Début d’un long entretien que Mathieu Bock-Côté a accordé au Figaro.
LE FIGARO — Les députés LREM [parti au pouvoir en France] ont adopté un amendement au projet de loi de moralisation prévoyant une « peine d’inéligibilité » en cas de manquement à la probité. Celle-ci impliquerait « les faits de discrimination, injure ou diffamation publique, provocation à la haine raciale, sexiste ou à raison de l’orientation sexuelle », précise l’amendement.
Mathieu BOCK-CÔTÉ. — Vous me permettrez d’être franc : j’en suis effaré. Évidemment, tout le monde s’entend pour condamner le racisme, le sexisme ou l’homophobie. J’ajouterais que nos sociétés libérales sont particulièrement tolérantes et ont beaucoup moins de choses à se reprocher qu’on veut bien le dire. Mais le problème apparaît rapidement : c’est celui de la définition. À quoi se réfèrent ces concepts ? Nous sommes devant une tentative d’exclure non seulement du champ de la légitimité politique, mais même de la simple légalité, des discours et des idées entrant en contradiction avec l’idéologie dominante. Il faut inscrire cet amendement dans le contexte d’une offensive plus large pour comprendre sa signification. Prenons l’exemple du racisme. Depuis quelques années, on a amalgamé le racisme et la défense de la nation. Pour la gauche diversitaire et ceux qui se soumettent à ses prescriptions idéologiques, un patriotisme historique et enraciné n’était rien d’autre qu’une forme de racisme maquillé et raffiné. Ceux qui voulaient contenir l’immigration massive étaient accusés de racisme. Ceux qui affirmaient qu’il y avait un lien entre l’immigration et l’insécurité étaient aussi accusés de racisme. De même pour ceux qui confessaient l’angoisse d’une dissolution de la patrie.
Cette assimilation du souci de l’identité nationale à une forme de racisme est une des tendances lourdes de l’histoire idéologique des dernières décennies. On l’aura compris, on accuse de racisme ceux qui ne se plient pas à l’idéologie diversitaire. Quel sort sera réservé demain à ceux qui avouent, de manière éloquente ou maladroite, de telles inquiétudes ? Prenons l’exemple du débat sur le mariage pour tous. Pour une partie importante des partisans du mariage homosexuel, ceux qui s’y opposaient, fondamentalement, étaient homophobes. Ils n’imaginaient pas d’autres motifs à leur engagement. Comme toujours, chez les progressistes, il y a les intolérants et les vertueux. Pour eux, deux philosophies ne s’affrontaient pas : il y avait d’un côté l’ombre et de l’autre la lumière. Doit-on comprendre que dans l’esprit de nos nouveaux croisés de la vertu idéologique, ceux qui ont défilé avec la Manif pour tous devraient être frappé d’inéligibilité ?
— Derrière le racisme, c’est le conservatisme qui serait visé ?
Ce n’est pas d’hier qu’on assiste à une pathologisation du conservatisme, réduit à une série de phobies ou de passions mauvaises. Il est depuis longtemps frappé d’un soupçon d’illégitimité. Il y a une forme de fondamentalisme de la modernité qui ne tolère pas tout ce qui relève de l’imaginaire de la finitude et de l’altérité. Ce n’est pas d’hier non plus qu’on assiste à sa diabolisation : on présente le conservatisme comme une force régressive contenant le mouvement naturel de la modernité vers l’émancipation. D’une certaine manière, maintenant, on entend le sanctionner pénalement. On l’exclura pour de bon de la cité. C’est une forme d’ostracisme postmoderne. Cet amendement crée un climat d’intimidation idéologique grave : il marque une étape de plus dans l’étouffement idéologique du débat public. Et ne doutons pas du zèle des lobbies victimaires qui patrouillent dans l’espace public pour distribuer des contraventions idéologiques. On me dira que l’amendement ne va pas jusque-là : je répondrai qu’il va dans cette direction. À mon avis, derrière cet amendement se manifeste la grande peur idéologique des progressistes ces dernières années. Les intéressés pensaient avoir perdu la bataille des idées. Ils croyaient la France submergée par une vague conservatrice réactionnaire qu’ils assimilaient à une montée du racisme, de la xénophobie, du sexisme et de l’homophobie. D’où leur cri du cœur : « Plus jamais ça ! » Aussi veulent-ils reprendre le contrôle du débat public en qualifiant de langage de l’intolérance la philosophie qui contredit la leur. Il s’agit désormais de verrouiller juridiquement l’espace public contre les mal-pensants.
— On objectera que le racisme n’est pas une opinion, mais un délit.
La sociologie antiraciste ne cesse d’étendre sa définition du racisme. Elle instrumentalise le concept noble de l’antiracisme à des fins qui ne le sont pas. Deux exemples.
Pour elle, ceux qui s’opposent à la discrimination positive se rendraient coupables, sans nécessairement s’en rendre compte, de « racisme universaliste », qui écraserait la différence et la diversité. Traduisons : la République est raciste sans le savoir, et ceux qui la soutiennent endossent, sans nécessairement s’en rendre compte toutefois, un système raciste. Ils participeraient à la perpétuation d’une forme de racisme systémique.
Inversement, ceux qui soutiendraient qu’une communauté culturelle ou une religion particulière s’intègre moins bien que d’autres à la nation seront accusés de racisme différentialiste, car ils essentialiseraient ainsi les communautés et hiérarchiseraient implicitement ou explicitement les différentes cultures et civilisations. Ainsi, une analyse sur la question ne sera pas jugée selon sa pertinence, mais disqualifiée parce qu’elle est à l’avance assimilée au racisme. En gros, soit vous êtes favorable au multiculturalisme dans une de ses variantes, soit vous êtes raciste. Multiculturalisme ou barbarie ? On nous permettra de refuser cette alternative. Il y a aujourd’hui une tâche d’hygiène mentale : il faut définir tous ces mots qui occupent une place immense dans la vie publique et, surtout, savoir résister à ceux qui les utilisent pour faire régner un nouvel ordre moral dont ils se veulent les gardiens passionnés et policiers. Il faut se méfier de ceux qui traquent les arrière-pensées et qui, surtout, rêvent de vous inculper pour crime de la pensée.
— Cela rappelle-t-il le politiquement correct nord-américain ?
Le politiquement correct n’est plus une spécificité nord-américaine depuis longtemps. Pour peu qu’on le définisse comme un dispositif inhibiteur qui sert à proscrire socialement la critique de l’idéologie diversitaire, on constatera qu’il s’impose à la manière d’un nouvel ordre moral et qu’on trouve à son service bien des fanatiques. Ils se comportent comme des policiers du langage : ils traquent les mots qui témoigneraient d’une persistance de l’ancien monde, d’avant la révélation diversitaire. Ceux qui n’embrassent pas l’idéologie diversitaire doivent savoir qu’il y aura un fort prix à payer pour entrer en dissidence. On les traitera comme des proscrits, comme des parias. On leur collera une sale étiquette dont ils ne pourront plus se départir. « Populiste », « réactionnaire », « extrême droite » : les termes sont nombreux pour désigner à la vindicte publique une personnalité insoumise au nouvel ordre moral.
Alors nos contemporains se taisent. Ils comprennent que s’ils veulent faire carrière dans l’université, dans les médias ou en politique, ils ont intérêt à faire les bonnes prières publiques et à ne pas aborder certaines questions. La diversité est une richesse, et ceux qui apporteront des bémols à cette affirmation n’auront tout simplement plus droit de cité. En France, le politiquement correct a pour fonction de disqualifier moralement ceux qui ne célèbrent pas globalement ce qu’on pourrait appeler la société néosoixante-huitarde. Avec cet amendement, le pays fait un pas de plus vers le politiquement correct en le codifiant juridiquement ou, si on préfère, en le judiciarisant : désormais, il modèlera explicitement le droit.
— Comment ce politiquement correct est-il né ?
C’est un des résultats de la mutation de la gauche radicale engagée dans la suite des Radical Sixties, et d’abord aux États-Unis. Il s’institutionnalisera vraiment dans les années 1980, dans l’université américaine. On connaît l’histoire de la conversion de la gauche radicale, passée du socialisme au multiculturalisme et des enjeux économiques aux enjeux sociétaux. La lutte des classes s’effaçait devant la guerre culturelle, et la bataille pour la maîtrise du langage devient vitale. Ce n’est pas surprenant pour peu qu’on se souvienne des réflexions d’Orwell sur la novlangue. Celui qui maîtrise le langage maîtrisera la conscience collective et certains sentiments deviendront inexprimables à force d’être censurés.
Dans les universités nord-américaines, on a voulu s’ouvrir aux paroles minoritaires, ce qui impliquait, dans l’esprit de la gauche radicale, de déboulonner les grandes figures de la civilisation occidentale, rassemblées dans la détestable catégorie des « hommes blancs morts ». Autrement dit, la culture n’était en réalité qu’un savoir assurant l’hégémonie des dominants sur les dominés. On a voulu constituer des contre-savoirs idéologiques propres aux groupes dominés ou marginalisés. C’est une logique bien bourdieusienne. Les humanités ont été le terrain inaugural de cette bataille. Ce serait maintenant le tour historique des minorités (et, plus exactement, de ceux qui prétendent parler en leur nom, cette nuance est essentielle) et ce sont elles qui devraient définir, à partir de leur ressenti, les frontières du dicible dans la vie publique. Ce sont elles qui devraient définir ce qu’elles perçoivent comme du « racisme », du « sexisme », de l’« homophobie ». Et on devrait tous se soumettre à cette nouvelle morale. Mais nous avons oublié qu’il peut y avoir un intégrisme victimaire et un fanatisme minoritaire, qui a versé dans la haine décomplexée de l’homme blanc, jugé salaud universel de l’histoire du monde. La société occidentale est soumise à un procès idéologique qui jamais ne s’arrête. Je vous le disais tout juste : ces notions ne cessent de s’étendre et tout ce qui relève de la société d’avant la révélation diversitaire finira dans les déchets du monde d’hier, dont il ne doit plus rester de traces.
— À l’ère de Donald Trump, ce phénomène est-il toujours aussi fort ?
En ce moment, l’université nord-américaine, qui demeure la fabrique institutionnelle du politiquement correct, est rendue très loin dans ce délire : on connaît le concept de l’appropriation culturelle qui consiste à proscrire les croisements culturels dans la mesure où ils permettraient à l’homme blanc de piller les symboles culturels des minorités-victimes. On chantait hier le métissage, on vante désormais l’intégrité ethnique des minorités victimaires. La mode est désormais, dans les universités, de multiplier les « safe spaces », qui permettent aux minorités victimaires de transformer les établissements d’enseignement supérieur en un espace imperméabilisé contre les discours qui entrent en contradiction avec leur vision du monde. C’est sur cette base que des lobbies prétendant justement représenter les minorités-victimes en ont appelé, à plusieurs reprises, à censurer tel discours ou tel événement. Pour ces lobbies, la liberté d’expression ne mérite pas trop d’éloges, car elle serait instrumentalisée au service des forces sociales dominantes. Ils ne lui reconnaissent aucune valeur en soi et croient nécessaire de transgresser les exigences de la civilité libérale, qui permettaient à différentes perspectives de s’affronter pacifiquement à travers le débat démocratique. Ces lobbies sont animés par une logique de guerre civile.
J’ajouterais une chose : les gardiens du politiquement correct ne se contentent pas d’un ralliement modéré aux thèses qu’ils avancent : les intéressés exigent de l’enthousiasme. Il faut manifester de manière ostentatoire son adhésion au nouveau régime diversitaire en parlant son langage. Bien des journalistes militants se posent aussi en inquisiteur et veulent faire avouer aux hommes politiques ou aux intellectuels leurs mauvaises pensées. Ils les testent sur le sujet du jour en cherchant la faute, en voulant provoquer la déclaration qui fera scandale. Ils veulent prouver qu’au fond d’eux-mêmes, ce sont d’horribles réactionnaires.
— Le « politiquement correct » est-il le corollaire du multiculturalisme ?
Le multiculturalisme est traversé par une forte tentation autoritaire, pour ne pas dire plus. Il ne fait pas bon ménage avec la liberté d’expression. La cohabitation entre différentes communautés présuppose une forme de censure généralisée où chacun s’interdit de juger des traditions et coutumes des autres. On appelle cela « le vivre-ensemble » : c’est une supercherie grossière. Certaines communautés (ou ceux prétendant parler en leur nom et les prenant en otage) veulent faire inscrire dans le droit leur conception du blasphème ou du moins obliger l’ensemble de la société à respecter leurs interdits moraux, ainsi qu’on a pu le voir dans l’affaire des caricatures. Le génie propre de la modernité, c’est le droit d’examiner et de remettre en question n’importe quelle croyance, sans avoir à se soumettre à ses gardiens qui voudraient nous obliger à la respecter. Ce sont les croyants qui doivent accepter que des gens ne croient pas la même chose qu’eux et se donnent le droit de moquer leurs convictions les plus profondes, sans que cette querelle ne dégénère en violence. Or, on nous demande de respecter la sensibilité des uns et des autres, comme s’il existait un droit de ne pas être vexé et un droit de veto accordé à chaque communauté pour qu’elle puisse définir la manière dont on se la représente.
LE FIGARO — Les députés LREM [parti au pouvoir en France] ont adopté un amendement au projet de loi de moralisation prévoyant une « peine d’inéligibilité » en cas de manquement à la probité. Celle-ci impliquerait « les faits de discrimination, injure ou diffamation publique, provocation à la haine raciale, sexiste ou à raison de l’orientation sexuelle », précise l’amendement.
Mathieu BOCK-CÔTÉ. — Vous me permettrez d’être franc : j’en suis effaré. Évidemment, tout le monde s’entend pour condamner le racisme, le sexisme ou l’homophobie. J’ajouterais que nos sociétés libérales sont particulièrement tolérantes et ont beaucoup moins de choses à se reprocher qu’on veut bien le dire. Mais le problème apparaît rapidement : c’est celui de la définition. À quoi se réfèrent ces concepts ? Nous sommes devant une tentative d’exclure non seulement du champ de la légitimité politique, mais même de la simple légalité, des discours et des idées entrant en contradiction avec l’idéologie dominante. Il faut inscrire cet amendement dans le contexte d’une offensive plus large pour comprendre sa signification. Prenons l’exemple du racisme. Depuis quelques années, on a amalgamé le racisme et la défense de la nation. Pour la gauche diversitaire et ceux qui se soumettent à ses prescriptions idéologiques, un patriotisme historique et enraciné n’était rien d’autre qu’une forme de racisme maquillé et raffiné. Ceux qui voulaient contenir l’immigration massive étaient accusés de racisme. Ceux qui affirmaient qu’il y avait un lien entre l’immigration et l’insécurité étaient aussi accusés de racisme. De même pour ceux qui confessaient l’angoisse d’une dissolution de la patrie.
Cette assimilation du souci de l’identité nationale à une forme de racisme est une des tendances lourdes de l’histoire idéologique des dernières décennies. On l’aura compris, on accuse de racisme ceux qui ne se plient pas à l’idéologie diversitaire. Quel sort sera réservé demain à ceux qui avouent, de manière éloquente ou maladroite, de telles inquiétudes ? Prenons l’exemple du débat sur le mariage pour tous. Pour une partie importante des partisans du mariage homosexuel, ceux qui s’y opposaient, fondamentalement, étaient homophobes. Ils n’imaginaient pas d’autres motifs à leur engagement. Comme toujours, chez les progressistes, il y a les intolérants et les vertueux. Pour eux, deux philosophies ne s’affrontaient pas : il y avait d’un côté l’ombre et de l’autre la lumière. Doit-on comprendre que dans l’esprit de nos nouveaux croisés de la vertu idéologique, ceux qui ont défilé avec la Manif pour tous devraient être frappé d’inéligibilité ?
— Derrière le racisme, c’est le conservatisme qui serait visé ?
Ce n’est pas d’hier qu’on assiste à une pathologisation du conservatisme, réduit à une série de phobies ou de passions mauvaises. Il est depuis longtemps frappé d’un soupçon d’illégitimité. Il y a une forme de fondamentalisme de la modernité qui ne tolère pas tout ce qui relève de l’imaginaire de la finitude et de l’altérité. Ce n’est pas d’hier non plus qu’on assiste à sa diabolisation : on présente le conservatisme comme une force régressive contenant le mouvement naturel de la modernité vers l’émancipation. D’une certaine manière, maintenant, on entend le sanctionner pénalement. On l’exclura pour de bon de la cité. C’est une forme d’ostracisme postmoderne. Cet amendement crée un climat d’intimidation idéologique grave : il marque une étape de plus dans l’étouffement idéologique du débat public. Et ne doutons pas du zèle des lobbies victimaires qui patrouillent dans l’espace public pour distribuer des contraventions idéologiques. On me dira que l’amendement ne va pas jusque-là : je répondrai qu’il va dans cette direction. À mon avis, derrière cet amendement se manifeste la grande peur idéologique des progressistes ces dernières années. Les intéressés pensaient avoir perdu la bataille des idées. Ils croyaient la France submergée par une vague conservatrice réactionnaire qu’ils assimilaient à une montée du racisme, de la xénophobie, du sexisme et de l’homophobie. D’où leur cri du cœur : « Plus jamais ça ! » Aussi veulent-ils reprendre le contrôle du débat public en qualifiant de langage de l’intolérance la philosophie qui contredit la leur. Il s’agit désormais de verrouiller juridiquement l’espace public contre les mal-pensants.
— On objectera que le racisme n’est pas une opinion, mais un délit.
La sociologie antiraciste ne cesse d’étendre sa définition du racisme. Elle instrumentalise le concept noble de l’antiracisme à des fins qui ne le sont pas. Deux exemples.
Pour elle, ceux qui s’opposent à la discrimination positive se rendraient coupables, sans nécessairement s’en rendre compte, de « racisme universaliste », qui écraserait la différence et la diversité. Traduisons : la République est raciste sans le savoir, et ceux qui la soutiennent endossent, sans nécessairement s’en rendre compte toutefois, un système raciste. Ils participeraient à la perpétuation d’une forme de racisme systémique.
Inversement, ceux qui soutiendraient qu’une communauté culturelle ou une religion particulière s’intègre moins bien que d’autres à la nation seront accusés de racisme différentialiste, car ils essentialiseraient ainsi les communautés et hiérarchiseraient implicitement ou explicitement les différentes cultures et civilisations. Ainsi, une analyse sur la question ne sera pas jugée selon sa pertinence, mais disqualifiée parce qu’elle est à l’avance assimilée au racisme. En gros, soit vous êtes favorable au multiculturalisme dans une de ses variantes, soit vous êtes raciste. Multiculturalisme ou barbarie ? On nous permettra de refuser cette alternative. Il y a aujourd’hui une tâche d’hygiène mentale : il faut définir tous ces mots qui occupent une place immense dans la vie publique et, surtout, savoir résister à ceux qui les utilisent pour faire régner un nouvel ordre moral dont ils se veulent les gardiens passionnés et policiers. Il faut se méfier de ceux qui traquent les arrière-pensées et qui, surtout, rêvent de vous inculper pour crime de la pensée.
— Cela rappelle-t-il le politiquement correct nord-américain ?
Le politiquement correct n’est plus une spécificité nord-américaine depuis longtemps. Pour peu qu’on le définisse comme un dispositif inhibiteur qui sert à proscrire socialement la critique de l’idéologie diversitaire, on constatera qu’il s’impose à la manière d’un nouvel ordre moral et qu’on trouve à son service bien des fanatiques. Ils se comportent comme des policiers du langage : ils traquent les mots qui témoigneraient d’une persistance de l’ancien monde, d’avant la révélation diversitaire. Ceux qui n’embrassent pas l’idéologie diversitaire doivent savoir qu’il y aura un fort prix à payer pour entrer en dissidence. On les traitera comme des proscrits, comme des parias. On leur collera une sale étiquette dont ils ne pourront plus se départir. « Populiste », « réactionnaire », « extrême droite » : les termes sont nombreux pour désigner à la vindicte publique une personnalité insoumise au nouvel ordre moral.
Alors nos contemporains se taisent. Ils comprennent que s’ils veulent faire carrière dans l’université, dans les médias ou en politique, ils ont intérêt à faire les bonnes prières publiques et à ne pas aborder certaines questions. La diversité est une richesse, et ceux qui apporteront des bémols à cette affirmation n’auront tout simplement plus droit de cité. En France, le politiquement correct a pour fonction de disqualifier moralement ceux qui ne célèbrent pas globalement ce qu’on pourrait appeler la société néosoixante-huitarde. Avec cet amendement, le pays fait un pas de plus vers le politiquement correct en le codifiant juridiquement ou, si on préfère, en le judiciarisant : désormais, il modèlera explicitement le droit.
— Comment ce politiquement correct est-il né ?
C’est un des résultats de la mutation de la gauche radicale engagée dans la suite des Radical Sixties, et d’abord aux États-Unis. Il s’institutionnalisera vraiment dans les années 1980, dans l’université américaine. On connaît l’histoire de la conversion de la gauche radicale, passée du socialisme au multiculturalisme et des enjeux économiques aux enjeux sociétaux. La lutte des classes s’effaçait devant la guerre culturelle, et la bataille pour la maîtrise du langage devient vitale. Ce n’est pas surprenant pour peu qu’on se souvienne des réflexions d’Orwell sur la novlangue. Celui qui maîtrise le langage maîtrisera la conscience collective et certains sentiments deviendront inexprimables à force d’être censurés.
Dans les universités nord-américaines, on a voulu s’ouvrir aux paroles minoritaires, ce qui impliquait, dans l’esprit de la gauche radicale, de déboulonner les grandes figures de la civilisation occidentale, rassemblées dans la détestable catégorie des « hommes blancs morts ». Autrement dit, la culture n’était en réalité qu’un savoir assurant l’hégémonie des dominants sur les dominés. On a voulu constituer des contre-savoirs idéologiques propres aux groupes dominés ou marginalisés. C’est une logique bien bourdieusienne. Les humanités ont été le terrain inaugural de cette bataille. Ce serait maintenant le tour historique des minorités (et, plus exactement, de ceux qui prétendent parler en leur nom, cette nuance est essentielle) et ce sont elles qui devraient définir, à partir de leur ressenti, les frontières du dicible dans la vie publique. Ce sont elles qui devraient définir ce qu’elles perçoivent comme du « racisme », du « sexisme », de l’« homophobie ». Et on devrait tous se soumettre à cette nouvelle morale. Mais nous avons oublié qu’il peut y avoir un intégrisme victimaire et un fanatisme minoritaire, qui a versé dans la haine décomplexée de l’homme blanc, jugé salaud universel de l’histoire du monde. La société occidentale est soumise à un procès idéologique qui jamais ne s’arrête. Je vous le disais tout juste : ces notions ne cessent de s’étendre et tout ce qui relève de la société d’avant la révélation diversitaire finira dans les déchets du monde d’hier, dont il ne doit plus rester de traces.
— À l’ère de Donald Trump, ce phénomène est-il toujours aussi fort ?
En ce moment, l’université nord-américaine, qui demeure la fabrique institutionnelle du politiquement correct, est rendue très loin dans ce délire : on connaît le concept de l’appropriation culturelle qui consiste à proscrire les croisements culturels dans la mesure où ils permettraient à l’homme blanc de piller les symboles culturels des minorités-victimes. On chantait hier le métissage, on vante désormais l’intégrité ethnique des minorités victimaires. La mode est désormais, dans les universités, de multiplier les « safe spaces », qui permettent aux minorités victimaires de transformer les établissements d’enseignement supérieur en un espace imperméabilisé contre les discours qui entrent en contradiction avec leur vision du monde. C’est sur cette base que des lobbies prétendant justement représenter les minorités-victimes en ont appelé, à plusieurs reprises, à censurer tel discours ou tel événement. Pour ces lobbies, la liberté d’expression ne mérite pas trop d’éloges, car elle serait instrumentalisée au service des forces sociales dominantes. Ils ne lui reconnaissent aucune valeur en soi et croient nécessaire de transgresser les exigences de la civilité libérale, qui permettaient à différentes perspectives de s’affronter pacifiquement à travers le débat démocratique. Ces lobbies sont animés par une logique de guerre civile.
J’ajouterais une chose : les gardiens du politiquement correct ne se contentent pas d’un ralliement modéré aux thèses qu’ils avancent : les intéressés exigent de l’enthousiasme. Il faut manifester de manière ostentatoire son adhésion au nouveau régime diversitaire en parlant son langage. Bien des journalistes militants se posent aussi en inquisiteur et veulent faire avouer aux hommes politiques ou aux intellectuels leurs mauvaises pensées. Ils les testent sur le sujet du jour en cherchant la faute, en voulant provoquer la déclaration qui fera scandale. Ils veulent prouver qu’au fond d’eux-mêmes, ce sont d’horribles réactionnaires.
— Le « politiquement correct » est-il le corollaire du multiculturalisme ?
Le multiculturalisme est traversé par une forte tentation autoritaire, pour ne pas dire plus. Il ne fait pas bon ménage avec la liberté d’expression. La cohabitation entre différentes communautés présuppose une forme de censure généralisée où chacun s’interdit de juger des traditions et coutumes des autres. On appelle cela « le vivre-ensemble » : c’est une supercherie grossière. Certaines communautés (ou ceux prétendant parler en leur nom et les prenant en otage) veulent faire inscrire dans le droit leur conception du blasphème ou du moins obliger l’ensemble de la société à respecter leurs interdits moraux, ainsi qu’on a pu le voir dans l’affaire des caricatures. Le génie propre de la modernité, c’est le droit d’examiner et de remettre en question n’importe quelle croyance, sans avoir à se soumettre à ses gardiens qui voudraient nous obliger à la respecter. Ce sont les croyants qui doivent accepter que des gens ne croient pas la même chose qu’eux et se donnent le droit de moquer leurs convictions les plus profondes, sans que cette querelle ne dégénère en violence. Or, on nous demande de respecter la sensibilité des uns et des autres, comme s’il existait un droit de ne pas être vexé et un droit de veto accordé à chaque communauté pour qu’elle puisse définir la manière dont on se la représente.