mercredi 9 décembre 2020

France & Québec — 9 décembre 1905, promulgation de la Loi de la séparation de l'État et des Églises

En 1900, la congrégation des assomptionnistes, propriétaire de La Croix, journal qui fut en pointe dans le camp antidreyfusard, est dissoute. Waldeck-Rousseau vient de déposer un projet de loi qui constitue une guillotine pour l’ensemble des communautés religieuses. Cette loi, qui va devenir la loi du 1er juillet 1901 sur les associations, est libérale pour les citoyens ordinaires : une déclaration en préfecture suffit à donner une existence légale à une association. Pour les associations religieuses, la loi est liberticide, puisqu’elle les contraint à obtenir leur autorisation d’un vote au Parlement. 30 000 religieux et 130 000 religieuses sont menacés. Ceux qui refusent de se soumettre choisissent l’exil. D’autres préfèrent la sécularisation (vivre dans le siècle en habits civils, en restant fidèle à ses vœux et en maintenant des liens de communauté), expérience souvent désastreuse. D’autres congrégations — les dominicains, les capucins, les cisterciens, certains bénédictins, la quasi-totalité des congrégations féminines — déposent une demande d’autorisation.

En 1903, la Chambre repousse la totalité des demandes d’autorisation des congrégations, à l’exception des missionnaires dont le régime a besoin pour son entreprise coloniale. Expulsées de leurs couvents, leurs biens saisis, la plupart des communautés s’exilent en Europe ou en Amérique du Nord. En 1904, une dernière loi étend l’interdiction d’enseigner aux congrégations jusqu’alors autorisées. Entre 1901 et 1904, 17 000 œuvres congréganistes (écoles, dispensaires, maisons de charité) auront été fermées, et de 30 000 à 60 000 religieux et religieuses ont dû quitter la France.

Les congrégations françaises expulsées au Québec

Selon Guy Laperrière, peut penser que près de 2 000 religieux français ont immigré au Québec entre 1900 et 1914. Selon B. Denault, il y aurait eu au Québec en 1901 quelque 2 000 religieux et 6 600 religieuses, ces chiffres passant respectivement en 1911 à 3 000 et 10 000. C’est donc au moins un religieux sur sept qui aurait été d’origine française au Québec entre 1902 et 1914. Autre trait frappant : ces religieux sont répartis à peu près également entre les hommes et les femmes, tant pour le nombre d’immigrants que pour le nombre de congrégations : ils proviennent en effet de quelque 26 congrégations d’hommes et de 29 congrégations de femmes. Cet équilibre entre hommes et femmes est particulièrement remarquable quand on sait que tant en France qu’au Québec, les effectifs des congrégations féminines étaient alors beaucoup plus considérables que ceux des congrégations masculines.

Au-delà de ces conséquences d’ordre démographique ou institutionnel, l’arrivée d’un si grand nombre de religieux français au Québec et surtout les circonstances et le climat qui ont entouré leur venue ont eu un impact idéologique qui, s’il n’est pas facile à mesurer, n’en est pas moins réel. Cette influence s’est certainement fait sentir dans le domaine de l’enseignement. Des 55 congrégations immigrées au Québec, 36 (18 masculines et 18 féminines), soit les deux tiers, se consacrent entièrement ou de manière significative à l’éducation. Si on prenait le nombre absolu de religieux immigrants plutôt que le nombre de congrégations, la proportion serait beaucoup plus forte. L’arrivée d’un nombre important de religieuses et de religieux français dans le système scolaire québécois a sans doute considérablement renforcé la cléricalisation du corps enseignant relevée par André Labarrère-Paulé pour la fin du 19e siècle33. Chaque congrégation arrivait au Québec avec une solide tradition pédagogique, mise au point dans le climat de grande rivalité existant en France entre l’école publique et l’école libre. Naturellement les évêques canadiens insistaient pour que les religieux s’adaptent aux méthodes du pays, et on voit des religieux français des nouvelles congrégations aller faire des stages d’étude de quelques semaines dans les maisons de congrégations canadiennes ou de congrégations françaises implantées depuis longtemps au Canada. Le manuel scolaire est aussi un puissant canal idéologique. Chaque congrégation, particulièrement chez les frères enseignants, avait les siens.

L’impact le plus grand des congrégations françaises au Québec au début du XXe siècle se situe au niveau des mentalités. Il faut voir des descriptions de l’arrivée de « ces pauvres exilés », les récits de leurs malheurs, l’accueil empressé qu’on leur réserve, notamment en leur apportant une foule d’objets de première nécessité. Ainsi, le 4 mai 1903, quatre Filles de Jésus arrivent à Notre-Damedu-Lac, au Témiscouata. Le dimanche suivant, le curé fait appel à la générosité des paroissiens. Son appel, rapporte la Supérieure, fut entendu. Depuis midi jusqu’au soir, le temps des Vêpres excepté, nous arrivent avec abondance : literie, vaisselle, lingerie, ustensiles de cuisine, tables, chaises, provisions de toutes sortes et même « deux vaches et demie », c’est-à-dire deux vaches et une petite génisse. Les jeunes gens du patronage sacrifient le fruit d’une partie de cartes et de thé qui avait rapporté 30 $. Dans les discours et les écrits, l’insistance est mise sur la réalité de la persécution et de l’exil. Un parallèle est souvent établi entre « la France catholique qui a implanté la foi au Canada » et la Nouvelle-France qui paie sa dette de reconnaissance en accueillant les exilés.

Les événements qui se dérouleront ensuite en France, et notamment la séparation des Églises et de l’État (1905), seront interprétés de la même manière. On voit immédiatement les conséquences idéologiques que cette lecture des événements aura au Québec : méfiance envers la France républicaine, crainte des idées laïques, rejet de toute initiative du gouvernement québécois qui pourrait ressembler à une immixtion dans les secteurs réservés à l’Église, particulièrement dans le domaine de l’éducation, chasse aux francs-maçons et aux libres penseurs…

Loi de 1905

Le 9 décembre 1905, le député socialiste Aristide Briand (43 ans) fait voter la loi concernant la séparation des Églises et de l’État. La nouvelle loi met fin au Concordat napoléonien de 1801 qui régissait les rapports entre le gouvernement français et l’Église catholique.

Solennellement condamnée par le pape Pie X, la loi de Séparation parachevait vingt-cinq années de mesures laïcistes imposées à la France par des gouvernements anticléricaux.

Stricto sensu, cette loi ne crée rien. C’est une loi en creux, dont la philosophie tient dans les deux premiers articles. Il est d’abord mis fin à la notion de culte reconnu : le catholicisme, le protestantisme et le judaïsme perdent ce statut qui était le leur depuis le Premier Empire. La loi supprime ensuite le budget des cultes : le clergé catholique, les pasteurs luthériens ou calvinistes et les rabbins cessent de recevoir un traitement de l’État. Si la République reconnaît la liberté de culte, l’État (en théorie au moins) ne veut donc plus avoir affaire avec la religion, qui est reléguée dans la sphère privée. Les autres articles de la loi de 1905 règlent des questions de police des cultes ou d’attribution des biens ecclésiastiques : ces derniers, propriété de l’État ou des communes depuis la Révolution, affectés au clergé par le Concordat napoléonien, doivent être remis à des associations cultuelles qui en assureront la gestion, la puissance publique en conservant toutefois la propriété.

Alors que l’épiscopat français est prêt à se soumettre à la loi, Pie X, en février 1906, par l’encyclique Vehementer Nos, condamne la séparation de l’Église et de l’État comme contraire à l’ordre surnaturel. Le pape proteste contre cette rupture unilatérale du Concordat, et critique une loi qui prétend confier l’administration du culte public à des associations de laïcs, détruisant le principe hiérarchique de l’Église.

À l’instar du Souverain Pontife, une bonne partie des fidèles a choisi la résistance. En février et mars 1906, les inventaires des biens ecclésiastiques, prévus par la loi de Séparation, provoquent de violents incidents à Paris et en province : la crise se solde par 300 condamnations à des peines de prison, par la démission de dizaines de fonctionnaires, d’officiers ou de maires, et ne prend fin que parce que la mort d’un manifestant, dans le Nord, force le gouvernement à interrompre la procédure.

En août 1906, une seconde encyclique de Pie X interdit de constituer les associations cultuelles prévues par la loi. En décembre 1906, un an après sa promulgation, la Séparation entre en vigueur. Les protestants et les juifs ont formé leurs associations. Mais le refus des catholiques met l’État dans l’embarras. À qui remettre les biens de l’Église ? Dans quel cadre légal le culte catholique pourra-t-il s’exercer ? La messe deviendra-t-elle un délit ? L’État ou les communes, propriétaires des évêchés et des séminaires, s’en attribuent l’usage : leurs occupants sont expulsés. Mais vider les églises, ce serait la guerre civile. Dès 1907, la République est contrainte d’adopter de nouvelles lois qui, corrigeant le texte de 1905, laissent les édifices du culte (dont la puissance publique reste propriétaire) à la disposition du clergé et des fidèles, le culte étant assimilé aux réunions publiques. En 1908, la loi autorise les pouvoirs publics à entretenir les cathédrales et les églises. Libéralisme du législateur ? Non, c’est l’intransigeance de Pie X et la résistance des catholiques qui ont contraint l’État a trouvé une solution de compromis.

Bilan de la Séparation ?

Contrasté. D’un côté, l’Église a perdu son rang officiel dans l’espace public. Sur le plan matériel, le préjudice est énorme : outre le patrimoine spolié (évêchés et séminaires), la disparition du budget des cultes livre le clergé à la générosité aléatoire des fidèles. Mais d’un autre côté, l’Église a retrouvé la liberté de nommer ses évêques, et bénéficie d’une liberté de plume, de parole et de réunion que ne menacent plus des articles organiques datant de Napoléon. Et avec le temps, la prise en charge des frais d’entretien des églises par l’État ou les communes s’avérera une aubaine…

La Grande Guerre mettra fin à trente années d’anticléricalisme d’État. En 1920, les relations diplomatiques avec le Saint-Siège sont rétablies. En 1923, un accord intervient entre Paris et le Vatican, accord ratifié, en 1924, par une encyclique de Pie XI (Maximam gravissimamque) : la gestion des biens ecclésiastiques est confiée aux associations diocésaines, présidées par les évêques et reconnues par le droit français. En 1940 et 1942, les lois anticongréganistes sont levées par le gouvernement du maréchal Pétain, mais en reprenant un projet étudié par Daladier en 1938 : en 1945, personne ne reviendra sur le sujet.

Sources : « Persécution et exil » : la venue au Québec des congrégations françaises, 1900-1914 et Face cachée de la loi de 1905 

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Histoire — Léon XIII crut apaiser l’anticléricalisme républicain par le ralliement, au nom d’un « réalisme » chimérique

L’encyclique Affari Vos de Léon XIII (écoles du Manitoba : il faut fuir à tout prix, comme très funestes, les écoles où toutes les croyances sont accueillies indifféremment et traitées de pair)

France – La guerre des manuels sous la IIIe République

Que se passera-t-il lorsque la laïcité ne suffira plus pour nous définir ?

France — « L’école laïque, gratuite et obligatoire » constitue un mythe fondateur

Mythe — C’est grâce à la République que l’enseignement est devenu obligatoire, public et gratuit (mais le laïc obligatoire, c’est vrai)

Jules Ferry : « nous avons promis la neutralité religieuse, nous n’avons pas promis la neutralité philosophique, non plus que la neutralité politique »

France — L’instruction gratuite et universelle ne date pas de Jules Ferry ni de la République

France — la « gratuité » de l’école laïque visait à assécher les écoles privées

France — baisse du niveau « ... La loi sur le collège unique [d'abord... puis] on a baissé le niveau pour permettre aux enfants de l'immigration »

Après la publication des résultats de l’étude TEIMS/TIMSS 2019 où la France est arrivé en queue de peloton des pays européens, le commentariat se demande comment on en est arrivé là.

Zemmour : « En France, l’effondrement du niveau scolaire vient de loin… Mais pendant longtemps LeMonde et d’autres nous on dit bêtement le contraire, simplement parce que l’on distribuait plus de diplômes… »

Zemmour : « … La loi sur le collège unique, en mélangeant des élèves de niveaux très différents, a été une hérésie… Puis, dans les années 90, on a baissé le niveau pour permettre aux enfants de l’immigration de suivre l’enseignement scolaire… »

 


L’enquête TEIMS (en anglais TIMSS), réalisée auprès d’élèves de CM1 (10 ans) et de 4e (14 ans), confirme la place inquiétante de la France, « significativement » en dessous des moyennes internationales de pays comparables.

Ce n’est plus une surprise, et depuis longtemps : les élèves français n’ont pas la bosse des maths. Loin de là. D’après les résultats de l’enquête Tendances de l’enquête internationale sur les mathématiques et les sciences (TEIMS, TIMSS en anglais) réalisée en mai 2019 sur un échantillon de 4 186 enfants de CM1 (4e année du primaire) et 3 874 adolescents de 4e (secondaire 2 au Québec), la France se classe bonne dernière dans les pays de l’Union européenne, avec des résultats similaires à ceux de la Roumanie.

Elle est aussi avant-dernière dans les pays de l’OCDE, devant le Chili. À l’autre extrémité du spectre, on retrouve les pays qui surperforment d’une enquête à l’autre : Singapour, Hongkong, la Corée du Sud, Taïwan, le Japon et la Russie se disputent la tête du classement, en CM1 comme en 4e.

Avec une note de 485 points en mathématiques et de 488 en sciences, les élèves français de CM1 réalisent la même performance que lors de la dernière enquête TEIMS, en 2015 : ils n’ont ni progressé ni régressé, et demeurent « significativement » en dessous des moyennes internationales de pays comparables au nôtre, précise la direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance de l’éducation nationale (DEPP), qui publie trois notes d’analyse des résultats.

Décrochage

En revanche, les élèves de 4e n’avaient pas été évalués depuis la première édition de TEIMS, en 1995. L’effondrement du niveau est spectaculaire, avec un score moyen en baisse de 47 points. À l’époque, les élèves de 5e avaient aussi été évalués, et leur score était inférieur de 46 points à ceux de 4e. Pour le dire autrement, les élèves de 4e d’aujourd’hui sont les 5e d’hier. 

 


 

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TEIMS/TIMSS 2019 – Résultats des élèves québécois en maths et sciences stables et dans la moyenne supérieure internationale

Heureusement, le niveau est monté…

France — Sur 30 ans, le niveau en calcul des élèves de 11 ans est en baisse, selon étude

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Suède — La baisse du niveau scolaire en partie imputable à l’immigration ?

France — Saignées dans l’enseignement du français

 

France — L’école à la maison fait de la résistance : « C’est quoi cette embrouille ? »

Le Nouvel Obs revient sur le projet gouvernemental d’interdiction de l’IEF pour faire valoir les préjugés pesant sur l’école à la maison, source d’innovation pédagogique mais, avant tout, liberté fondamentale dûment protégée par notre Constitution.

Alors qu’Emmanuel Macron a annoncé sa volonté de rendre l’école obligatoire dès l’âge de 3 ans (sauf raisons de santé et exceptions), les parents qui ont choisi l’instruction en famille espèrent un rétropédalage total. Témoignages.

C’est le bon mot qui fuse en ce moment dans les conversations des parents adeptes de l’IEF, ou « instruction en famille » : Emmanuel Macron sait-il épeler les 25 lettres du fameux « anticonstitutionnellement » ? « Pour une fois qu’on peut l’utiliser ! » plaisante Céline sur le groupe Facebook Unschooling en France, qui compte près de 10 000 membres.

Alors que le président annonçait en fanfare, lors de son discours contre le séparatisme, prononcé le 2 octobre aux Mureaux (Yvelines), qu’il allait rendre la scolarisation obligatoire pour tous les enfants de France, il ne pensait sans doute pas se heurter à une fronde parentale, avec manifestations dans des dizaines de villes, pétitions et sondages maison à l’appui, et, surtout, à un avis défavorable du Conseil d’État, rendu le jeudi 3 décembre. « Il n’est pas établi, en particulier, que les motifs des parents relèveraient de manière significative d’une volonté de séparatisme social ou d’une contestation des valeurs de la République », prévenait-il. Avec, qui sait, le risque d’être retoqué par le Conseil constitutionnel ?

 
« On va aujourd’hui restreindre drastiquement [radicalement] l’école à la maison ou les écoles privées alors que l’on sait que 100 % des terroristes sortent de l’école publique. Il n’y a rien dans ce texte sur l’école publique et c’est surprenant après l’assassinat de Samuel Paty. »

« J’ai pris la décision […], sans doute l’une des plus radicales depuis les lois de 1882 (celles de Jules Ferry) et de 1969 (mixité scolaire entre garçons et filles) : dès la rentrée 2021, l’instruction sera obligatoire pour tous dès 3 ans, l’instruction à domicile sera limitée, notamment aux impératifs de santé. Nous changeons donc de paradigme, et c’est une nécessité », a asséné le président le 2 octobre.

Jusqu’à présent, ce n’était pas l’école qui était obligatoire, mais l’instruction. La liberté d’enseignement est reconnue comme « l’un des principes fondamentaux de la République » depuis une décision du Conseil constitutionnel de 1977. 50 000 enfants ne sont pas des élèves classiques (sur 12 millions d’élèves) : environ 25 000 d’entre eux suivent l’enseignement à distance du Cned (centre national d’enseignement à distance) ; les autres 25 000 suivent un apprentissage alternatif, semi-dirigé par les parents, neuf fois sur dix par la mère, selon un sondage représentatif portant sur 6 295 enfants en IEF, réalisé par Félicia (Fédération pour la Liberté du Choix de l’Instruction et des Apprentissages) entre les 13 et 30 novembre 2020, dont « l’Obs » a pu consulter les résultats. L’IEF a actuellement le vent en poupe, notamment depuis le passage à l’instruction obligatoire dès 3 ans (au lieu de 6), à la rentrée 2019. Durant l’année scolaire 2014-2015, ils étaient un peu moins de 10 000 enfants en instruction à domicile, hors Cned (source DGESCO). Le confinement a aussi convaincu certains parents d’enseigner eux-mêmes à leurs enfants à l’avenir.

Un choix de vie légal 

« On est tombé des nues, j’ai pensé : c’est quoi cette embrouille ? » proteste Erika, thérapeute dans la Creuse, et maman de trois enfants de 16, 8 et 3 ans qui n’ont jamais été sur les bancs de l’école de la République. Pour elle, ne pas scolariser est un choix de vie : respecter le rythme de ses enfants, ne pas leur faire entrer au chausse-pied certains apprentissages, ne pas les mettre en échec, passer du temps tous ensemble… Donc, suivre l’éducation la plus bienveillante possible, dans le respect des besoins psychoaffectifs de l’enfant. Ces mères se déclarent d’ailleurs souvent adeptes du « maternage proximal » : le « cododo », l’allaitement long. « Je leur apprends à apprendre, explique Erika. Nous allons chercher l’information ensemble. Les rencontres qu’on fait, les lectures, les reportages qu’on regarde : tout les nourrit. »

« Il faut un village pour élever un enfant », dit un proverbe africain. Et c’est en résumé la philosophie de bien des parents « IEFeurs ». Grâce à une rencontre décisive, sa fille de 16 ans souhaite désormais devenir monitrice d’équitation. « Alors que moi, je n’y connais rien ! » rit Erika. Disciplinée, l’adolescente ne rechigne jamais à se lever à 3 heures du mat’ pour aller au haras s’occuper des chevaux. Elle peint très bien. Bref, elle s’est trouvée. « Clairement, l’école n’aurait pas développé ses passions, car elles relèvent de matières considérées comme secondaires », estime Erika. Et tant pis si la demoiselle ne maîtrise pas à fond une règle de grammaire. Erika a appris que sa fille souffrait de « troubles dys » (dyslexie, dysorthographie, etc.) qui auraient sans doute rendu sa scolarité compliquée.

Emmanuel Macron est-il hors sujet ? 

Selon elle, Emmanuel Macron est donc carrément hors sujet, zéro pointé. L’instruction en famille, ou plutôt « hors les murs », n’a rien à avoir avec le séparatisme. Et l’immense majorité des enfants qui apprennent en famille ne sont pas des petits Français hors système à protéger. Erika précise :

 Franchement, si une famille a quelque chose à se reprocher, elle ne se déclare pas en IEF, car nous sommes pistés avec une inspection par an, une deuxième si la première n’était pas satisfaisante, et une obligation de rescolarisation sous quinze jours si le problème persiste. Et la mairie peut nous contrôler de façon inopinée.

En gros, tout l’arsenal serait déjà à disposition pour intervenir. Et 93 % des premiers contrôles en IEF sont positifs, selon le sondage Félicia. L’injonction à rescolariser concerne 0,13 % de l’issue des seconds contrôles. Le sondage le précise enfin : seuls 7 % des familles mettent, entre autres, en avant le fait de transmettre des valeurs morales et un mode de vie conformes à leur religion. Ce qui, sur 25 000 enfants, donnerait un chiffre de 1 750, sans que l’on puisse pour autant les affirmer radicalisées.

L’exécutif veut désormais éviter le camouflet d’une rebuffade du Conseil constitutionnel et tend déjà à annoncer plus de souplesse, c’est-à-dire de multiples dérogations à la scolarisation obligatoire : pour les sportifs, pour les familles itinérantes, pour les parents qui peuvent présenter un solide programme éducatif… « Il faudra trouver les bonnes exceptions », a déclaré le chef de l’État lors de son interview au média en ligne Brut, vendredi 4 décembre. le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer, dans un entretien sur CNews, dimanche 6 décembre, a ainsi précisé :

Cela doit être beaucoup plus encadré que cela ne l’était jusque-là, de façon à ce que l’on assure les droits de l’enfant. On a parlé du fondamentalisme islamique, mais ça peut être aussi des phénomènes sectaires, un trop grand laisser-aller des enfants…

Dans l’entourage du ministre, on indiquait hier vouloir finalement passer à « un système encadré, avec des demandes d’autorisation auprès du rectorat » plutôt que le système « très libéral » actuel, et intégrer notamment dans les dérogations « un critère plus général qui sera fondé sur un projet pédagogique pour l’enfant ». Les parents restent sur leurs gardes, choqués d’être soupçonnés de « mauvaise citoyenneté » voire de laxisme. « Pourquoi faire de l’interdiction la règle, alors ? », clame Isabelle, ancienne pâtissière et mère d’une aînée de 13 ans et de jumelles de 9 ans et demi, dans la Creuse. « Quels seront les critères, les limites pour obtenir les dérogations ? Et un des enfants de la fratrie peut-il en avoir une, tandis que son frère ou sa sœur devrait aller à l’école, au risque de jalousies ? »

L’instruction en famille victime de nombreux préjugés

Océane, comptable à temps partiel à Saint-Étienne, maman de deux enfants de 5 ans et demi et 3 ans et demi, ironise : ces enfants « enfermés entre quatre murs », dont parlait le chef de l’État dans son discours [il faisait allusion à des enfants découverts dans une école islamiste clandestine, démantelée à Saint-Denis (93), NDLR], la font surtout penser aux écoliers classiques. « Ceux qui sont le plus entre quatre murs, ce sont quand même eux ! Nos enfants sont très souvent dehors, en contact avec la nature, et ont de multiples activités extérieures, avec une vie sociale riche. Ils ne sont pas du tout enfermés ni désociabilisés, bien au contraire ! » clame-t-elle. Selon le sondage, 94 % des enfants non scolarisés ont une ou des activités extrafamiliales.

Pour elle aussi, il y a donc maldonne, avec beaucoup de préjugés sur l’instruction en famille. « J’en avais moi-même au début, je pensais qu’il s’agissait de familles un peu marginales, avec des enfants trop gâtés. » Sa petite fille de 5 ans et demi a donc commencé par aller à l’école. Mais Océane et son mari ont tiqué quand ils se sont rendu compte que leur enfant, qui savait lire à 4 ans, se mettait à régresser volontairement pour être au niveau de ses camarades. « Alors qu’elle avait une lecture fluide, elle s’est mise à déchiffrer, en me disant que c’était comme ça qu’il fallait faire avec la maîtresse. Le soir et le week-end, nous devions sans arrêt répondre à ses incessantes questions car l’école ne la nourrissait pas assez intellectuellement, même si elle y était heureuse. » Finalement, sa fille a été diagnostiquée à « très haut potentiel intellectuel » (THPI).

Pédagogies alternatives Ces parents sont souvent des adeptes des méthodes pédagogiques alternatives, type Montessori. Un tiers d’entre eux ont par ailleurs une profession en lien avec l’éducation ou l’enfance. Ils s’appuient plus sur le concret, l’expérience, le sensoriel, le mouvement. « En ce moment, mon fils apprend les maths en construisant un meuble avec un menuisier ébéniste », se réjouit Éléonore, maman de deux enfants de 4 ans et demi et 18 mois, en Gironde. « Des écoles alternatives existent, sauf qu’elles coûtent 500 euros par mois, donc nous préférons le faire nous-même », explique Isabelle.

Les associations et multiples groupes sur les réseaux sociaux permettent des échanges de conseils pédagogiques. Ces parents, souvent calés, jonglent avec les termes, parlent de la méthode des « Alphas » pour apprendre à lire, du « socle commun » à acquérir, des « fenêtres attentionnelles » pour se concentrer, se penchent sur les neurosciences pour comprendre l’épatant petit cerveau de leur enfant.

« Et puis, on adapte le programme à l’humeur du jour, ce qui n’est évidemment pas faisable à l’école, note Éléonore. On finit par faire tout le programme de l’année, mais pas dans le même ordre. » L’instruction en famille pointerait avant tout les défauts de l’institution scolaire, et c’est ce qui dérange, pensent ces parents. « Quelque part, nous mettons en exergue les problèmes de l’école, pointe Erika. Il faudrait une vraie grande réforme. Dans les pays nordiques, l’école est obligatoire mais pas avant 6-7 ans, et pas l’après-midi. Il y a des matières à la carte, et une vraie éducation à l’humanité. » Et combien d’enfants à difficultés particulières patientent pour obtenir un auxiliaire de vie scolaire (AVS) ? « Il faut du temps pour avoir un diagnostic. Et il faudrait laisser l’enfant en souffrance en attendant, avant d’obtenir les certificats médicaux ? » interroge Isabelle. Car l’IEF n’est pas toujours un choix, mais aussi une décision prise en catastrophe, pour préserver un élève qui va mal, notamment pour des problèmes de harcèlement.

Cette maman qui fait de l’artisanat sait de quoi elle parle. Isabelle a dû sortir sa fille de l’école, en CE1.

« Céline faisait beaucoup de crises d’angoisse, de cauchemars. Une fois, elle avait eu, comme toute la classe, une pastille orange en comportement. Elle s’est mise dans un état hallucinant. Elle ne voulait plus dessiner. Elle s’est même mise à bégayer. » Depuis qu’elle reste à la maison, la petite fille a retrouvé sa joie de vivre. Elle apprend sans pression. Elle est désormais suspectée de « troubles du spectre autistique » (TSA) avec haut potentiel. « Cette nuit, il y a eu les premières neiges. Donc ce matin, c’était neige au programme. »

Source : Nouvel Obs