Le philosophe libéral publie un conte philosophique décrivant l’enfer comme un réseau d’aéroports connectés où les damnés sont forcés à errer et à consommer sans cesse. Une fable savoureuse où il critique en creux notre époque utilitaire, matérialiste et précautionniste. « L’absence de limite empêche l’individu de se constituer », estime Gaspard Kœnig, dont paraît l’ouvrage L’enfer , aux Éditions de l’Observatoire.
Entretien accordé au Figaro.
LE FIGARO. — Dans votre conte philosophique, vous décrivez l’enfer comme un réseau d’aéroports connectés où les individus sont poussés au mouvement et à la consommation perpétuels. Comment vous est venue cette idée ?
Gaspard KŒNIG. — En passant moi-même trop de temps dans les aéroports et en me disant : « C’est l’enfer. » J’ai alors lu L’Enfer, de Dante, qui donne une représentation de la géhenne à la fin du Moyen Âge. C’est le lieu de toutes les souffrances physiques, qui à cette époque constituaient une menace quotidienne. Mais dans un monde qui tend à éliminer la douleur, à quoi ressemble l’enfer ? Précisément à un endroit où l’on ne souffre pas, mais où, plus vicieusement peut-être, tous nos désirs (matériels, sexuels, culturels…) sont satisfaits sans jamais être vraiment comblés. Un endroit où règnent l’insatiabilité et le mouvement perpétuels, dans un environnement contrôlé et aseptisé. On vit sur un tapis roulant sans fin, en proie à mille sollicitations qui viennent chatouiller les sens, materné par des serviteurs interchangeables aux noms comme des mots de passe. C’est un conte, avec une morale : mon but était de dénoncer la dystopie [récit de fiction qui décrit un monde utopique sombre, NDLR] à venir, reflet de notre refus du risque, du hasard, de la négativité. Un monde de guichets, de « scans » et de files d’attente, où l’on avance toujours sans jamais arriver nulle part.
— L’enfer, c’est donc l’illimitation… Vous, le libertaire, vous plaidez pour les limites !
— L’absence de limite empêche l’individu de se constituer. Mon héros possède une carte de crédit illimitée, qui lui permet d’acheter tout ce qu’il veut. Résultat : il perd petit à petit sa personnalité propre qui se dissout dans la myriade des tentations offertes. Il n’a plus de moi, il est réduit à ses impulsions. Je mets en scène à l’extrême ce que nous promettent les biotechnologies ou l’intelligence artificielle : un univers où tout est réglé, où les comportements sont anticipés, où les choix sont à la fois multiples et prédictibles. Mais la maximisation des possibles, ça n’est pas la vraie liberté. La liberté comme choix infini est un enfer.
— Qu’est-ce que la vraie liberté ?
— Être soi. Je crois à une définition plus stoïcienne de la liberté, que reprend Montaigne, d’ailleurs : « La vraie liberté est de pouvoir toute chose sur soi. » C’est pouvoir faire ce que l’on doit faire. Éliminer plutôt qu’ajouter. Sartre a bien montré comment le surgissement des possibles suscite l’angoisse existentielle. Nous sommes, en tant que société, en plein dans ce moment. Je propose à l’inverse d’évacuer le trop-plein de choix pour se construire une forme de nécessité singulière, une personnalité qui n’appartient qu’à soi et qui déploie sa propre logique.
— Votre héros est un économiste qui a plaidé toute sa vie pour le néolibéralisme. Êtes-vous comme lui un repenti ?
— Mon roman est une critique explicite du néolibéralisme : d’ailleurs, mon héros croise dans l’enfer Milton Friedman, qui rebondit sur un trampoline, convaincu qu’il est au paradis. On vit dans un pays tellement illibéral que les jeunes gens découvrant le libéralisme ont tendance à l’embrasser avec la foi du charbonnier. Mais au sein de cette vieille et riche pensée, il y a mille familles différentes. Le néolibéralisme dominant est à mes yeux un dévoiement. J’ai longtemps refusé d’employer ce terme, n’y voyant qu’une insulte utilisée par les collectivistes de tous poils, mais j’ai admis en lisant Serge Audier qu’il correspondait à un courant très précis, se donnant comme objectif de parvenir au bien-être maximum, pour le plus grand nombre, dans le temps le plus court possible. C’est le règne de l’expertise et le culte de l’utilité. Si les idées gouvernent le monde, il est urgent pour les libéraux eux-mêmes de dresser l’inventaire de ce néolibéralisme qui nous a menés dans une impasse anthropologique. D’autant que le libéralisme est une doctrine qui a la faculté de muter assez régulièrement : le dernier grand moment de renouvellement fut le colloque Lippmann, à la fin des années 1930. Aujourd’hui, de nombreux auteurs proposent des voies nouvelles. Ils sont encouragés par les anciens : Tocqueville aurait détesté la société ultranormée dans laquelle nous vivons ; de même que John Stuart Mill, qui a réfuté Bentham précisément sur la question de l’utilitarisme, en montrant qu’on ne pouvait homogénéiser le calcul de l’utilité. Il est encore temps de sortir de l’aéroport !
— Votre enfer est une éternité où se bousculent des gens pressés. Avez-vous voulu dénoncer le rapport au temps contemporain ?
L’enfer est un mouvement perpétuel sans temps mort, sans sommeil. J’ai pensé à la nouvelle de Borges, Funes ou la mémoire, l’histoire d’un hypermnésique qui voit tout, qui retient tout et qui donc ne peut pas penser. Au fond, c’est un peu le monde hyperconnecté, où une information chasse l’autre à un rythme frénétique, où un voyage succède à l’autre. Avant le Covid, on avait l’impression que la vie bonne c’était de pouvoir s’envoler au moindre prétexte à l’autre bout du monde, souvent au détriment de la connaissance de son environnement immédiat. Pendant dix ans, j’ai passé ma vie dans des avions et des trains ; aujourd’hui, mon rêve est de pouvoir m’arrêter. L’immobilité serait le paradis…
— Dans votre enfer, le précautionnisme est absolu, et le risque zéro, partout présent. Que vous inspire la réponse des démocraties comme la France à la pandémie de coronavirus ?
Le coronavirus a permis d’augmenter considérablement tous les mécanismes de surveillance et mis en valeur dans toutes les démocraties occidentales la folie de la norme. Un certain nombre de dispositions de l’état d’urgence sanitaire, tout comme celles de l’état d’urgence contre le terrorisme, sont d’ores et déjà entrées dans le droit commun. C’est le reflet d’une société qui ne supporte plus le risque et minore la responsabilité individuelle. Au-delà de l’épidémie, le pouvoir est tellement centralisé que la gestion de notre santé, de notre corps, ne relève plus de la décision individuelle mais d’une action autoritaire et disproportionnée de l’État. Comme pour mon héros, qui se fait constamment « réparer » et n’a même plus la liberté… de mourir.
— Dans votre aéroport, votre héros croise Louis XVI qui erre depuis des milliers d’années en maudissant les valeurs démocratiques… Êtes-vous aussi inquiet de l’égalitarisme démocratique ?
Je me sens un peu comme Tocqueville, qui voit sombrer avec nostalgie les valeurs d’honneur et de panache de l’Ancien Régime tout en sachant leur disparition inexorable et, au fond, souhaitable. Dans un livre peu connu,
Quinze jours dans le désert, Tocqueville raconte son séjour dans les endroits vierges de l’Amérique, où il rencontre des tribus primitives [et des colons européens] et navigue sur des rivières encore intouchées par la civilisation. Il connaît un moment lamartinien d’émerveillement total devant une nature vierge et prédit avec tristesse sa disparition prochaine. À l’origine même de son libéralisme il y a ainsi une sorte de regret. Évidemment, il faut encore et toujours faire confiance à l’innovation que permet la liberté individuelle, et ne pas fantasmer le retour en arrière ou la décroissance. Pour autant, sur le plan social comme écologique, je revendique le droit à la nostalgie face à une perte originelle. Nous devons un adieu respectueux aux belles choses qui ont été emportées par le vent du progrès.
L’enfer
de Gaspard Kœnig
paru le 6 janvier 2021
aux éditions de l’Observatoire
à Paris,
139 pages
ISBN-13 : 979-1032917008