jeudi 10 mai 2018

L'inflation des diplômes aurait entraîné une dévaluation des titres universitaires

L’inflation des diplômes aurait entraîné une dévaluation des titres universitaires selon le sociologue Louis Chauvel dans son dernier livre La spirale du déclassement. Extraits d’une critique parue dans le Figaro sur ce livre :

Il y a deux livres dans le livre de Chauvel, ce qui le rend encore plus difficile à digérer. Mais chacun des deux est édifiant et instructif. Passionnant. Le premier est dans la continuité de ses précédents ouvrages : la mise en exergue de l’inexorable prolétarisation de la classe moyenne française, et en particulier de sa jeunesse qui subit la domination sans partage de la génération bénie du XXe siècle, celle des baby-boomers, jadis jeunesse dorée, désormais retraite en or massif. [Note du carnet : les retraites sont nettement moins bien dotées au Québec et au Canada.] Le second livre dans le livre est une charge contre les sociologues qui ont contesté ses travaux et conclusions. Chauvel y est acerbe et convaincant : « La première idée que retiennent les étudiants en première année de sociologie est que la nature n’existe pas, que tout est construction sociale, et que la notion même de réalité est controversée et donc suspecte… Donc rien n’est vrai, tout est permis… La notion même de réalité n’existe pas… De cette sociologie de la déconstruction, il est resté un monde en ruine. » Chauvel arrose large puisqu’il accable avec pertinence « les tenants de la modernité liquide (qui) liquident la modernité » et « la péremption d’une large majorité du personnel politique et intellectuel qui vit encore dans un monde que les autres ont vu disparaître il y a trente ans ».

Reste le cœur du sujet. Chauvel cultive et approfondit son intuition d’origine : le fossé inégalitaire se creuse et entre les classes sociales et entre les générations. Nous avons fermé, depuis les années 1980, la parenthèse enchantée des Trente Glorieuses et nous revenons à marches forcées vers le monde inégalitaire d’avant la guerre de 1914. Nous renouons avec la traditionnelle loi de Pareto : 80 % du patrimoine sont possédés par les 20 % les plus riches. Chauvel explique que les statistiques officielles sont faussées en France parce qu’elles ne tiennent pas compte de l’élément moteur de ces inégalités : les prix du logement et ce qu’il appelle la « repatrimonialisation » des hiérarchies sociales. Quelques chiffres éclairent sa brillante démonstration : « Les professions intermédiaires disposaient en 1978 d’un niveau de vie supérieur à la moyenne française de 39 % ; aujourd’hui, l’écart n’est plus que de 17 %. » Au cœur de cette prolétarisation de la classe moyenne, il y a la marginalisation de la jeunesse au profit de son aînée : « Si la tendance générationnelle dont continuent à bénéficier jusqu’à présent les premiers baby-boomers s’était maintenue, le niveau de vie de ceux nés en 1980 serait de 30 % plus élevé. »

L’inflation des diplômes a entraîné une dévaluation des titres universitaires

Chauvel a bien compris que la massification scolaire a accéléré cette évolution ; et que l’inflation des diplômes a entraîné une dévaluation des titres universitaires et du premier d’entre eux : le baccalauréat [français, à savoir le Diplôme d’études collégiales au Québec]. Par rapport à ses travaux précédents, Chauvel ajoute une comparaison internationale bienvenue et constate les effets redoutables de la mondialisation, en retrouvant dans ses chiffres les intuitions des premiers opposants à la « globalisation », qui avaient deviné que l’émergence des riches des pays pauvres se ferait au détriment des pauvres des pays riches : « En 2000, 88 % de la population française comptait parmi les 20 % les plus aisés à l’échelle mondiale. 75 % en 2010. » Ce que Chauvel appelle « le grand déclassement ». Le discours de Chauvel ne va pas sans contradictions : « Ce qui relie jeunes, femmes et immigrés est le fait de représenter une concurrence menaçante pour les initiés déjà en emploi dans les années 1970. » Chauvel rejoint ainsi, sans le vouloir et sans l’avouer, la cohorte honnie par lui de ces sociologues et technocrates libéraux qui, fustigeant « la préférence française pour le chômage », appellent à faire sauter les protections sociales qui ne bénéficient selon eux qu’à ces fameux initiés. Comme eux, il ne veut pas voir que, selon la déjà ancienne analyse de Christopher Lasch, reprenant les intuitions de Marx, ce sont justement les patrons qui ont fait entrer sur le marché du travail toujours plus de femmes et d’immigrés, afin de peser sur les salaires d’ouvriers blancs et chefs de famille qui leur coûtaient de plus en plus cher.

Quoi qu’il en soit, Chauvel a bien compris la logique implacable de notre régression : « Les institutions sociales héritées de la Libération tiennent encore à leur structuration institutionnelle, mais risquent de devenir des coquilles vidées de leur organisme vivant. »

Chauvel communie ainsi lui aussi à sa manière dans le « c’était mieux avant »

Il communie ainsi lui aussi à sa manière dans le « c’était mieux avant ». Mais c’est un « c’était mieux avant » prudent, un « c’était mieux avant » bien-pensant, de gauche, sociologique, politiquement correct. Un « c’était mieux avant » égalitaire. Un « c’était mieux avant » social-démocrate. On privilégie l’économique, on insiste sur les inégalités sociales et générationnelles, on ne cherche surtout pas à s’aventurer dans la question taboue des différences ethniques, culturelles, religieuses. L’identité ne peut être que productrice « d’anomie ». On a peur de ce qu’on y trouverait. Nostalgie de la France des Trente Glorieuses, cette France des classes moyennes qui marchait vers un destin apaisé à la scandinave, dont Chauvel oublie seulement qu’elle était homogène — à l’instar d’ailleurs de son modèle originel, l’Amérique blanche des suburbs des années 1950. Et que ceci explique — en partie — le bonheur de celle-là. Comme si au dernier moment, le poids de sa culture sociologique l’inhibait et l’illusionnait encore.


La spirale du déclassement
de Louis Chauvel
aux éditions du Seuil,
à Paris
208 pp, 16 € ou 31,95 $ canadiens
ISBN 9782021072846

« Narcisse si laid en son miroir »

Dans une tribune publiée par Le Figaro, Éric Zemmour salue la réédition chez Flammarion de La culture du narcissisme de Christopher Lasch (1932-1994) qui annonce l’avènement d’une société individualiste et nihiliste. Christopher Lasch, historien et sociologue américain, est l'auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels La Révolte des élites, Le Seul et Vrai Paradis, et Le Moi assiégé. La culture occidentale est en crise. Le Narcisse moderne, terrifié par l'avenir, méprise la nostalgie et vit dans le culte de l'instant ; dans son refus proclamé de toutes les formes d'autorité, il se soumet à l'aliénation consumériste et aux conseils infantilisants des experts en tout genre. Aujourd'hui plus que jamais, l'essai majeur de Christopher Lasch frappe par son actualité. Décortiquant la personnalité typique de l'individu moderne, Lasch met en lumière ce paradoxe essentiel qui veut que le culte narcissique du moi en vienne, in fine, à détruire l'authentique individualité. Chronique d’Éric Zemmour :

Nous sommes en 1979. La France est giscardienne et croit l’être pour longtemps. Le jeune président a inauguré son septennat par une série de réformes qui doivent moderniser la société française : avortement, majorité à 18 ans, divorce facilité, loi Haby sur le collège unique… Tous ceux qui s’opposent à cette (R) évolution sont marqués du sceau infamant de la réaction. De l’autre côté de l’Atlantique, un livre paraît alors qui décrit déjà par le menu toutes les conséquences déplorables de cette « société libérale avancée ». Notre avenir est son passé. L’auteur l’a vécu, analysé, et ce n’est pas brillant. Ce n’est pas de la science-fiction, mais il est américain, sociologue, historien, et exaspère ses confrères universitaires par sa méfiance des mythes progressistes. Il s’appelle Christopher Lasch.

Depuis lors, le souffle prophétique est passé, mais est restée l’analyse impeccable de ce qu’il a appelé la « culture du narcissisme ». Sa thèse est résumée en une phrase au début de l’ouvrage : « La culture de l’individualisme compétitif dans sa décadence a poussé la logique de l’individualisme jusqu’à l’extrême de la guerre de tous contre tous, et la poursuite du bonheur jusqu’à l’impasse narcissique de l’individu par lui-même. » Lasch ne se contente pas de poser le diagnostic ; il décline ensuite dans tous les domaines qui sont affectés par cette révolution : famille, nation, école, entreprise, et même religion et art.

Notre narcissisme individualiste détruit les individus et les familles ; nous coupe de notre passé et de notre histoire ; transforme les hommes politiques en machines à séduire ; et assimile le sport au monde du divertissement. Tout est divertissement, tout est illusion, tout est spectacle. Reprenant les analyses de Debord, Lasch les étend et les retourne contre les idéologues progressistes. Ceux-là croient encore que la libération générale — de la femme, de l’enfant, du salarié, etc. — s’oppose à une société capitaliste qui repose sur la répression des désirs et l’autoritarisme. On rit aujourd’hui — en partie grâce à Lasch — de tous ceux — et ils sont encore légion — qui croient encore et veulent nous faire croire à cette fable qui n’a correspondu qu’à la réalité du capitalisme du XIXe siècle.

Depuis lors, le capitalisme a muté, la consommation est préférée à l’épargne, et l’expression des pulsions préférée à leur répression. Dès les années 50, aux États-Unis, les malades ne présentaient plus les névroses décrites par Freud. Plus fort encore que le thérapeute viennois, c’est le français Sade qui « est le plus troublant des prophètes de l’individualisme révolutionnaire, en proclamant que la satisfaction illimitée de tous les appétits était l’aboutissement logique de la révolution […] Sade avait perçu plus clairement que les féministes qu’en régime capitaliste toute liberté aboutissait finalement au même point : l’obligation universelle de jouir et de se donner en jouissance… L’individualisme pur débouchait ainsi sur la répudiation la plus radicale de l’individualité. » Cet individu qui ne croit plus en rien, sauf en lui-même, est en vérité incapable de se projeter dans l’avenir, puisqu’il méprise le passé. Lui reste des recettes, des techniques, pour conjurer sa vacuité, qui ne mènent à rien : « L’idéologie du développement personnel, optimiste à première vue, irradie résignation et désespoir profond. Ont foi en elle ceux qui ne croient en rien. »

De même, il ne lui a pas échappé que l’éducation de masse allait provoquer une baisse affligeante du niveau scolaire. « La démocratisation de l’enseignement a contribué au déclin de la pensée critique et à l’abaissement des niveaux intellectuels. Cette situation nous oblige à nous demander si l’éducation de masse, en fait — et comme les conservateurs l’ont toujours affirmé — n’est pas incompatible avec le maintien d’un enseignement de qualité. »

Il n’a pas grand mérite en vérité : le système éducatif américain avait trente ans « d’avance » sur son homologue français. Nous sommes désormais ce qu’ils étaient alors.

Mais Lasch est le contempteur le plus acide et le plus lucide d’un mouvement féministe en qui il voit pertinemment l’incarnation la plus aboutie de ce qu’il dénonce, cet individualisme poussé jusqu’à la guerre de tous contre tous (guerre des sexes) et au narcissisme aveugle à tout ce qui n’est pas soi. Il a bien compris, avant tout le monde ou presque, que le capitalisme avait poussé à « l’émancipation des femmes et des enfants de l’autorité patriarcale, pour mieux les assujettir au nouveau paternalisme de la publicité, des grandes entreprises et de l’État. » Il fait le procès du sentimentalisme généralisé qui n’est pas amour de l’autre, mais amour de soi. « Notre idéal de “l’amour véritable” pèse trop sur nos relations personnelles. Nous demandons trop à la vie, pas assez à nous-mêmes. »

Il brocarde les couples modernes qui « passent trop de temps ensemble » et qui ne jurent que par l’authenticité de leurs sentiments : « Le culte de l’authenticité confère une légitimité à la prolétarisation du métier de parent, qui se produit lorsque les professionnels de l’assistance s’approprient les techniques d’éducation de l’enfant dès sa naissance. » Et ose dénoncer « le nombre croissant de divorce, ainsi que la possibilité omniprésente d’échec de n’importe quel mariage, (qui) concourent à l’instabilité de la vie familiale et privent l’enfant d’un minimum de sécurité affective ».

Lasch est l’un des analystes les plus redoutables des dérives de l’homme moderne. De son inculture, de son mépris et oubli du passé, de son sentimentalisme niais et nihiliste, de son narcissisme puéril. Il montre parfaitement — même s’il ne fut pas le seul — comment nos mouvements progressistes de ces quarante dernières années furent les idiots utiles d’un capitalisme qui a su retrouver sa force révolutionnaire d’antan. En France, il faut rajouter aux effets de ce capitalisme, ceux d’un égalitarisme obsessionnel qui, contrairement à ce qu’on croit, ne limite pas mais démultiplie les effets délétères déjà dénoncés par Lasch. L’exception française, c’est devenu souvent cela : avoir, le plus souvent, le pire des deux systèmes, le pire des deux modèles, le pire de l’Amérique et le pire de la France.



La culture du narcissisme
par Christopher Lasch
publié dans la collection Champs Essais
chez Flammarion
à Paris
réédité en avril 2018
416 pp.
10 €, 18,95 $ canadiens
ISBN 9782081428461