditorialiste Alain Dubuc : « Ce sont le plus souvent les parents moins éduqués, plus méfiants du système, qui refusent que leurs enfants participent, comme pour le recensement. »

Voir aussi

Les résultats des élèves au PISA remis en question

TIMSS 2015 : le Québec s’en sort bien en maths, les garçons encore mieux mais faible participation québécoise

PISA 2015 — Les bonnes notes du Québec remises en question pour cause de faible participation


Un Québec moins français et moins scolarisé...

Extrait d’une récente chronique de Mario Dumont 

Les chiffres de Statistique Canada sur le recul du français dans les milieux de travail ont meublé les débats politiques toute la semaine. La langue demeure un sujet explosif au Québec, surtout une semaine après la controverse Adidas. [...]

Cependant, se pourrait-il que nous ayons laissé échapper une autre statistique encore plus fondamentale diffusée le même jour ? Cette nouvelle bruyante sur la langue au travail a en effet fait oublier les données de Statistique Canada sur la scolarisation.

Les Québécois sont, encore en 2017, moins scolarisés que la moyenne canadienne. À tous les niveaux. Personnellement, je trouve ces données encore plus inquiétantes. Et je rejette l’explication boiteuse voulant que ce soit la forte proportion d’immigrants bien éduqués à Toronto qui fasse mal paraître le Québec.

Un échec

Le retard que nous constatons devrait nous atteindre droit au cœur. Le rapport Parent sur l’éducation avait établi pour le Québec un objectif de société : faire le rattrapage en matière d’éducation par rapport au reste du Canada. Bien sûr, nous partions de loin. Le Québec était au début des années 1960 une société en retard du point de vue scolarité. Un sérieux rattrapage fut réalisé.

[Mario Dumont se laisse un peu vite emporter par le mythe de la Révolution tranquille... C'est ainsi qu'en réalité, le Québec a connu une baisse relative du nombre de diplômés universitaire par rapport à l’Ontario après la prétendue Grande Noirceur !

Comme l’a montré Vincent Geloso, au chapitre de l’éducation supérieure par exemple, pour chaque tranche de 100 Ontariens qui possédaient un diplôme universitaire, seuls 71 Québécois en détenaient un en 1951. Dix ans de censée « Grande noirceur » plus tard, cette proportion était passée à 85 !

Par contre, durant ce que l’on nomme la « Révolution tranquille » (les années soixante), le Québec recommence à perdre du terrain et ce chiffre baisse à 78 en 1981. Les plus récentes données disponibles indiquent que ce taux est maintenant de 80. Un recul similaire a été observé par rapport au reste du Canada.

Alors que le Québec avait connu un déclin relatif par rapport au reste du Canada avant la Seconde Guerre mondiale, le contraire est survenu lorsque la guerre a pris fin. Les Québécois francophones ont abandonné les occupations rurales et se sont dirigés massivement vers des occupations administratives, professionnelles, et vers d’autres emplois dans le secteur des services, dont les salaires étaient semblables à ceux observés à Toronto. Même les ouvriers non spécialisés occupant des emplois dans le secteur manufacturier ont vu leurs salaires augmenter légèrement plus vite qu’à Toronto entre 1946 et 1960.

En fait, loin de connaître le déclin relatif et le retard croissant suggérés dans les livres d’histoire, le Québec a plutôt vécu un grand mouvement de rattrapage économique et social avec le reste du Canada durant cette période, en particulier en ce qui a trait à l’épargne et à l’investissement, à l’éducation et au niveau de vie en général.

Le Québec a connu un grand rattrapage scolaire bien avant 1960 !
École québécoise neuve construite pendant la prétendue Grande Noirceur. Région de Lanaudière, années 1950.

En bref, la situation relative du Québec au sein du Canada s’est améliorée à un rythme soutenu durant les deux périodes (la Grande Noirceur [1944-1960] et la Révolution tranquille [post-1960]), mais la plupart des gains en termes de résultats éducationnels et de niveau de vie ont été réalisés avant 1960, et non après. C’est le contraire de ce que des générations d’étudiants ont appris dans les cours d’histoire, et de ce que les termes « Grande Noirceur » et « Révolution tranquille » sont censés signifier.

Autre mythe sur la Réforme Parent : Ministre Proulx : « le ministère de l’Éducation créé pour s’assurer que tous aient accès à l’école »

]

Cependant, le retard historique n’explique plus rien. Les données de Statistique Canada concernent les gens en âge de travailler. Dans cette catégorie d’âge, tout le monde a pu profiter des fruits de la réforme Parent [Note du carnet : en fait du rattrapage amorcé bien avant...]. S’il reste une raison historique, ce n’est qu’une mentalité moins portée vers l’éducation au Québec, en particulier chez les francophones.

Les Québécois francophones accordent-ils à l’éducation l’importance cruciale qu’elle mérite ? Le fier Jacques Parizeau s’attristait des écarts entre francophones et anglophones à l’école. Au Canada anglais, les parents sont plus engagés dans le vécu de l’école, qui est davantage une affaire de communauté concernant chacun. Les dons aux fondations liées à l’éducation y sont bien plus élevés aussi.

Souffrir encore en 2017 d’un retard de scolarisation au Québec doit être nommément désigné comme un échec et appeler un redressement. Les excuses historiques doivent désormais être envoyées aux oubliettes et remplacées par un appel à la mobilisation. Il y a de l’espoir : jamais les partis politiques québécois n’ont exprimé une telle unanimité dans la priorité à accorder à l’éducation. Il reste à voir les résultats.

Prospérité en français !

Données sur la langue et données sur l’éducation, j’établis un lien direct entre les deux thèmes. Les constats sur la langue auront beau montrer des signes inquiétants, il y a une limite en 2017 à ce qui peut être imposé. Oui, la loi 101 doit être appliquée, mais elle n’imposera pas tout à tout le monde tout le temps.

Une langue qui s’impose, c’est celle d’un peuple fort. En ce sens, le Québec devrait viser rien de moins que d’être plus scolarisé que la moyenne canadienne. Un peuple éduqué, prospère, gagnant aura plus de facilité à convaincre les nouveaux arrivants à adopter sa langue.

Y a-t-il vraiment une pénurie énorme de travailleurs au Québec ?

Selon le premier ministre du Québec, Philippe Couillard, il y aurait plus d’un million d’emplois à pourvoir d’ici 2024. C’est ce que M. Couillard a déclaré à l’ouverture du Forum sur la valorisation de la diversité et la lutte contre la discrimination, mardi à Québec. Il s’agit donc, pour le Premier ministre libéral, d’expliquer sa politique d’immigration « très généreuse » critiquée, notamment, par la Coalition avenir Québec (CAQ) qui considère plutôt qu’il faut limiter (timidement) le nombre d’immigrants afin de mieux les intégrer. La CAQ entend ainsi abaisser à 40.000 le nombre d'immigrants admis par le Québec tout en maintenant les sommes actuellement allouées pour l'intégration des quelques immigrants accueillis chaque année au Québec.

Plus d’un million d’emplois, 1 372 200 pour être plus précis, seraient à pourvoir dans la province d’ici 2024, a affirmé M. Couillard, en ajoutant avoir entendu le « cri de détresse » des entreprises.

Mais est-ce vrai ? Dans quelle mesure ces postes seraient-ils automatisables ou seront-ils de toute façon automatisés par les entreprises pour rester compétitives ? Le Japon se refuse à toute immigration de masse et préfère l’automatisation, ce serait le pays avec le plus de robots par travailleur. Dans quelle mesure ces emplois qui ne trouvent pas preneurs (Radio-Canada nous a récemment parlé de plus de 1000 postes de camionneurs non pourvus) sont simplement mal connus, devenus peu attrayants car mal rémunérés ou de plus en plus contraignants ? Il existe également des préjugés défavorables envers les métiers manuels, les bons éléments étant orientés vers les emplois de bureau qui ne seront pas nécessairement mieux payés que s’ils avaient choisi une carrière de travailleurs manuels qualifiés. Une meilleure orientation professionnelle peut remédier, ne fût-ce que partiellement, à ces pénuries.

Est-il judicieux de faire venir des centaines de milliers d’immigrants dans les années à venir, alors qu’on prévoit que l’intelligence artificielle pourrait supprimer de nombreux emplois (tant cols blancs que cols bleus). En France, d’ici 2030, 21 % des travailleurs pourraient être remplacés par des robots.



Guillaume Marois, démographe et chercheur à l’International Institute for Applied Systems Analysis, s’est également penché sur cette question de la pénurie catastrophique de main-d’œuvre qui nous menacerait que d’aucuns prédisent depuis quelques années (prédictions catastrophistes qui ne sont pas toujours dénuées d’arrière-pensées politiques) :

Nous vivons dans une bien drôle d’époque. L’un des principaux maux affectant le Québec serait cette fameuse pénurie de main-d’œuvre, pénurie qui prendrait de l’ampleur dans les prochaines décennies en raison du vieillissement de la population.

Malheur, il y aurait trop d’emplois au Québec ! Car c’est bien le sens du concept : pour qu’il y ait pénurie, il faudrait que la demande de main-d’œuvre, c’est-à-dire le nombre d’emplois disponibles, dépasse l’offre, c’est-à-dire le nombre de travailleurs. À peu près l’ensemble de la classe politique cherche à répondre d’une manière ou d’une autre à ce « problème ». Mais en est-ce vraiment un ? D’ailleurs, ne voyez-vous pas le paradoxe ? En même temps que le gouvernement cherche à répondre à cette « pénurie de main-d’œuvre », il se targue, lors d’annonces, de création d’emplois... qui contribueraient pourtant à amplifier cette pénurie.

Quelle pénurie de main-d’œuvre ?

Le raisonnement est en apparence limpide : les baby-boomers prennent progressivement leur retraite, entraînant à court et à moyen terme un déclin de la population en âge de travailler. Le nombre de travailleurs diminuant, la pénurie de main-d’œuvre est inévitable.

Or, on semble oublier un détail important : la demande de main-d’œuvre n’est pas indépendante de l’offre. En effet, s’il y a déclin de la population active, il y aura aussi moins de consommateurs, donc moins de demandes pour divers produits et, en fin de compte, moins de besoins en main-d’œuvre. D’ailleurs, il n’a jamais été démontré scientifiquement qu’il y a ou qu’il y aura une pénurie de main-d’œuvre générée par le vieillissement de la population.

Mais peu importe les faits, la catastrophe était annoncée dès 2009 : il y aurait eu alors 700 000 emplois à combler pour 2012. Cette impressionnante anticipation a par ailleurs été revue régulièrement à la hausse et elle atteint aujourd’hui 1,4 million pour 2024. Or, même si, à environ 6 %, le taux de chômage au Québec est aujourd’hui relativement bas, nous sommes encore loin du plein emploi.

De fait, les enquêtes de Statistique Canada montrent qu’il y a, selon la conjoncture, environ 65 000 postes vacants pour 270 000 chômeurs, un ratio de quatre chômeurs par poste vacant. Manque de main-d’œuvre et surplus de chômeurs ?

Mais les employeurs peinent à recruter !

Possible, mais les difficultés de recrutement ne trouvent pas nécessairement leur source dans un manque de main-d’œuvre disponible, en termes quantitatifs. D’autres explications plus plausibles s’offrent à nous, comme l’inadéquation entre le marché et les conditions de travail offertes. Si le salaire que l’employeur est prêt à offrir se trouve nettement sous les attentes des travailleurs, il n’est pas étonnant que le recrutement soit difficile. Pensons notamment à ces pauvres restaurateurs qui peinent à recruter de la main-d’œuvre, tout en offrant des salaires dérisoires et des horaires de travail non traditionnels (et exigeant probablement, de surcroît, le bilinguisme). Et si une entreprise n’est pas rentable en offrant les salaires du marché, il se peut que son modèle d’affaires soit à revoir...

Il est vrai que certaines entreprises qui offrent des conditions de travail compétitives peinent tout de même à pourvoir certains postes aux profils très particuliers. Mais encore une fois, on ne peut pour autant parler de pénurie généralisée de main-d’œuvre.

Il s’agit plutôt d’une inadéquation locale entre le profil des travailleurs et celui recherché par les employeurs, qui se corrige en travaillant sur la formation (que les entreprises peuvent en partie assumer elles-mêmes). En somme, c’est un enjeu qualitatif plutôt que quantitatif, une affaire de formation et de qualification plutôt que de nombres.

Et s’il y avait réellement une pénurie généralisée de main-d’œuvre ?

Serait-ce là un problème qui mériterait toute l’attention de nos politiciens ? Sans doute, certaines entreprises ne pourraient pas atteindre la croissance désirée, ce qui déplairait à leurs actionnaires. Mais du point de vue des travailleurs, une pénurie généralisée inverserait le rapport de force avec le patronat et leur donnerait pour une rare fois dans l’histoire récente le gros bout du bâton pour négocier leurs conditions de travail.

Dans un contexte où les jeunes sont encore souvent en situation de précarité d’emploi, où les revenus des classes moyennes et pauvres stagnent, voire régressent, et que ceux des très riches augmentent, où les immigrants vivent encore un chômage démesuré alors que les employeurs qui ont activement milité pour les faire venir peuvent paradoxalement se permettre de les discriminer, il est difficile d’imaginer qu’un retour du balancier favorisant les travailleurs serait une mauvaise chose.




Dictionnaire du conservatisme




Jean-Christophe Buisson reçoit dans l’émission Historiquement Show sur la chaine Histoire Eugénie Bastié, Olivier Dard et Frédéric Rouvillois pour Le Dictionnaire du conservatisme sous la direction de Christophe Boutin, Olivier Dard et Frédéric Rouvillois (aux éditions du Cerf).



Présentation de l’ouvrage

D’Abstraction à Zouaves pontificaux, ce Dictionnaire du conservatisme évoque des hommes (de Gaulle ou Proudhon) comme des valeurs (Équilibre ou Honneur), des moments historiques (monarchie de Juillet ou Révolution) comme des institutions (Institut ou Sénat), des perspectives futures (développement durable ou transhumanisme) comme des mythes (Antigone ou Père). Juristes, historiens ou littéraires, ses auteurs dégagent ainsi une image du conservatisme : divers mais cohérent, à la fois éternel et actuel, pensée qui structure face au monde de l’éphémère et du relatif, opposant d’indispensables certitudes à la désagrégation moderne.

Le Dictionnaire du conservatisme
aux éditions du Cerf
Collection Idées
Paris, novembre 2017
1072 pages
ISBN : 9782204123587


L’ouvrage est dirigé par Frédéric Rouvillois [entretien ci-dessous], Olivier Dard, Christophe Boutin. Il se compose de 250 articles rédigés par des spécialistes (y compris le québécois Mathieu Bock-Côté pour sa critique conservatrice du multiculturalisme) afin de mieux cerner les notions et les problématiques liées au conservatisme et de considérer la place de ce courant dans l’histoire des idées.



« Le vrai conservateur, c’est celui qui pense que notre civilisation est fragile mais qu’on peut la défendre »
Frédéric Rouvillois

Être conservateur, voilà un état qu’on ne connait guère en France, et pourtant tout le monde parle de cette famille politique qui hante notamment la droite depuis plus d’un siècle. De l’utilité de définir les mots et grands noms de ce courant politique (Le dictionnaire du conservatisme, de Christophe Boutin, Frédéric Rouvillois et Olivier Dard, éditions du Cerf).

Écrire un dictionnaire, en tant que « livre sur la signification des mots» n’est-ce, dès le départ de votre travail, une démarche foncièrement conservatrice – par exemple si on l’oppose à une encyclopédie qui vise à rassembler l’ensemble de toutes les sciences?

Frédéric Rouvillois — C’est une question amusante et originale à laquelle je n’avais pas pensé, mais effectivement, en un sens, il y a dans la démarche encyclopédique une forme de dimension prométhéenne – une volonté de dominer le monde, l’univers, d’un seul regard – alors que la démarche du dictionnaire est plus mesurée, plus prudente, plus modeste. Le dictionnaire se soumet d’une certaine façon au réel là où l’encyclopédie semble vouloir soumettre le réel. D’où une dimension conservatrice du dictionnaire, et ce sur plusieurs plans : par la philosophie comme nous venons de le montrer, mais aussi conservatrice en tant que force conservatoire des mots, de la langue et de la culture.

En France, depuis la parution du premier dictionnaire sous le règne de Louis XIV, c’est ainsi qu’on pense cet objet.

On parle souvent d’une certaine inadaptation de la culture française au conservatisme, ou du fait que le conservatisme n’a pas de grande tradition politique définie comme par exemple en Angleterre. Mais votre dictionnaire regorge de penseurs, courants intellectuels ou écrivains qui portent au pinacle la pensée conservatrice, même si ces courants peuvent sembler parfois concurrents, sinon contradictoires. La supposée « faiblesse » du conservatisme français (mais en même temps son intérêt) ne réside pas dans cette diversité concurrentielle des conservatismes qu’a produit sa culture?

Oui, et on en revient au choix du dictionnaire: le conservatisme n’a jamais trouvé son nom en France, si on excepte une petite partie du XIXe siècle avant d’être ostracisé et rejeté de manière presque systématique par la suite. Au XXe siècle, il y a une foule de penseurs qui sont de par leur pensée des conservateurs, et veulent défendre par exemple une forme de tradition, d’enracinement, d’identité mais qui soit n’utilisent pas ce terme pour se désigner (c’est le cas par exemple du général de Gaulle) ou en viennent à récuser ou refuser violemment ce terme quand il leur est assigné. Ils sont nombreux. L’un de ceux qu’on a beaucoup évoqué dans ce livre est Maurras, qui refusait très largement ce qualificatif de conservateurs, lui-même considérant ce terme comme désignant les conservateurs de la fin du XIXe siècle, soit un courant sans colonne vertébrale ou véritable ligne de pensée.

On a aussi l’impression que plus qu’une doctrine, le conservatisme est un état d’esprit, comme le souligne par exemple le titre d’un ouvrage d’un grand penseur conservateur américain, Russell Kirk, quand il parle de « conservatist mind » ou d’« imaginative conservative ». Ce rapport au monde conservateur est-il une force ou une faiblesse selon vous?

Ce qui est clair, c’est qu’il n’y a pas une doctrine conservatrice qui serait clairement établie comme il y a pu avoir un marxisme, un fascisme ou un gaullisme à l’origine. Le conservatisme est une nébuleuse qui présente des éléments de toutes sortes. Il y a des éléments doctrinaux, mais aussi des questions économiques, anthropologiques ou historiques qui sont de natures diverses. Chacune de ces positions comporte le même « état d’esprit » Cette diversité est en effet à la fois sa force et sa faiblesse paradoxalement. C’est ce qui fait que sont intégrés dans le conservatisme à la fois des penseurs libéraux et des penseurs critiques envers le libéralisme, mais aussi des penseurs réactionnaires. C’est une nébuleuse extrêmement vaste dont les frontières ne sont pas aisées à établir et sont susceptibles de débat. Cela correspond d’ailleurs assez largement à ce qui fait la droite, et même certains segments de ce qu’est la gauche qui sont appelés à rentrer dans cette nébuleuse. On a beaucoup insisté par exemple dans ce livre sur la question de l’écologie qui est une forme de conservation de la nature. Depuis les années 60-70, elle est considérée de gauche alors qu’il nous semble incontestable que l’écologie est au fond une pensée conservatrice – et qu’inversement le conservatisme est nécessairement tourné vers la nature – telle la fameuse « écologie intégrale » défendue par le pape dans Laudato Si est selon nous conservatrice.

Dans votre article sur l’idée de « Progrès », vous évoquez trois familles de conservatisme. Quelles sont ces trois tendances de conservatisme ?

J’en parlais en effet par rapport au « mythe du progrès », qui me semble typique de la pensée de gauche selon laquelle l’humanité, par son propre effort, serait amenée à s’améliorer de manière nécessaire et illimitée dans le temps. Et que l’humanité irait vers une plus grande fluidité, une plus grande transparence, plus rationnelle, plus juste, heureuse etc. C’est à mon sens l’une des caractéristiques de la gauche et l’antithèse du conservatisme. À l’opposé du progressiste, le conservateur n’est sûr de rien sur ce point de vue-là. Le conservateur a toujours à l’esprit, pour reprendre la formule de Paul Valéry selon laquelle « les civilisations sont mortelles » ou que du moins elles sont dans leur constitution extrêmement fragiles. Le travail du conservateur va être d’identifier ce qui est important et de faire en sorte de le conserver dans le temps. Bref, le conservateur est à l’opposé du progressiste un pessimiste ou optimiste modéré. Il pense que les choses sont fragiles mais qu’on peut les défendre. Le vrai conservateur est celui-là. Et que par conséquent travailler à leur conservation est pertinent.

A partir de cette idée, on peut considérer qu’il y a un certain segment du conservatisme qu’on pourrait dans certains cas appeler le réactionnaire qui considère qu’au fond tout est déjà fichu. Et qu’en toute hypothèse, c’était mieux hier. C’est un conservatisme, un peu paradoxal, qui pense d’une certaine façon qu’il n’y a déjà plus rien à conserver.

Et à côté de ce conservatisme, il y a des formes de combinaisons entre le conservatisme et le progressisme qui peut accepter sur certains points que les choses s’améliorent dans le temps, et que par ailleurs, il faut savoir renoncer au passé pour pouvoir conserver un petit peu. C’est le « il faut que tout change pour que rien ne change ».


Source : Atlantico