vendredi 19 février 2016

Le Maroc enterre trente ans d’arabisation pour retourner au français

Le 1er décembre 2015, le chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane, apprend que le ministre de l’Éducation nationale, Rachid Belmokhtar, unproche du palais, avait présenté au cabinet royal un important programme visant à « franciser » l’enseignement des mathématiques, des sciences naturelles et des sciences physiques. Ce projet, qui prévoit aussi l’enseignement du français dès la première année du primaire au lieu de la troisième actuellement, a été préparé en catimini et présenté par le ministre au roi sans que Benkirane en soit informé. Benkirane est le principal dirigeant du Parti de la justice et du développement (arabe : حزب العدالة والتنمية, Hizb al-εadala wa at-tanmia) ou PJD, un parti politique marocain islamiste.

Celui-ci est hors de lui et devant les députés médusés, il ne mâche pas ses mots en s’adressant à son ministre de l’Éducation : « Tu t’es attelé à l’introduction du français, mais alors le feu va prendre ! Cela, c’est le chef du gouvernement qui l’estime et l’évalue... C’est pour cela que quand Sa Majesté le roi a décidé un jour de choisir un chef du gouvernement, il n’a pas désigné Belmokhtar, il a choisi Benkirane… S’il voulait Belmokhtar, il l’aurait pris, il le connaît avant moi. Il m’a désigné moi pour que ce soit moi qui décide… et c’est pour cela que je [t’ai] adressé une lettre pour [te] dire que cette décision de franciser ces matières, il faut que [tu] l’ajournes afin que nous y réfléchissions parce que moi je n’étais pas au courant et que [tu] n’y as pas accordé d’importance. »

Mais rien n’y fait. Le 10 février, l’enterrement de l’arabisation de l’enseignement est validé lors du dernier conseil des ministres présidé par le roi à Lâayoune, chef-lieu du Sahara occidental. La bataille pour la mise à l’écart de ce projet paraît définitivement perdue pour les islamistes qui dirigent l’actuel gouvernement, se réjouissent les partisans du retour à la langue de Molière dans les écoles et les lycées. Notons que le roi Mohammed IV a également fortement soutenu les revendications des berbérophones au Maroc (environ 30 % de la population), le berbère est enseigné dans les écoles marocaines depuis une dizaine d’année, un Institut royal de la culture berbère (IRCAM) est richement et responsable de la normalisation de la langue.

Enseignement du berbère (avec des tifinaghs) dans une école marocaine


« Arabisation et islamisation vont de pair »


« Pour eux [les islamistes], arabisation et islamisation vont de pair, car la langue est liée à la pensée », se félicite Ahmed Assid, un professeur de philosophie aux positions laïques. « Ce retour aurait dû se faire depuis longtemps. Nous avons perdu trente ans à cause de petits calculs idéologiques. Avant d’arabiser, l’État marocain aurait dû d’abord réformer la langue arabe dont le lexique et les structures n’ont pas varié depuis la période préislamique », ajoute-t-il.

C’est dans le début des années 1980, avec l’arrivée au gouvernement du parti conservateur de l’Istiqlal, que l’arabisation de l’enseignement public a été mise en place avec la bénédiction implicite du roi Hassan II (1961-1999). Renforcer les conservateurs et les islamistes au détriment de la gauche marocaine (moins enthousiaste à l’égard de l’arabisation) était un objectif majeur du palais.

« À partir des années 1960, le Maroc a commencé à “importer” des enseignants d’Égypte et de Syrie afin de conduire le processus d’arabisation. C’est à cette époque que le wahhabisme et la pensée des Frères musulmans se sont progressivement introduits dans le royaume », souligne l’historien Pierre Vermeren. Plus de seize ans après la mort d’Hassan II, la réforme de l’éducation n’a toujours pas eu lieu alors que l’enseignement privé ne cesse de s’amplifier au détriment de l’école privée : de 9 % en 2009, la part des élèves scolarisés dans le privé est passée à 15 % en 2015, selon Global Initiative for Economic, Social and Cultural Rights, un centre de recherches sur les inégalités dans l’accès à l’éducation.

Entrée du lycée français d’Agadir, section maternelle

Une école publique marocaine de piètre qualité

L’enseignement dans les écoles publiques est considéré comme de mauvaise qualité (ce que semblent prouver les chiffres de l’OCDE qui classent le Maroc au bas des pays évalué 73e sur 76) alors que les écoles privées francophones y sont réputées comme strictes. Alors que les écoles publiques sont musulmanes (les élèves doivent y apprendre des passages du Coran par cœur, ce qui insupporte certains parents progressistes), les écoles francophones sont généralement laïques. Il existe des écoles officielles subventionnées françaises, une belge francophone et plusieurs des missions laïques françaises non subventionnées.

Les autres pays du Maghreb (l’Algérie et la Tunisie) ont également connu cette même arabisation forcée (parfois de populations berbérophones...) et une radicalisation religieuse croissante. Le chef spirituel du parti islamiste tunisien Ennahda, Rached Ghannouch, refuse de parler français.

« Inutile et contreproductif »

Ouvertement hostiles au projet, les islamistes du PJD adoptent pour l’instant un profil bas. « Franciser notre enseignement n’est pas la meilleure solution, mais nous n’allons pas entrer en conflit avec la monarchie. C’est inutile et contreproductif. Ce projet montre à quel point le lobby francophone est encore puissant et à quel point notre pays dépend de la France », commente, désabusé, un député du PJD qui a préféré garder l’anonymat.

Selon les derniers chiffres officiels, le réseau des établissements scolaires d’enseignement français au Maroc est tout simplement le plus dense au monde avec, à la rentrée de 2015, plus de 32 000 élèves dont plus de 60 % des Marocains. Ces établissements (près de vingt-cinq aujourd’hui) couvrent les principales villes du royaume. Seuls les Marocains les plus aisés ont les moyens financiers d’y inscrire leurs rejetons. Voir les prix pratiqués.

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