Pékin n’accepte plus qu’au compte-goutte les productions américaines. Un casse-tête financier pour ces studios anglo-saxons.
Lentement, mais sûrement, la Chine s’applique à effacer Hollywood du générique. L’industrie cinématographique n’est pas un secteur économique comme les autres. Dans un environnement de tensions croissantes entre Pékin et Washington, elle tient lieu de champ de bataille stratégique. C’est une arène, où les deux superpuissances s’affrontent sur le terrain de l’influence culturelle.
Le 9 novembre dernier, le Bureau chinois du film (国家电影局) a justement rendu public son 14e « plan quinquennal » pour le développement de sa filière cinématographique. Objectif ? Faire de la Chine, à l’horizon 2035, « une puissance culturelle forte », dont les films constitueraient le bras armé. Si Pékin y encourage à « ouvrir les marchés étrangers » en étant présent dans les grands festivals de films internationaux tels Cannes, la priorité est surtout donnée à son marché intérieur, un formidable vivier de près de 1 milliard et demi de consommateurs. Au cours des cinq prochaines années, le pays étendra ainsi son parc à 100 000 salles de cinéma, soit un quart de plus qu’aujourd’hui. À titre de comparaison, les États-Unis en totalisent actuellement 40 000 et la forte poussée de la consommation des films en diffusion continue à la demande incite plutôt à réduire la voilure…
À mesure qu’il augmente la taille de son marché cinématographique, Pékin en verrouille l’accès. Une décennie plus tôt, le box-office chinois était dominé par les superproductions hollywoodiennes, Parc Jurassique, Avengers, Aquaman… Plus question désormais qu’ils s’y taillent la part du lion. De nouvelles mesures doivent entrer en vigueur afin que les films nationaux s’adjugent l’essentiel des recettes annuelles de cinéma. En 2019, la production locale avait déjà atteint 64 % des recettes et même 84 % l’an dernier, d’après les chiffres fournis par le service de billetterie Maoyan.
Bascule historique
Pour occuper le terrain et gagner des parts de marché, reste à renforcer la production locale. « Chinawood » devra être capable de produire au moins dix superproductions majeures par an « à la fois populaires et acclamées par la critique », en plus d’une cinquantaine de locomotives, des longs-métrages très rentables.
En réalité, le « fabriqué en Chine » a déjà le vent en poupe auprès du public local. Trois des cinq films les plus rentables au monde cette année sont des superproductions chinoises. D’après les chiffres du site spécialisé Box Office Mojo, La Bataille du lac Changjin a engrangé 882 millions de dollars de recettes, devant Salut, maman! avec 822 millions. Mieux que la franchise Fast and Furious 9, avec 721 millions de dollars. Mieux, également, que le dernier James Bond et ses 710 millions de dollars. Sur la cinquième marche du podium, la production chinoise Détective quartier chinois 3 a récolté 686 millions.
Les salles obscures sont tenues de projeter, deux fois par semaine, aux meilleurs créneaux horaires, des films patriotiques à la gloire du Parti communiste chinois
Dans cette guerre froide cinématographique, la Chine rêve de prendre l’avantage sur Hollywood. L’an dernier, à la faveur de la crise sanitaire, elle a inscrit son nom tout en haut de l’affiche : le pays est devenu le premier marché mondial du septième art, laissant le second rôle aux États-Unis. Une bascule historique. 2020, il est vrai, était atypique. L’empire du Milieu a remporté la joute financière, mais ce fut, en quelque sorte, faute de combattants : les salles de cinéma américaines sont restées longtemps fermées et la production de films « fabriqués aux États-Unis » s’est retrouvée à l’arrêt complet durant des mois. Pékin a profité de ce moment de faiblesse pour lancer les grandes manœuvres. Maintenant qu’elle a détrôné les États-Unis, la Chine compte bien conserver sa couronne et ne retient plus ses coups.
En avril, le Bureau chinois du film et le Service de propagande du Comité central du Parti communiste chinois ont tiré une première salve. Les deux organismes ont exigé que les cinémas privilégient, jusqu’à la fin de l’année, les films locaux. Et pas n’importe lesquels. Les salles obscures sont tenues de projeter, deux fois par semaine, aux meilleurs créneaux horaires, des films patriotiques à la gloire du Parti communiste chinois (PCC), dont le centenaire a été célébré début juillet.
Lien de cause à effet ? En 2021, le nombre de films américains diffusés dans le pays est en chute libre. Autour d’une vingtaine. Loin du quota officiel de 34 longs-métrages des É.-U. pourtant autorisés en Chine chaque année… Plus loin encore des 52 films yankees sortis en 2019 — en incluant les coproductions sino-américaines, qui permettent de contourner les quotas — et des 63 longs-métrages diffusés en 2018…
Lorsque les films hollywoodiens obtiennent néanmoins le feu vert, Pékin s’arrange souvent pour qu’ils ne soient pas mis en avant durant les périodes de forte affluence, comme le Nouvel An lunaire. Manière de laisser le champ libre aux productions nationales.
Vu des collines de Hollywood, la Grande Muraille n’a jamais semblé aussi haute à franchir. Ceux qui salivaient à l’idée de transformer ce marché gigantesque en un lucratif relais de croissance voient leurs espérances rapetisser sous les coups de boutoir du président Xi Jinping et de sa politique ultranationaliste.
Au point que les studios américains se retrouvent avec une migraine carabinée. Ce n’est pas Disney qui dira le contraire. La plus grande entreprise de divertissement au monde a récemment produit deux gros films, Mulan puis Shang-Chi et La Légende des dix anneaux, conçus notamment pour séduire le marché chinois. Le premier, un nouvelle version du dessin animé, est inspiré d’une ancienne légende de l’empire du Milieu. Ce long-métrage, qui a coûté 200 millions de dollars à produire, a bien été autorisé à sortir en Chine. Mais il a été immédiatement torpillé par la critique au motif d’avoir mal adapté à l’écran ce célèbre conte issu du folklore local. Sans parler des appels au boycottage du film en Occident, car des scènes avaient été tournées dans la région du Xinjiang (Turkestan chinois), où Pékin est accusé de violations des droits des Ouïghours.
La seconde mégaproduction, Shang-Chi et La Légende des dix anneaux est le tout premier film de super-héros Marvel à présenter un acteur asiatique dans le rôle principal en plus d’une distribution majoritairement asiatique. Un super-héros chinois, pour éviter Les Fourches caudines de la censure et s’ouvrir en grand les portes du premier marché au monde ? Disney s’en frottait déjà les mains. Raté. Lancée le 3 septembre aux États-Unis et à l’international, la superproduction n’a toujours pas de date de sortie prévue en Chine. Peut-être que les commentaires de la vedette du film, Simu Liu, qualifiant la Chine de pays du « tiers-monde », y sont pour quelque chose. Tenus en 2017, ces propos peu élogieux avaient opportunément refait surface sur les réseaux sociaux chinois en septembre…
Le four organisé de Croisière dans la jungle
Quand la Chine ne met pas son veto, c’est le public qui boude. Mi-novembre, Croisière dans la jungle (Jungle Cruise à Paris), le film d’aventures incarné par les vedettes Dwayne Johnson et Emilie Blunt, a récolté pour son premier week-end en Chine la somme dérisoire de 3,3 millions de dollars. Un fiasco au regard des 200 millions de dollars investis par Disney dans la production de cette superproduction. Pékin, il faut le dire, n’a pas vraiment aidé le film à percer. Il a donné son feu vert plus de trois mois après sa sortie en salle et en continu sur Disney+ aux États-Unis. Entre-temps, le piratage était passé par là.
Bref, Hollywood se retrouve dans une impasse. Au moment où la dépendance des studios américains à l’égard du marché chinois est la plus forte, Pékin ferme le robinet, pour des raisons réglementaires ou des questions de censure. Ces dernières années, en effet, les majors ont fait fructifier leur modèle en concentrant de plus en plus leurs investissements dans quelques grandes franchises. Impossible à présent de les faire prospérer sans les salles chinoises. L’empire du Milieu, qui pourrait cette année encore décrocher le titre de premier marché mondial du septième art, est devenu incontournable quand les films sont autorisés et projetés. La preuve : le neuvième opus de Rapides et Dangereux (Fast and Furious), par exemple, y a engrangé plus d’argent (204 millions de dollars) qu’aux États-Unis (173 millions de dollars). Dans le cas de Godzilla c. Kong, c’est même quasiment deux fois plus : 189 millions en Chine contre 100 millions outre-Atlantique. Tout l’inverse des superproductions chinoises. La Bataille du lac Changjin, numéro 1 des recettes cinématographiques mondiales, a réalisé l’intégralité de son chiffre d’affaires sur son marché intérieur…
En réussissant à gripper la machine hollywoodienne, Pékin remporte une manche. « Si j’étais un investisseur, je serais très préoccupé par une stratégie qui dépendrait de l’accès au marché chinois et des bonnes grâces des régulateurs chinois du cinéma », expliquait récemment au Financial Times Aynne Kokas, auteur de Hollywood made in China et professeur d’études à l’université de Virginie. De son point de vue, produire des films à gros budgets en prévision d’une sortie sur le marché chinois, mais sans la garantie qu’ils y soient projetés serait… « financièrement irresponsable ».
Bannis du marché chinois, les super-héros survivront-ils longtemps ? Venom, Veuve noire (Black Widow), avec Scarlett Johansson, ou encore Eternals, le dernier Marvel, n’ont pas obtenu leur passeport. Compliqué, dans ces conditions, d’atteindre et de dépasser le milliard de dollars de recettes au box-office mondial, comme au temps des Avengers. Sauf exception, les super-héros hollywoodiens n’ont donc pas fini de broyer du noir.
Source : Le Figaro (avec corrections)
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