vendredi 27 septembre 2024

La thèse de l'inégalité croissante de la richesse de plus en plus contestée

Thomas Piketty, le pape de la gauche radicale de plus en plus contesté

Quelques milliards de dollars en plus ou en moins. Chaque jour, le classement instantané des milliardaires, établi par Forbes, varie en fonction des marchés. Ce week-end, la fortune d’elon Musk (Tesla, SpaceX et 𝕏) atteignait 252 milliards de dollars, celle de Jeff Bezos (Amazon) 209 milliards, 205 pour Larry Ellison, l’un des fondateurs des logiciels Oracle… Au début de l’année, 2 781 milliardaires, 8 fois plus qu’en 2000, étaient répertoriés. Ensemble, ils détenaient peu ou prou l’équivalent du patrimoine de tous les Français, soit plus de 14 000 milliards de dollars. L’ultraluxe profite de l’expansion de ces nouvelles fortunes : l’année dernière, 648 yachts de plus de 30 mètres - dont le prix dépasse facilement les 100 millions de dollars - étaient en construction. Un marché en hausse continue, comme celui des jets privés. Le laboratoire d'idées américain Institute for Policy Studies en répertorie 25000, contre moins de 10 000 en 2000.

Ces chiffres vertigineux accréditent l’idée d’une concentration inédite des richesses. Ressenti confirmé par des travaux scientifiques de haut vol. L’économiste français Thomas Piketty a ainsi gagné une célébrité mondiale en mesurant l’explosion des inégalités grâce à l’analyse inédite de liasses fiscales. Avec ses coauteurs Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, il a chiffré la part des revenus avant impôts gagnés par les 1 % les plus riches aux États-unis. Selon leurs calculs, datant de 2003 et ensuite régulièrement actualisés, elle serait passée, en incluant les gains en capital, de 10 % de l’ensemble des revenus en 1960 à 21,1% en 2019. Dans son succès de librairie de 2013, Le Capital au XXIe siècle, essai vendu à plus de 2,5 millions d’exemplaires, l’économiste élargit ses travaux à l’ensemble des pays développés. Il soutient que les inégalités ont retrouvé le niveau connu à la fin du XIXe siècle et prône de nettes augmentations d’impôts sur les plus aisés afin de lutter contre ce capitalisme d’héritiers.

La moitié du PIB pour les plus riches ?

Dans les facultés du monde entier, Piketty est accueilli en messie. Longtemps incontestée, sa thèse a profondément imprégné le débat public, nourrissant les arguments de mouvements contestataires, tel Occupy Wall Street dès 2011, mais aussi les agendas politiques de la gauche aux États-unis comme en Europe. En France, les travaux des trois enfants du pays, qui portent pourtant sur les États-unis, imprègnent tous les débats sur la fiscalité. Lors des élections européennes, ils ont motivé le choix du Nouveau Front populaire (NFP) de porter l’imposition sur le revenu jusqu’à 90 % pour les plus riches. Dans la même veine, pendant la campagne, l’économiste Julia Cagé a déclaré que « les 500 plus grandes fortunes sont passées de 10 % à 50 % du PIB. Donc, si on avait les mêmes taux de prélèvements et la même fourchette qu’en 2017, on aurait des recettes plus élevées. »

L’estimation provient des travaux du magazine Challenges, qui calcule chaque année le patrimoine des grandes fortunes du pays. L’idée de comparer ce stock avec un flux annuel de création de richesse n’a aucun sens d’un point de vue économique. Mais peu importe, l’argument porte fort. Il a été encore répété par le président de la commission des finances, Éric Coquerel, lors des premiers débats de la session parlementaire. Les prochaines discussions budgétaires, qui semblent devoir acter un retour de L’ISF, devraient encore donner toute sa place à la thèse de l’explosion des inégalités. De nombreux travaux, menés essentiellement aux États-unis, viennent pourtant aujourd’hui la remettre en cause. Ces articles démontrent qu’un léger changement dans les hypothèses de départ quant au taux de rendement des actifs ou à la valorisation des transferts sociaux modifie radicalement le résultat obtenu. Pour le commun des mortels, ces disputes économétriques paraissent bien ésotériques. Elles revêtent pourtant, dans les débats actuels, une dimension politique cruciale.

Tenir compte des droits à la retraite
 
« J’étais moi-même persuadé de la véracité de cette thèse d’une explosion des inégalités de richesse jusqu’à ce que je me penche sur le sujet et que je réalise que les travaux d’Emmanuel Saez et Gabriel Zucman ne prennent pas en compte les droits accumulés à la retraite. Une fois qu’on les intègre, il apparaît que la part de richesse détenue par les 1 % les plus aisés a très peu varié entre 1989 et 2019 », avance ainsi Sylvain Catherine, professeur de finance à la Wharton School de l’université de Pennsylvanie, à Philadelphie, dont l’article sur le sujet sera bientôt publié dans The Journal of Finance, l’une des publications américaines les plus respectées. Aux États-Unis, la retraite est en effet un mix : mi-capitalisation, mi-répartition, avec un taux de cotisation de 10 % pour le pilier répartition. Pour un Américain moyen en fin de carrière, la valeur des droits ainsi accumulés avoisine les 400000 dollars. Ces droits n’apparaissent pas dans les statistiques sur les inégalités. S’ils l’étaient, ou si ces cotisations avaient été placées dans des fonds, les inégalités baisseraient mécaniquement d’autant; ces 400000 dollars seraient en effet comptabilisés dans le patrimoine des intéressés.

Sur ce volet des inégalités de richesse, le trio Matthew Smith, Owen Zidar et Erick Zwick a de son côté travaillé sur les revenus de capital dans les déclarations fiscales. Dans un article publié en 2022 dans le Quarterly Journal of Economics, revue qui a publié les articles de référence de Piketty et ses coauteurs depuis 2003, les chercheurs démontrent que le taux de rendement des actifs - soit la rentabilité des ressources - des plus riches est largement supérieur à la moyenne. Or ce taux de rendement est au cœur de l’équation qui permet de déduire un patrimoine (un stock) à partir des revenus (des flux). Prenons l’exemple d’une personne qui touche un revenu d’intérêt de 100 dollars. Si le rendement moyen de ses actifs s’élève à 2%, alors il lui faut 5 000 dollars de patrimoine financier pour générer ce revenu (100 divisé par 2 %). Avec un rendement de 3 %, un patrimoine de 3 333 dollars suffit à générer 100 dollars de revenus.

En négligeant cette question de décalage des rendements, Saez et Zucman ont surestimé le patrimoine des plus riches, expliquent les chercheurs. Selon les conclusions de leur étude, les inégalités de patrimoine ont bien augmenté aux États-unis, mais dans des proportions plus faibles que ce qu’indiquent les travaux des Français.

Comment estimer la fraude fiscale ?

Du côté des inégalités de revenus, un coup à l’hégémonie de Piketty et ses coauteurs a été porté il y a un an par la décision du Journal of Political Economy de l’université de Chicago de publier un papier de Gerald Auten et David Splinter, économistes respectivement au Trésor américain et au comité conjoint du Congrès sur la taxation. Selon ces chercheurs, la part des revenus des 1 % aux États-unis n’a que très peu augmenté depuis les années 1960. C’est en grande partie la manière dont ils comptabilisent les « revenus non déclarés», ceux qui n’apparaissent pas sur les feuilles d’impôt : les profits non distribués des entreprises, gains issus des pensions ou des programmes sociaux, revenus non taxés ou dissimulés… qui expliquent la divergence avec les chiffres de la première équipe.

Sur le volet salarial, plusieurs travaux questionnent encore l’idée de Thomas Piketty selon laquelle la distorsion dans le partage de la valeur entre les managers et les simples salariés au sein de chaque entreprise crée les inégalités. Un article datant de 2019 de cinq chercheurs (1) démontre ainsi que les deux tiers de la croissance des inégalités entre les employés proviennent de la dispersion de salaires non pas à l’intérieur des groupes mais entre les entreprises. Les différences salariales entre les secteurs n’ayant cessé de s’accroître ces dernières décennies. Sur le même thème, un autre article, de 2022 (2), qui explore six décennies d’évolution salariale, conclut qu’au sein des deux sexes, les inégalités de salaires sur une carrière pleine ont bien crû dans le temps. Si on considère toutefois toute la population, en raison du rattrapage progressif des salaires des femmes sur ceux des hommes, les inégalités apparaissent stables.

Le rôle de la diffusion de l'immobilier

L’économiste Daniel Waldenström, chercheur à l’Institut de recherche en économie industrielle de Stockholm, va encore plus loin. Selon son dernier livre, non encore traduit, Richer and More Equal (« Plus riches et plus égaux », Polity, 2024) inspiré de ses travaux universitaires, le XXe siècle serait marqué non seulement par un fort enrichissement de l’ensemble de la population, mais aussi par une nette diminution des inégalités en Occident. Selon lui, elles se stabiliseraient globalement à partir des années 1980, grâce notamment à la diffusion du capital immobilier et la montée en puissance des systèmes de retraite au sein des classes moyennes et populaires.

On peine à réconcilier cette vision optimiste avec les votes toujours plus contestataires aux États-Unis comme en Europe de nombreux électeurs. Que croire alors ? Une étude parue il y a quelques jours du Bureau du budget du Congrès (CBO) américain permet d’éclairer la question. Ces chercheurs indépendants démontrent que, depuis quarante ans, aux États-Unis, les inégalités de revenus, après impôts et redistribution, ont globalement peu augmenté. Tout le monde n’a en revanche pas connu le même sort. Alors que les revenus des plus pauvres et des plus riches progressaient nettement, ceux des classes moyennes ont crû à un rythme beaucoup plus modeste.

(1) Jae Song, David J. Price, Fatith Guvenen, Nicholas Bloom, Till von Wachter, « Firming Up Inequality », « The Quarterly Journal of Economics », 2019. 

(2) Fatith Guvenen, Greg Kaplan, Jae Song, Justin Weidner, « Lifetime Earnings in the United States Over Six Decades », « American Economic Journal », 2022.

Source  : Le Figaro


Le recours au soutien scolaire privé est en plein essor dans les régions les plus pauvres d'Asie

Cher, mais cela en vaut-il le prix ?

La morale du film La 12e fois est claire (bande-annonce sous-titrée en français). Ce récent succès de Bollywood raconte l’histoire d’un pauvre garçon de ferme, Manoj, qui veut réussir l’impitoyable concours de police indien. Il s’agit de persévérer et d’être richement récompensé. Pourtant, pour un film sur l’éducation et la méritocratie, la représentation des écoles indiennes est lamentable : la tricherie, orchestrée par les enseignants, est monnaie courante dans l’école locale de Manoj. Ce n’est pas à l’école qu’il trouvera le succès et l’amour, mais dans un centre de soutien scolaire bondé de Delhi.

Le tutorat privé est un phénomène bien connu en Asie de l’Est. À l’exception de la Chine, la plupart des élèves d’Asie de l’Est en bénéficient : 72 % à Hong Kong, 79 % dans les hagwons de Corée du Sud, 52 % des élèves du premier cycle de l’enseignement secondaire, les principaux bachoteurs du Japon, dans les juku du pays. En Chine, où 38 % des élèves (et 45 % dans les villes) suivaient des cours particuliers avant la répression de 2021. Depuis, de nombreux centres sont tout simplement passés dans la clandestinité. Ces entreprises, quels que soient leurs défauts, coexistent avec des systèmes éducatifs très efficaces et bien financés.

À la dure

Mais aujourd’hui, le soutien scolaire privé se développe dans les régions les plus pauvres d’Asie. L’ampleur de ce phénomène est considérable. Bien que les données soient éparses et peu fiables, The Economist de Londres a tenté d’estimer la prévalence du soutien scolaire en Asie du Sud et du Sud-Est, à l’exclusion de Singapour, où le système éducatif ressemble davantage à ceux de l’Asie de l’Est. Du Pakistan à l’Indonésie, l’hebdomadaire économique britannique estime qu’environ 258 millions d’enfants reçoivent des cours particuliers.

Le marché le plus important est celui de l’Inde. Aujourd’hui, 31 % des écoliers indiens ruraux de moins de 15 ans reçoivent des cours particuliers, contre 23 % en 2010 ; dans certains États plus pauvres, comme le Bihar, ils sont trois sur quatre à en bénéficier. Les recettes fiscales provenant des centres de soutien scolaire indiens ont plus que doublé depuis 2019. Mais même si l’on retire l’Inde de la liste, le nombre d’enfants bénéficiant d’un soutien scolaire s’élève à 131 millions, selon les estimations de l’hebdomadaire.

La première raison de cette croissance réside dans les lacunes observées dans les systèmes d’éducation formelle. Dans les régions les plus pauvres d’Asie, l’État a souvent du mal à fournir de bonnes écoles. Au cours de ce siècle, alors que l’enseignement primaire s’est rapproché de l’universalité, la part des enfants inscrits dans l’enseignement secondaire a augmenté de 24 points en Asie du Sud et de 16 points dans le reste de l’Asie, selon la Banque mondiale. Pourtant, au cours de la même période, les dépenses publiques d’éducation en pourcentage du PIB ont stagné ou diminué dans une grande partie de la région.

Dans de nombreux endroits, cela s’est traduit par des coupes dans les salaires des enseignants et dans les manuels scolaires. Au Cambodge, l’un des pays les plus pauvres d’Asie, on estime que 82 % des élèves suivent des cours particuliers, le plus souvent auprès de leurs propres enseignants mal rémunérés qui cherchent à obtenir un salaire d’appoint. Les écoles finissent par être moins bien équipées pour obtenir des résultats, et les pires d’entre elles tombent en ruine. Pourtant, de nombreux systèmes asiatiques trient les enfants par le biais d’examens à fort enjeu. Les parents se tournent donc vers les tuteurs.

Un deuxième facteur est l’intensification de la concurrence sociale, due à l’essor de la classe moyenne et à une demande accrue pour un nombre limité de places à l’université. L’urbanisation joue également un rôle : les enfants des villes sont plus susceptibles de bénéficier de cours particuliers que ceux des campagnes, grâce à l’offre plus importante de professeurs particuliers et à un meilleur accès à l’internet. En Inde, où les villes ont accueilli 200 millions d’habitants supplémentaires en 20 ans, de nombreux parents nouvellement urbanisés pensent que le fait d’offrir à leurs enfants des cours de soutien scolaire les aidera à obtenir un poste de cadre. À Delhi, Mohammad Shahzad, superviseur chez un fabricant de générateurs, paie 2 800 roupies (33 dollars) par mois pour faire donner des cours à ses deux filles, soit 30 % de plus que les frais de scolarité habituels. Les professeurs à l’école de ses filles sont compétents, mais M. Shahzad estime que le soutien scolaire, malgré son coût, en vaut la peine. « C’est comme un seul repas : on survit, mais avec deux ou trois, on est en meilleure santé », dit-il.

Le dernier facteur est une logique de rivalité. Le soutien scolaire privé est un secteur où règne l’anxiété : si les enfants de votre voisin reçoivent des cours particuliers et pas les vôtres, ils risquent de prendre du retard. Cela vaut que la demande de cours particuliers soit due aux pressions exercées par un système scolaire rigoureux ou au désir de fuir un système défaillant. La disponibilité du soutien scolaire en ligne, stimulée par la pandémie, a facilité cette surenchère.

Malgré cela, les recherches visant à mesurer l’efficacité du soutien scolaire aboutissent à des résultats mitigés, selon Mark Bray, spécialiste du soutien scolaire privé en Asie. Cela s’explique en partie par l’énorme diversité de cette région. Une étude menée dans l’Inde rurale a révélé que les élèves ayant suivi des cours particuliers obtenaient de meilleurs résultats en lecture et en mathématiques que ceux qui n’en avaient pas bénéficié, ce qui équivaut à une année d’école supplémentaire. Mais d’autres études, menées au Sri Lanka et en Chine, n’ont constaté que peu ou pas d’effet sur les résultats.

Coûteux, mais impossible à éliminer ?

Le coût du soutien scolaire privé peut être élevé. Des études montrent que certains enfants qui suivent des cours particuliers dorment moins bien. Les tensions s’étendent aux portefeuilles des parents. Umesh Sharma, chauffeur à Delhi, dépense 1 200 roupies par mois pour faire donner des cours à ses deux fils : 4 % du revenu mensuel moyen de la ville et à peu près autant que leurs frais de scolarité. Dans d’autres régions de l’Inde, la situation est pire. Au Bengale occidental, près de la moitié des dépenses d’éducation, publiques et privées, sont consacrées au soutien scolaire.

L’une des grandes inquiétudes est que, dans certains endroits, le soutien scolaire privé est en train d’éroder l’enseignement public. Au Népal et au Cambodge, les enseignants ne dispensent pas certaines parties du programme d’études en classe pour ne les utiliser que dans le cadre de cours particuliers rémunérés après l’école. L’incitation est claire : au Cambodge, les enseignants peu rémunérés qui proposent des cours de soutien doublent leur salaire. Au Bihar, l’État le plus pauvre de l’Inde, une enquête récente menée par l’ONG JJSS a révélé que des dizaines d’écoles publiques délabrées avaient presque entièrement externalisé leurs fonctions éducatives à des centres privés. Les écoles publiques en sont réduites à « fournir un repas de midi et à organiser les examens ».

Que faire ? La Corée du Sud a passé quatre décennies à essayer, en vain, de supprimer les cours particuliers, avant que ces efforts ne soient jugés inconstitutionnels en 2000. De même, les approches interventionnistes, comme la répression précipitée de la Chine, n’aboutissent qu’à rendre le soutien scolaire clandestin. Certains gouvernements font preuve de souplesse : le ministère thaïlandais de l’Éducation déclare que « l’État doit partir du principe que le soutien scolaire privé ne réduit pas le bien-être social ». D’autres font des expériences. En réponse à une récente série de suicides, le ministère indien de l’Éducation a introduit cette année des règles interdisant aux grands centres de soutien scolaire d’inscrire des élèves de moins de 16 ans. Pour The Economist, les cours privés sont là pour de bon, mais ils pourraient être gérés plus efficacement.