vendredi 31 mars 2023

Impuissant face aux crises, le progressisme se réfugie dans les lois sociétales

Les Anciens concevaient le monde comme essentiellement statique (les changements n’étaient guère plus que des vaguelettes à la surface de la mer), ou comme animé d’un mouvement cyclique (sur le modèle des cycles astronomiques), ou encore comme allant se dégradant (âges d’or, d’argent, de bronze, de fer). S’il y a bien une idée qui leur était étrangère, c’était celle d’un monde en progrès. L’image des nains juchés sur les épaules de géants, apparue au Moyen Âge, a amorcé une transition : tout en préservant une supériorité des Anciens (les géants), elle accordait aussi une supériorité à leurs successeurs qui, juchés sur leurs épaules, voyaient plus loin qu’eux. La modernité, elle, n’a plus ces ménagements. L’esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, rédigé par Condorcet à la fin du XVIIIe siècle, est emblématique du cadre progressiste dans lequel se trouve désormais pensée l’histoire humaine. Un mouvement général d’élévation, depuis les peuplades primitives jusqu’à une espèce humaine s’affranchissant une à une de toutes ses chaînes, de toutes ses limites, « soustraite à l’empire du hasard, comme à celui des ennemis de ses progrès, et marchant d’un pas ferme et sûr dans la route de la vérité, de la vertu et du bonheur ». Condorcet était versé dans les sciences, particulièrement les mathématiques, et le progressisme comme cadre général de pensée ne se serait sans doute pas imposé comme il l’a fait, au cours des derniers siècles, sans le développement des sciences mathématiques de la nature. Ainsi que l’a écrit Léo Strauss, « la science moderne est la colonne vertébrale de la civilisation moderne ». Ce sont les avancées de la science, nourrissant les avancées technologiques, qui ont solidement accrédité l’idée d’un monde en progrès.

 

Nouvelle frontière repoussée du progrès : l’imposition des rencontres entre des enfants et des travelos. Ici l’argent du contribuable canadien à l’œuvre.

Voici cependant que la dynamique, d’abord promesse d’un monde toujours meilleur, revêt des aspects inquiétants. Avec le progrès scientifique, il s’agissait d’éclairer le monde. Le progrès technologique que la science nourrit, en accroissant sans cesse les puissances d’intervention, ne se contente pas, cependant, de répandre la lumière. Il s’est mis à dérégler la Terre, à l’épuiser, à menacer de la rendre invivable. Emmanuel Macron lui-même, progressiste en chef, a été obligé d’en convenir : fin de l’abondance, fin de l’insouciance. Les dommages causés au monde, notons-le, ne sont pas seuls en cause : les dommages infligés aux cultures humaines sont également patents, dont le « progrès », au point où nous en sommes, semble moins favoriser l’épanouissement et la fructification qu’accélérer le délitement. Aragon, au sein du Comité central du PC, était manifestement moins convaincu que ses camarades des vertus libératrices de la technique. À ses yeux, le déferlement des nouveaux dispositifs réputés accroître notre puissance d’agir avait pour principal effet de nous vider de notre substance. « Ce progrès qui me prive d’une fonction peu à peu m’amène à en perdre l’organe. Plus l’ingéniosité de l’homme sera grande, plus l’homme sera démuni des outils physiologiques de l’ingéniosité. Ses esclaves de fer et de fil atteindront une perfection que l’homme de chair n’a jamais connue, tandis que celui-ci progressivement retournera vers l’amibe. Il va s’oublier. »

Léo Strauss, quant à lui, ouvrait une conférence de 1952 (pour lui, la fin de l’insouciance a été plus précoce que chez notre président) par ces mots : « Le progrès est devenu un problème — il pourrait sembler que le progrès nous ait conduits au bord d’un abîme et qu’il soit par conséquent nécessaire d’envisager d’autres options. Par exemple, s’arrêter là où nous nous trouvons ou, si cela s’avérait impossible, revenir en arrière. » Dans la suite, Strauss nuance son propos, mais le constat est là.

Pour autant, rien n’y fait : la structure progressiste, les modes de pensée progressistes, les réflexes progressistes se sont si bien acclimatés en nous, y ont poussé des racines si profondes (y compris chez lesdits réactionnaires) que, quand bien même ils nous conduiraient au naufrage, nous ne sommes pas libres de nous en débarrasser. Sans eux, nous avons désappris à vivre ; sans eux, c’est comme si la terre se dérobait sous nos pieds. C’est pourquoi les démentis au progrès peuvent s’accumuler, ils apparaissent comme autant d’anomalies ou de scandales dans un mouvement général vers le mieux. Régulièrement, on entend s’élever des protestations indignées comme : « Comment est-il encore possible, en France, en 2023, que… » Imagine-t-on un ancien Grec dire : « Comment est-il encore possible, à Athènes, durant la cent troisième olympiade… », ou un homme du XIIe siècle : « Comment est-il encore possible, dans le royaume de France, sous le règne de Louis le septième… » : l’idée même est grotesque. Mais, comme le relève Rémi Brague, quoi qu’il arrive, « nous autres modernes croyons que les choses vont de mieux en mieux. Y compris dans une période de crise, propice à l’inquiétude, notre surprise même et notre indignation témoignent de notre croyance au progrès : nous pensons que la situation devrait s’améliorer. Par suite, nous cherchons à identifier des facteurs qui empêchent l’ascension vers les sommets radieux et, une fois démasqués, nous les poursuivons de notre haine. »

Comment rassurer la conscience progressiste, rudoyée par l’évolution du monde et des sociétés, quand, du fait de la « fin de l’abondance », il n’est plus possible de la satisfaire par un déversement toujours plus intense, sur le marché, d’objets de consommation ? En accordant de nouveaux droits. Il ne me paraît pas possible de comprendre la frénésie avec laquelle on se met à élever à la dignité de droits fondamentaux des actes dont, quelques décennies auparavant, on n’avait même pas idée, sans tenir compte de la position délicate du progressisme. Depuis 1973, date du premier choc pétrolier, les « crises » se prolongent, s’enchaînent les unes aux autres, sans discontinuer. Au point qu’aujourd’hui le mot « crise », qui était censé désigner un passage transitoire au cours d’une maladie, ce moment intense et limité dans le temps où se décide le cours ultérieur des événements, est complètement usé. Comment concilier une crise devenue chronique avec le maintien de l’idéologie progressiste ? Réponse : par de la créativité législative. Plus la crise s’aggrave, plus des droits inédits doivent être inventés, afin de donner l’impression que l’on continue envers et contre tout d’avancer, d’« aller dans le bon sens ». Récemment le mariage pour tous, la PMA pour toutes, le libre choix de son genre. Prochainement, le « droit à mourir dans la dignité ». Lors de la dernière élection présidentielle, Jean-Luc Mélenchon proposait même d’inscrire ces deux derniers droits dans la Constitution. Il s’opposait pour sa part à la GPA, mais celle-ci n’en est pas moins en gestation — et sans doute pléthore de nouveaux droits qui restent à imaginer.

On prend la mesure, dans ce contexte, du traumatisme qu’a représenté l’arrêt rendu l’année dernière par la Cour suprême des États-Unis, revenant sur l’arrêt rendu cinquante ans plus tôt, par la même cour, sur la question de l’avortement. En 1972, les juges avaient déduit du XIVe amendement à la Constitution américaine (ratifié, au lendemain de la guerre de Sécession, pour protéger les droits des citoyens noirs que l’abolition de l’esclavage venait de libérer) que la législation de chaque État de l’union devait garantir la liberté des femmes à avorter, et cela jusqu’au seuil de viabilité du fœtus (soit de 24 à 28 semaines de gestation). Imagine-t-on notre Conseil constitutionnel imposant pareille chose ? La question de l’interruption volontaire de grossesse, en France, a été débattue au Parlement — et le délai maximum pour procéder à un avortement, fixé initialement à 10 semaines, puis porté à 12, est aujourd’hui de 14 semaines (soit la moitié de ce qui était censé être déduit de la Constitution américaine). Contrairement à ce qui s’est beaucoup dit, la Cour suprême, dans son arrêt de 2022, n’a pas commis un coup de force juridique : elle est revenue sur un coup de force juridique antérieur ; elle n’a pas interdit l’avortement, elle a dit qu’il appartenait aux instances politiques de chaque État de l’union de décider de leur législation en la matière (comme les instances politiques ont décidé en France). Néanmoins, ce qui devrait être reçu comme un retour à la normale, quand on se réclame de la démocratie, a engendré, chez les progressistes, un terrible traumatisme.

Il faut les comprendre. Les crises non seulement ne se résolvent pas, mais s’aggravent et se multiplient. L’école est en crise, l’hôpital est en crise, la justice manque de moyens, la police manque de moyens, l’armée manque de moyens, les coupures d’électricité menacent, l’eau même se fait rare, la dette se creuse, le « vivre ensemble » a du plomb dans l’aile, etc. Il faut bien, pour soutenir le moral progressiste, qu’il y ait un endroit où, indubitablement, cela progresse ! Dans Révolution, le livre programme qu’Emmanuel Macron a publié fin 2016, le candidat à l’élection présidentielle écrivait : « À l’origine de cette aventure se trouvent des femmes et des hommes qui veulent avant tout faire avancer le progrès. » Où le faire avancer, ce satané progrès ?

Au moins, jusqu’ici, un terrain demeurait préservé : celui des lois sociétales. Si même là, une rétrogradation est possible, c’est le monde qui s’écroule ! Terrible blessure, donc, que celle infligée par la décision de la Cour suprême américaine, l’année dernière. Vite, il faut cautériser la plaie. Ce que la Cour américaine, dans son aveuglement rétrograde, ne trouve pas dans la Constitution des États-Unis, nous allons le mettre dans la nôtre. Peu importe qu’un droit à avorter, dans une Constitution, soit aussi à sa place qu’un parapluie ou une machine à coudre sur une table de dissection. Peu importe qu’en France, ce droit ne soit nullement menacé. À défaut d’instituer un nouveau droit, on peut encore, ultime ressource pour se ravigoter, constitutionnaliser un droit déjà là. Quand le progressisme se trouve réduit à de tels expédients, on peut dire qu’il n’est pas au mieux de sa forme. Je pense au maquillage de cocotte qui dissimule, tant bien que mal, le teint cadavérique d’Aschenbach, et à la teinture qui se met à couler sur son visage, à la fin de Mort à Venise.

 

Source : Olivier Rey, Le Figaro. Polytechnicien, Olivier Rey a enseigné les mathématiques à l’x et est chercheur à l’institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques. Il enseigne la philosophie à Paris-i Panthéonsorbonne. Auteur de nombreux essais salués par la critique, comme « Quand le monde s’est fait nombre » (Stock, coll. « Les Essais », 2016), « Leurre et malheur du transhumanisme » (Desclée de Brouwer, 2018), qui a obtenu le prix Jacques-Ellul 2019, « Gloire et misère de l’image après Jésus-Christ » (Éditions Conférence, 2020) et « Réparer l’eau » (Stock, 2021), l’intellectuel a également publié, sur le Covid, « L’idolâtrie de la vie » (Gallimard, coll. « Tracts », 2020).


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