mercredi 31 mars 2021

Canada — Faire passer l’immigration de 300 000 personnes par an à un million

Traduction d'un article du Globe and Mail, annoté.

Sous la houlette de Brian Mulroney, le Canada a presque triplé le nombre d’immigrants acceptés au Canada chaque année, passant de moins de 90 000 personnes à plus de 250 000.

Ces derniers jours, le 18e Premier ministre du Canada demande aux Canadiens d’adopter ce qu’il appelle « une nouvelle politique nationale » afin que ce pays en devienne un peuplé de 100 millions d’habitants d’ici la fin du siècle.

« Si nous voulons maintenir… notre force interne et notre croissance et notre capacité et notre influence extérieure, nous avons besoin de plus de personnes — beaucoup plus », a déclaré mardi M. Mulroney lors d’un forum présenté par le Globe and Mail et par l’Initiative du Siècle (Century Initiative) [uniquement en anglais...], qui promeut l’objectif d’un Canada de 100 millions de personnes d’ici 2100.

Augmenter la population de plus de 60 millions de personnes serait une « initiative historique et difficile », a reconnu M. Mulroney lors d’une entrevue. Après tout, il a fallu plus de 150 ans pour que la population du Canada atteigne 38 millions d’habitants. Plus que le doubler en à peu près la moitié de ce temps exigerait une volonté politique et populaire beaucoup plus grande qu’aujourd’hui.

D’où sa proposition « d’un livre blanc qui indique le besoin de 100 millions de personnes au tournant du siècle ».

Un livre blanc est un document par lequel un gouvernement présente une proposition politique majeure. S’il y a un soutien suffisant, après consultation des experts, des gouvernements provinciaux et de la population en général, cela devient une politique établie, maintenue par les futurs gouvernements, quelles que soient leurs allégeances partisanes.

La critique d’un livre blanc peut être plus importante que le livre blanc lui-même. Un livre blanc en 1969 qui prônait en substance l’assimilation des Premières Nations dans la population générale a contribué à donner naissance à l’activisme autochtone.

À l’inverse, un livre blanc sur l’immigration produit trois ans plus tôt, qui prônait la fin des restrictions à l’immigration non blanche a conduit le gouvernement Pearson à inventer le système de points, qui évaluait les candidats en fonction de leur adéquation avec ce que le pays recherchait, quelle que soit leur race. [Note du carnet : on peut se demander si le système à points évalue suffisamment bien l’adéquation ethnoculturelle des immigrants…]

Les niveaux élevés d’immigration insensible à la race, adoptés par les gouvernements libéraux et conservateurs, nous ont donné le Canada dans lequel nous vivons aujourd’hui. [Est-il vraiment meilleur ce Canada qui voit sa composante franco-canadienne sans cesse diminuer ?] Mais la pandémie a limité le recrutement, et une fois le déficit comblé, il reste cette question vitale : combien de personnes devraient vivre ici ?

Un livre blanc sur la population, suivi d’un comité parlementaire sillonnant le pays, encouragerait la discussion, donnerait un élan et, sans aucun doute, concentrerait l’opposition, qui mérite d’être entendue.

Idéalement, tant les libéraux que les conservateurs au niveau fédéral exprimeraient leur appui à un objectif de 100 millions par des votes à la Chambre et au Sénat.

Dans l’affirmative, « cela deviendrait le nouvel objectif du Canada dans ce domaine », a déclaré M. Mulroney, « et tous les gouvernements seraient tenus de s’efforcer de l’atteindre ».

Un tel objectif ferait passer le Canada devant l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne en termes de population, et probablement devant le Japon, la Corée du Sud et le Vietnam également.

C’est parce que l’insécurité économique générée par la pandémie a exacerbé la tendance de plusieurs décennies à la baisse de la fécondité. La faible fécondité, associée à la résistance à l’immigration, a entraîné un déclin démographique dans des dizaines de pays.

[Selon le Globe and Mail] La volonté du Canada de recruter de manière agressive de nouveaux arrivants nous prépare mieux que n’importe quel autre pays pour affronter les tempêtes démographiques à venir.
 

[L’immigration ne rajeunit pourtant pas vraiment la population, voir L’immigration, le remède imaginaire. Si un pays plus peuplé augmente le PIB, il n’est pas sûr (tout dépend du type d’immigrants) que l’immigration enrichisse un pays par tête d’habitant (PIB/habitant). Institut Fraser : L’immigration massive nuit au bien-être des Canadiens en général ; les politiques d’immigration doivent être revues (étude de 264 pages).

Le faible impact de l’immigration sur le rajeunissement de la population. En jaune, la pyramide des âges réelle du Québec en 2006 (avec immigration réelle). La ligne noire représente la pyramide des âges du Québec sans immigration pendant les 40 dernières années.
]

Faire passer l’immigration de 300 000 personnes par an à un million, ainsi que des mesures de soutien améliorées pour la garde d’enfants et le congé parental, réduiraient les pénuries de main-d’œuvre et aideraient à couvrir les besoins en soins de santé et en pension des Canadiens âgés, tout en stimulant la créativité et l’innovation. Imaginez la contribution qu’un Toronto de la taille de New York, de Londres ou de Tokyo apporterait à ce pays et au monde.

Cela dit, la pandémie a complètement bouleversé notre façon de vivre et de travailler. Les modèles du passé ne reviendront peut-être jamais. Il faudra sans doute réévaluer toute une série d’hypothèses — sur les centres-villes, les banlieues et les zones rurales, sur les déplacements domicile-travail.

Et comme la fécondité continue de baisser, le plus grand obstacle à l’atteinte d’une population de 100 millions d’habitants n’est peut-être pas une résistance interne, mais un bassin d’immigrants disponibles en diminution. [En effet, où le Canada va-t-il aller chercher des immigrants alors que la natalité s’effondre en Occident, en Extrême-Orient et même en Amérique latine ? En Afrique ? En Inde ?]

Néanmoins, M. Mulroney nous exhorte à embrasser « cette cause indispensable ». Pour lui, « c’est un grand rêve du Canada, et il faut du leadership pour le réaliser ».

Que la discussion commence et qu’elle commence par un nouveau livre blanc sur la population.

Source : The Globe and Mail

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L'initiative du Siècle (dont un des cofondateurs est Dominic Barton, actuellement ambassadeur du Canada en Chine populaire). En anglais uniquement.

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Il y a 155 ans — avril 1856, prophétie suicidaire de la nation Xhosa

La prophétesse Nongqawuse
 

Au sud du fleuve Orange et du fleuve Fish (Vis en afrikaans), les colons franco-hollandais ont bien constitué le premier peuplement sédentaire, tandis que l’antériorité des Noirs au nord de la rivière Kei n’est contestée par personne.

De 1770 à la fin du XIXe siècle, on recense au total en Afrique australe neuf « guerres des frontières » ou « guerres cafres » (d’un mot issu de l’arabe [« mécréant »] qui désignait en Afrique les Noirs). Elles opposent les colons Boers, de rudes paysans calvinistes d’origine franco-hollandaise, aux éleveurs Xhosas, des Bantous à peau noire venus du nord, qui se sont installés à l’ouest du fleuve Fish. Ces guerres s’intensifient lorsque les Britanniques, arrivés au Cap en 1815, repoussent les Boers plus loin vers le nord.

Les Xhosas tentent de résister y compris en adoptant les armes de l’ennemi : un journal en xhosa, Ikwesi (« L’Étoile du Matin ») est publié en 1841 et une traduction de l’Évangile établie en 1854.

Démoralisés par leurs défaites successives face aux Boers et aux Anglais, notamment celle de 1853, et par les pertes de territoire qui en découlèrent, les Xhosa virent également leur mode social bouleversé par l’impossibilité pour les lignages de partir à la conquête de pâturages nouveaux puisque le front pionnier blanc bloquait le leur. Pour ce peuple qui, génération après génération avançait vers le sud en s’établissant sur des terres nouvelles, le traumatisme fut profond. Il fut amplifié par la terrible sécheresse de l’été 1855-56 (déjà le climat…), et par une épidémie de pleuropneumonie bovine qui éclata en 1854, tuant au moins 100 000 têtes de bétail.

Dans ce sentiment de fin du monde, les prophéties se succédèrent. L’une annonçait la défaite des Anglais en Crimée devant des Russes présentés comme la réincarnation des guerriers Xhosa morts au combat lors des précédentes guerres et qui étaient en marche vers le Xhosaland pour le libérer. Une autre annonçait que le chef qui avait conduit la guerre de 1850-1853 était ressuscité.

C’est dans ce contexte qu’en avril 1856, une jeune fille nommée Nongqawuse et appartenant à la chefferie Mnzabele établie dans la région de la basse rivière Great Kei, eut une vision : la puissance xhosa serait restaurée par les dieux, les troupeaux seraient multipliés et les morts ressusciteraient si tout le bétail, toutes les récoltes et toutes les réserves alimentaires étaient détruites.

Durant les 15 mois de la prophétie (avril 1856-juin 1857), les Xhosa tuèrent leur bétail, soit 400 000 têtes, et ils détruisirent leurs récoltes.

Le 16 (ou le 18 selon les sources) février 1857, le jour fixé par Nongqawuse, le pays demeura silencieux et, quand la nuit tomba, les Xhosa comprirent qu’ils allaient désormais subir une terrible famine. Les morts se comptèrent par dizaines de milliers et les survivants vinrent implorer des secours à l’intérieur du territoire de la colonie du Cap. Au lendemain de la famine, la population de la Cafrerie britannique est passée de 105 000 à moins de 27 000.

Ceux qui avaient tué leur bétail et détruit leurs récoltes accusèrent ceux qui ne l’avaient pas fait d’avoir empêché la réalisation de la prophétie. En effet, quelques chefs xhosa moins naïfs que les autres, l’on dirait aujourd’hui qu’ils étaient des « prophéto-sceptiques », avaient refusé de suivre les hallucinations de Nongqawuse et ils avaient été contraints de s’exiler vers le Basutoland (Lesotho) pour échapper à la furie des croyants.

Le résultat de cette prophétie fut que les Britanniques n’eurent plus besoin de faire la guerre aux Xhosas puisque ces derniers s’étaient suicidés. Ils installèrent alors 6000 colons dans l’arrière-pays du port d’East London (aujourd’hui part de Buffalo City, rappel à l’importance du buffle dans la culture xhosa) et ils englobèrent la Cafrerie britannique dans leur colonie du Cap en 1866.


 Plus de détails en anglais


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Michel Desmurget : « Le télé-enseignement est une parodie éducative »

Pour Michel Desmurget, directeur de recherche en neurosciences à l’INSERM et essayiste, le premier confinement a révélé que l’enseignement numérique ne pouvait être que temporaire et de courte durée. Car il favorise le décrochage des élèves et accroît les inégalités. Le dernier ouvrage de Michel Desmurget est La Fabrique du crétin digital [numérique].

Notre monde marche décidément sur la tête. Depuis des années, Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, amplifie, organise et promeut avec une rare opiniâtreté la numérisation du système scolaire. Pourtant, aujourd’hui, à l’heure où cette démarche pourrait prendre tout son sens, notre homme recule. Il se cabre, proteste et affiche sa ferme volonté de maintenir ouvertes les écoles, aussi longtemps que possible. Ce choix relève, nous expliquent nombre de ténors de la majorité présidentielle, d’une triple nécessité humaine, pédagogique et de justice sociale. Nul ne peut le contester, tant cette conclusion est conforme à l’ensemble des données scientifiques disponibles. L’enseignement numérique, qu’il soit opéré en présentiel ou en distanciel, n’est toujours qu’un piètre pis-aller.

Alors, oui, Jean-Michel Blanquer a parfaitement raison, fermer les écoles doit constituer une décision d’ultime recours. Si la mesure est prise, il faut en circonscrire la durée autant que faire se peut et il faut reconnaître que l’opération ne sera pas sans coût pour nos enfants, notamment les moins favorisés. Mais, dire cela, c’est quasiment articuler un truisme. Au fond, ce qui est ici intéressant, c’est avant tout la dimension quasi schizophrénique des politiques éducatives défendues : d’un côté on vante et développe massivement l’enseignement numérique ; de l’autre on s’inquiète de ses impacts profondément négatifs et inégalitaires.

Un article publié il y a quelques années par un économiste français laisse à penser que la solution se trouve, encore une fois, dans les méandres de la nécessité économique. Évaluant le risque politique de diverses mesures de contraction budgétaires susceptibles d’être mises en place dans certains pays en développement, cet ancien cadre dirigeant de l’OCDE, soulignait « qu’il fallait veiller à ne pas diminuer la quantité de service, quitte à ce que la qualité baisse. On peut réduire, par exemple, les crédits de fonctionnement aux écoles ou aux universités, mais il serait dangereux de restreindre le nombre d’élèves ou d’étudiants ».

C’est à peu près ce qui se passe avec l’actuelle numérisation du système scolaire. En effet, celle-ci opère ses méfaits à bas bruit. Les dégâts interviennent loin des yeux parentaux. En outre, la pente est suffisamment subtile et progressive pour ne pas être directement perceptible. C’est d’autant plus vrai que l’affaire s’accompagne de grilles d’évaluations toujours plus accommodantes et d’un joli forfait promotionnel. À l’arrivée, le gain est double : d’une part, les parents sont ravis de voir leurs enfants ainsi projetés dans l’ère de la modernité éducative ; d’autre part, les difficultés budgétaires et de recrutement trouvent une issue partielle (car, même si le processus de numérisation coûte cher, son déploiement reste bien plus économique que le recrutement de « vrais enseignants » solidement formés et qualifiés). Cela ne veut pas dire bien sûr qu’un professeur ne peut pas s’appuyer sur certains supports digitaux qu’il juge appropriés. Cela signifie simplement que la médiation numérique n’est utile que quand elle est placée entre des mains humaines expertes… pas quand elle est mobilisée pour remplacer ces mêmes mains, comme c’est actuellement le cas.

Tout change évidemment lorsque l’on ferme les écoles. Dans ce cas, la dégradation n’advient plus à bas bruit dans le cocon scolaire. Elle éclate au grand jour. Placé aux premières loges, l’adulte voit bien que les outils proposés aux enfants relèvent d’une véritable parodie éducative. Il voit bien que les supports mis en place sont peu individualisés, motivants et efficaces. Il voit bien que l’affaire ne fonctionne que si un parent s’intronise pseudo-prof. Certes, en période de confinement, mieux vaut cela que rien. Mais l’expérience n’est pas sans bousculer les discours prosélytes si chers aux hagiographes de la cause numérique.

Depuis dix ans, des milliards d’euros d’argent public ont été investis, sans que personne ne s’occupe vraiment des problèmes de contenus Les deux derniers rapports de la Cour des comptes sont, de ce point de vue, tout à fait fascinants. En 2019, cette institution dénonçait une gabegie financière, centrée sur l’achat de terminaux mobiles et dépourvus de toute réflexion pédagogique. En 2021, rebelote avec la parution d’un rapport relatif à la continuité scolaire pendant le confinement. Derrière une façade verbale joliment policée, le constat s’avéra sans appel : difficultés matérielles, notamment pour les enfants défavorisés (ordinateur, connexion internet, promiscuité domestique, etc.) ; manque de formation des enseignants ; problème d’autonomie et de motivation des élèves (en particulier pour les plus jeunes) ; risque de décrochage accru chez les individus les plus fragiles ; manque de maîtrise des « compétences numériques de base » (y compris chez les adolescents) ; et, surtout, absence accablante d’outils pédagogiques structurants. Comme l’explique le rapport, « les fonctions de simple communication ont prédominé. […] La poursuite des programmes et l’acquisition de nouvelles connaissances ou compétences ont été minoritaires ». Cela signifie que, depuis dix ans, des milliards d’euros d’argent public ont été investis, sans que personne ne s’occupe vraiment des problèmes de contenus.

Bien sûr, la Cour des comptes tâche d’arrondir un peu les angles en se livrant à l’interminable jeu du « en faisant toujours plus de la même chose on finira bien par obtenir un meilleur résultat ». Dans ce cadre elle propose sagement quelques solutions mille fois réitérées. Il faudrait investir, former, innover, etc. Curieusement, jamais les auteurs ne contestent le dogme numérique lui-même. Jamais ils ne se demandent, ce qui est pourtant leur raison d’être, si les budgets disponibles ne pourraient pas être plus efficacement alloués (soutien scolaire, recrutements, revalorisations salariales, etc.). Jamais ils ne considèrent la possibilité que les expériences négatives empilées depuis vingt ans aux quatre coins du monde traduisent moins un problème de dosage que l’infériorité structurelle des outils numériques pédagogiques.

Ainsi, en fin de compte, confronté à l’expérience du premier confinement, il n’est pas surprenant que nos décideurs, dont Jean-Michel Blanquer, soient réticents à l’idée de fermer à nouveau les écoles. Le désastre de tous ces plans numériques, vanté avec acharnement depuis plus de vingt ans, se fait alors bien trop visible pour ne pas être politiquement dangereux.

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« Dans une université francophone par excellence, on aimerait bien pouvoir remettre des travaux en français »

Gageons que le problème ne se pose pas dans les universités anglophones du Québec, choyées par le Québec et la CAQ, les étudiants peuvent y remettre des travaux en anglais, sans aucun souci. Rappelons que les universités francophones en Flandres belges ont été fermées ou néerlandisées au cours du XXe siècle.

Cours et travaux scolaires en anglais, réunions informelles en anglais, documents d’associations étudiantes traduits en anglais : le français perd du terrain dans les études supérieures de maîtrise et de doctorat, même au sein d’un établissement typiquement francophone comme l’Université Laval, à Québec.

Dans un mémoire que Le Devoir a obtenu, les étudiants de cycles supérieurs de l’Université Laval sonnent l’alarme : la recherche universitaire, c’est beaucoup en anglais que ça se passe. Même au Québec. Le phénomène est mondial, mais la tendance à l’anglicisation de l’enseignement supérieur s’accélère, selon ce rapport de l’Association des étudiantes et des étudiants de Laval inscrits aux études supérieures (AELIES).

Le document reprend l’analyse de deux professeurs de l’établissement de Québec — Claude Simard, retraité de la Faculté des sciences de l’éducation, et Claude Verreault, du Département de langues, linguistique et traduction — ayant conclu, dès 2014, que des « signes alarmants se multiplient selon lesquels l’anglais est de plus en plus utilisé dans les universités francophones du Québec ».

« On constate un paradoxe : la plupart des domaines de recherche sont anglicisés, c’est normal que les professeurs demandent des travaux en anglais pour préparer leurs étudiants, mais quand même, on se dit qu’en venant étudier dans une université francophone par excellence, on aimerait bien pouvoir remettre des travaux en français. C’est compliqué de faire une place pour le français. Cet équilibre-là ne se fait pas forcément », dit Lynda Marie Clémence Agbo, vice-présidente aux études et à la recherche à l’AELIES.

Cette Béninoise d’origine est établie à Québec depuis trois ans pour son doctorat en médecine moléculaire. Ses recherches portent sur le cancer. Elle a choisi l’Université Laval pour faire ses études en français, une langue qu’elle a apprise dès son plus jeune âge.

Lynda Marie Clémence Agbo savait qu’une bonne partie de son parcours universitaire se ferait en anglais. La chercheuse a d’ailleurs fait sa maîtrise — pardon, son master — en « cancer biology » dans un programme offert en anglais à l’Université de Montpellier, en France. Oui, elle a choisi la France pour une immersion en anglais.

Des programmes en anglais

La doctorante est étonnée par la fragilité du français en enseignement supérieur au Québec. L’association étudiante des cycles supérieurs de l’Université Laval est arrivée au même constat après avoir sondé ses membres par l’entremise d’un questionnaire en ligne et de rencontres (avant la pandémie) avec des membres de la communauté universitaire, notamment des étudiants, des professeurs et des chercheurs.

L’Université Laval se déclare ainsi « la première université francophone en Amérique », mais elle offre depuis l’automne 2011 un programme appelé « Global Business », que les étudiants peuvent suivre tout en anglais. Les programmes en anglais se multiplient aussi dans d’autres cégeps et universités francophones du Québec.

Les établissements sont dans une dynamique de concurrence qui les incite à recruter des étudiants, notamment étrangers, et à offrir des programmes en anglais

— Maxime Laporte

L’anglais gagne du terrain même dans les programmes en français de l’Université Laval, conclut le mémoire de l’AELIES. Le rapport note la présence d’étudiants et de professeurs étrangers incapables de parler français. Et quand une personne ne maîtrise pas le français dans un laboratoire de recherche, par exemple, tout le groupe passe à l’anglais.

Le mémoire signale d’autres indices d’anglicisation, notamment au Département de génie électrique et de génie informatique : l’association étudiante a modifié ses statuts pour obliger les convocations, ordres du jour et rapports annuels bilingues ; participation à des recherches dont le questionnaire est en anglais ; examens et corrigés bilingues ; francophones qui font leurs présentations ou leurs affiches en anglais pour un public francophone ; description de séminaire en anglais quand le présentateur est francophone ; sites Internet des unités de recherche en anglais seulement ; discours du party de Noël en anglais seulement, et ainsi de suite.

La langue de la science

Le rapport souligne à gros traits la domination de l’anglais en tant que langue de transmission de la culture scientifique. Poussés par la « quête effrénée du “publish or perish” », les chercheurs sont encouragés à publier en anglais dans les revues savantes ayant la plus grande audience pour être le plus abondamment cités. Ceux qui choisissent de publier en français diminuent leurs chances d’obtenir un poste permanent de professeur, selon le mémoire de l’AELIES.

Maxime Laporte, président du Mouvement Québec français, souligne que l’anglicisation de l’enseignement supérieur découle en bonne partie du sous-financement des cégeps et des universités francophones. « Les établissements sont dans une dynamique de concurrence qui les incite à recruter des étudiants, notamment étrangers, et à offrir des programmes en anglais », dit-il.

Révision en cours

L’AELIES recommande notamment la création d’un bureau de valorisation de la langue française à l’Université Laval. Ce mémoire « arrive à point nommé pour alimenter une réflexion déjà bien entamée à l’Université Laval », fait valoir Simon La Terreur-Picard, porte-parole de l’établissement.

La direction a amorcé la révision de la politique sur l’usage du français à l’Université Laval. Des consultations de la communauté universitaire sont prévues dans les prochains mois. La Commission des études a consacré son dernier avis à l’internationalisation de la formation. Celui-ci aborde, notamment, la question des compétences langagières.

La Faculté des études supérieures et postdoctorales mène aussi une réflexion sur la place du français et des autres langues aux cycles supérieurs. De plus, au moins une chaire de recherche et un observatoire de l’Université Laval se penchent sur la recherche en français dans la Francophonie.