À la fin du IVe siècle, une peuplade gothique s’installe sur les rives du Danube, Rome lui ayant accordé l’asile sur son territoire. Par faiblesse, générosité ou calcul ? La décision fut funeste.
À l’été 376, l’empereur Valens qui règne sur la partie orientale de l’Empire romain depuis sa capitale d’Antioche (aujourd’hui en Turquie) reçoit une ambassade extraordinaire dépêchée depuis sa frontière près de l’embouchure du Danube, à plus de 1000 kilomètres de là. Au nom de leur chef, Fritigern, les envoyés demandent humblement pour les dizaines de milliers de Goths tervinges la permission d’entrer sur le territoire de l’Empire. Leurs congénères fuient un ennemi arrivé depuis les steppes de l’Orient, les Huns. Sur leurs petits chevaux, armés de leurs longs arcs recourbés, ils sèment la terreur parmi les peuples danubiens.
Valens donne droit à leur requête et leur offre l’asile. Deux ans plus tard, ces mêmes réfugiés vont tuer l’empereur et les deux tiers de ses soldats lors de la bataille d’Andrinople. Trois décennies plus tard, en août 410, un Goth met à sac Rome. Cent ans plus tout juste après que l’asile a été accordé aux Goths du Danube, le 4 septembre 476, le dernier empereur romain Romulus Augustule était déposé à Rome. L’Empire romain d’Occident disparaissait.
Dans son essai Rome et les Barbares, histoire nouvelle de la chute d’un empire (Les Belles Lettres), le Britannique Peter Heather, professeur au King’s College de Londres, tente, à son tour, après des générations d’historiens, d’expliquer comment « en l’espace d’une génération, l’ordre romain fut ébranlé au plus profond et les armées de l’empire, ainsi que le dit un contemporain, “se dissipèrent comme des ombres” », avec en conclusion la chute du « plus vaste État que l’Eurasie occidentale ait connu ». Les facteurs de la chute de l’Empire romain sont multiples, mais l’universitaire prend le temps de souligner comment le dévoiement du droit d’asile lors de la crise de 376 a conduit à « une complète redistribution de l’équilibre des forces dans l’ensemble de l’Europe » et in fine à la catastrophe.
Une politique bienveillante envers les migrations de peuples
Depuis longtemps, Rome avait développé une politique bienveillante envers les migrations de peuples sur son sol, la receptio. Déjà, sous Auguste, le poète Virgile dans l’Énéide chantait l’arrivée sur les côtes du Latium du prince troyen Énée et des autres réfugiés rescapés de la chute de la cité de Priam. Il supplie le roi LaTinus de lui accorder « un lieu exigu pour ses dieux paternels, un rivage paisible, l’air et l’eau qui sont communs à tous ». Dès le Ier siècle après Jésus-Christ, sous le règne de Néron, 100 000 personnes sont autorisées à passer de la rive nord du Danube jusqu’en Thrace, dans le nord de la Grèce actuelle. Au début du IVe siècle après Jésus-Christ, les empereurs installent des dizaines de milliers de Daces Carpes venus de l’actuelle Moldavie à l’intérieur de l’Empire, mais en prenant soin de les disperser en petites communautés, depuis ce qui est la Hongrie actuelle jusqu’au littoral de la mer Noire.
Car, aux yeux des Romains, ces immigrants ont vocation à s’intégrer à la Pax romana : ils deviennent des soldats, soumis à la stricte discipline des légions ou des cultivateurs, redevables de l’impôt. Ainsi, l’asile n’est pas un droit mais une manifestation de la mansuétude du pouvoir impérial, qui se mérite et doit inspirer de la part des peuples bénéficiaires gratitude et loyauté. Rome conçoit l’octroi d’un refuge et donc une protection contre la marque d’une soumission. C’est la deditio : l’accueil de réfugiés nécessite au préalable un acte de sujétion.
Un officier romain critique la crédulité de l’empereur
« Il est cependant un autre dénominateur commun à tous les cas documentés d’immigration autorisée au sein de l’Empire , insiste Peter Heather. Les empereurs n’admettaient jamais des immigrants les yeux fermés. Ils s’assuraient toujours qu’ils maîtrisaient militairement les événements, soit qu’ils aient vaincu auparavant ces postulants à l’immigration, soit qu’ils disposent de forces suffisantes à portée de main pour venir à bout de quelque trouble que ce soit. »
Or, lors de l’épisode du passage du Danube par les Goths en 376, ces critères de prudence ne sont pas remplis. Tout avait pourtant semblé bien commencer. Dans leur ambassade à Valens, les émissaires goths insistent, comme la coutume le veut, sur leur utilité sociale future : ils promettent même de servir en tant qu’auxiliaires dans l’armée romaine et de verser un tribut en or. Un officier romain, Ammien Marcellin, a rapporté dans ses Res gestae comment l’offre fut accueillie à la cour d’Antioche dont il critique la crédulité : « L’affaire causa plus de joie que de peur et les courtisans lettrés louèrent sans retenue la bonne fortune du prince qui, depuis les extrémités de la terre, lui apportait à l’improviste de jeunes recrues en si grand nombre que, par l’union de ses propres forces et de ces forces étrangères, il aurait une armée invincible. »
Valens, qui a eu à combattre contre les Goths quelques années plus tôt, ne sous-estime pas leur valeur militaire. Et, menacé sur sa frontière orientale par les Perses sassanides, il a besoin de renforts. Par ailleurs, l’empereur a-t-il le choix ? Peut-il ouvrir un second front, au Nord, sur le Danube quand la menace perse l’oblige à guerroyer au Sud ?
Les Goths tervinges se voient donc accorder l’autorisation de passer le Danube, sans doute à hauteur de Durostorum (devenue la ville bulgare de Silistra, à la frontière avec la Roumanie) grâce à une noria de navires romains. Mais cette faveur est refusée à un autre peuple goth voisin qui requiert la même générosité, les Greuthunges. Pourquoi ? Sans doute parce que le nombre élevé des premiers (plus de 200 000 selon une source contemporaine, une cinquantaine de milliers estime Heather) inquiète déjà le pouvoir romain.
L’administration impériale est dépassée par l’afflux de réfugiés
De fait, ce dernier consent à un traitement exceptionnel pour cette nouvelle vague de migrants. Les Tervinges peuvent choisir le lieu de leur implantation dans l’empire – c’est la Thrace, alors qu’en temps normal c’est l’empereur qui décide où doivent se fixer les nouveaux arrivants. En outre, estime Peter Heather, il est possible qu’ils aient obtenu le droit – là encore contrairement à la règle – de s’établir en groupes assez nombreux et compacts pour conserver leur identité culturelle et politique. Face à cet afflux de réfugiés que les soldats romains escortent vers la Thrace, l’administration impériale va vite être débordée.
Voyant les positions romaines dégarnies sur le limes, la frontière de l’Empire, les Greuthunges défient l’interdiction de l’empereur et traversent à leur tour le Danube, par plusieurs dizaines de milliers. Ils suivent désormais à distance la pérégrination de leurs frères Tervinges, ce qui accroît la nervosité des soldats romains. D’autant qu’il faut nourrir ces populations qui ont tout quitté en n’emportant que leurs animaux de trait tout en les surveillant.
L’empereur Valens bâcle une paix hâtive avec l’ennemi perse
La situation se dégrade à l’hiver. Le blé manque ou est accaparé par les officiers romains qui le revendent au marché noir. La tension monte. À Marcianople (devenue Devnya, en Bulgarie), les Goths doivent rester à l’extérieur de la ville fortifiée. Des affrontements éclatent. Les deux chefs goths sont arrêtés par les Romains à l’occasion d’un banquet, leurs gardes sont massacrés. Libérés car ils ont promis de calmer leur peuple, ils rompent leur promesse et prennent aussitôt la tête de la révolte. Sous les murs de Marcianople, la garnison romaine est écrasée. La guerre des Goths commence. Ralliés par des contingents d’autres peuplades gothiques qui servaient dans l’armée romaine, les migrants évitent les fortins mais dévastent la riche plaine de Thrace méridionale. À la fin de l’été 377, une armée de secours envoyée par l’empereur les repousse plus au nord. Le répit ne dure pas. Durant l’hiver, confortés par des renforts d’Alains et de Huns qui ont traversé à leur tour le Danube qui n’est plus surveillé, les Goths reprennent leurs pillages jusque sous les murs de Constantinople avant de repartir.
Face au péril, l’empereur Valens bâcle une paix hâtive avec l’ennemi perse et déploie à nouveau, à l’été 378, son armée qui passe le détroit de l’Hellespont (les Dardanelles), frontière entre l’Asie et l’Europe. En principe, il doit attendre le secours d’une armée venue d’Occident, mais ces troupes sont retardées par de nouvelles invasions sur le Danube à hauteur de l’actuelle Hongrie. Le 9 août, sans ce renfort, l’armée de Valens attaque au nord d’Andrinople (aujourd’hui Edirne, à la frontière turco-bulgare) les Goths conduits par Fritigern. La cavalerie gothique enfonce l’aile gauche romaine et fond sur le centre qui se débande.
C’est un massacre. L’empereur périt avec son armée ; on ne trouva pas son corps. Celui qui avait accordé l’asile aux Goths mourut de l’épée de ceux-là même à qui il avait offert refuge.
À l’été 376, l’empereur Valens qui règne sur la partie orientale de l’Empire romain depuis sa capitale d’Antioche (aujourd’hui en Turquie) reçoit une ambassade extraordinaire dépêchée depuis sa frontière près de l’embouchure du Danube, à plus de 1000 kilomètres de là. Au nom de leur chef, Fritigern, les envoyés demandent humblement pour les dizaines de milliers de Goths tervinges la permission d’entrer sur le territoire de l’Empire. Leurs congénères fuient un ennemi arrivé depuis les steppes de l’Orient, les Huns. Sur leurs petits chevaux, armés de leurs longs arcs recourbés, ils sèment la terreur parmi les peuples danubiens.
Valens donne droit à leur requête et leur offre l’asile. Deux ans plus tard, ces mêmes réfugiés vont tuer l’empereur et les deux tiers de ses soldats lors de la bataille d’Andrinople. Trois décennies plus tard, en août 410, un Goth met à sac Rome. Cent ans plus tout juste après que l’asile a été accordé aux Goths du Danube, le 4 septembre 476, le dernier empereur romain Romulus Augustule était déposé à Rome. L’Empire romain d’Occident disparaissait.
Dans son essai Rome et les Barbares, histoire nouvelle de la chute d’un empire (Les Belles Lettres), le Britannique Peter Heather, professeur au King’s College de Londres, tente, à son tour, après des générations d’historiens, d’expliquer comment « en l’espace d’une génération, l’ordre romain fut ébranlé au plus profond et les armées de l’empire, ainsi que le dit un contemporain, “se dissipèrent comme des ombres” », avec en conclusion la chute du « plus vaste État que l’Eurasie occidentale ait connu ». Les facteurs de la chute de l’Empire romain sont multiples, mais l’universitaire prend le temps de souligner comment le dévoiement du droit d’asile lors de la crise de 376 a conduit à « une complète redistribution de l’équilibre des forces dans l’ensemble de l’Europe » et in fine à la catastrophe.
Une politique bienveillante envers les migrations de peuples
Depuis longtemps, Rome avait développé une politique bienveillante envers les migrations de peuples sur son sol, la receptio. Déjà, sous Auguste, le poète Virgile dans l’Énéide chantait l’arrivée sur les côtes du Latium du prince troyen Énée et des autres réfugiés rescapés de la chute de la cité de Priam. Il supplie le roi LaTinus de lui accorder « un lieu exigu pour ses dieux paternels, un rivage paisible, l’air et l’eau qui sont communs à tous ». Dès le Ier siècle après Jésus-Christ, sous le règne de Néron, 100 000 personnes sont autorisées à passer de la rive nord du Danube jusqu’en Thrace, dans le nord de la Grèce actuelle. Au début du IVe siècle après Jésus-Christ, les empereurs installent des dizaines de milliers de Daces Carpes venus de l’actuelle Moldavie à l’intérieur de l’Empire, mais en prenant soin de les disperser en petites communautés, depuis ce qui est la Hongrie actuelle jusqu’au littoral de la mer Noire.
Car, aux yeux des Romains, ces immigrants ont vocation à s’intégrer à la Pax romana : ils deviennent des soldats, soumis à la stricte discipline des légions ou des cultivateurs, redevables de l’impôt. Ainsi, l’asile n’est pas un droit mais une manifestation de la mansuétude du pouvoir impérial, qui se mérite et doit inspirer de la part des peuples bénéficiaires gratitude et loyauté. Rome conçoit l’octroi d’un refuge et donc une protection contre la marque d’une soumission. C’est la deditio : l’accueil de réfugiés nécessite au préalable un acte de sujétion.
Un officier romain critique la crédulité de l’empereur
« Il est cependant un autre dénominateur commun à tous les cas documentés d’immigration autorisée au sein de l’Empire , insiste Peter Heather. Les empereurs n’admettaient jamais des immigrants les yeux fermés. Ils s’assuraient toujours qu’ils maîtrisaient militairement les événements, soit qu’ils aient vaincu auparavant ces postulants à l’immigration, soit qu’ils disposent de forces suffisantes à portée de main pour venir à bout de quelque trouble que ce soit. »
Or, lors de l’épisode du passage du Danube par les Goths en 376, ces critères de prudence ne sont pas remplis. Tout avait pourtant semblé bien commencer. Dans leur ambassade à Valens, les émissaires goths insistent, comme la coutume le veut, sur leur utilité sociale future : ils promettent même de servir en tant qu’auxiliaires dans l’armée romaine et de verser un tribut en or. Un officier romain, Ammien Marcellin, a rapporté dans ses Res gestae comment l’offre fut accueillie à la cour d’Antioche dont il critique la crédulité : « L’affaire causa plus de joie que de peur et les courtisans lettrés louèrent sans retenue la bonne fortune du prince qui, depuis les extrémités de la terre, lui apportait à l’improviste de jeunes recrues en si grand nombre que, par l’union de ses propres forces et de ces forces étrangères, il aurait une armée invincible. »
Valens, qui a eu à combattre contre les Goths quelques années plus tôt, ne sous-estime pas leur valeur militaire. Et, menacé sur sa frontière orientale par les Perses sassanides, il a besoin de renforts. Par ailleurs, l’empereur a-t-il le choix ? Peut-il ouvrir un second front, au Nord, sur le Danube quand la menace perse l’oblige à guerroyer au Sud ?
Les Goths tervinges se voient donc accorder l’autorisation de passer le Danube, sans doute à hauteur de Durostorum (devenue la ville bulgare de Silistra, à la frontière avec la Roumanie) grâce à une noria de navires romains. Mais cette faveur est refusée à un autre peuple goth voisin qui requiert la même générosité, les Greuthunges. Pourquoi ? Sans doute parce que le nombre élevé des premiers (plus de 200 000 selon une source contemporaine, une cinquantaine de milliers estime Heather) inquiète déjà le pouvoir romain.
L’administration impériale est dépassée par l’afflux de réfugiés
De fait, ce dernier consent à un traitement exceptionnel pour cette nouvelle vague de migrants. Les Tervinges peuvent choisir le lieu de leur implantation dans l’empire – c’est la Thrace, alors qu’en temps normal c’est l’empereur qui décide où doivent se fixer les nouveaux arrivants. En outre, estime Peter Heather, il est possible qu’ils aient obtenu le droit – là encore contrairement à la règle – de s’établir en groupes assez nombreux et compacts pour conserver leur identité culturelle et politique. Face à cet afflux de réfugiés que les soldats romains escortent vers la Thrace, l’administration impériale va vite être débordée.
Voyant les positions romaines dégarnies sur le limes, la frontière de l’Empire, les Greuthunges défient l’interdiction de l’empereur et traversent à leur tour le Danube, par plusieurs dizaines de milliers. Ils suivent désormais à distance la pérégrination de leurs frères Tervinges, ce qui accroît la nervosité des soldats romains. D’autant qu’il faut nourrir ces populations qui ont tout quitté en n’emportant que leurs animaux de trait tout en les surveillant.
L’empereur Valens bâcle une paix hâtive avec l’ennemi perse
La situation se dégrade à l’hiver. Le blé manque ou est accaparé par les officiers romains qui le revendent au marché noir. La tension monte. À Marcianople (devenue Devnya, en Bulgarie), les Goths doivent rester à l’extérieur de la ville fortifiée. Des affrontements éclatent. Les deux chefs goths sont arrêtés par les Romains à l’occasion d’un banquet, leurs gardes sont massacrés. Libérés car ils ont promis de calmer leur peuple, ils rompent leur promesse et prennent aussitôt la tête de la révolte. Sous les murs de Marcianople, la garnison romaine est écrasée. La guerre des Goths commence. Ralliés par des contingents d’autres peuplades gothiques qui servaient dans l’armée romaine, les migrants évitent les fortins mais dévastent la riche plaine de Thrace méridionale. À la fin de l’été 377, une armée de secours envoyée par l’empereur les repousse plus au nord. Le répit ne dure pas. Durant l’hiver, confortés par des renforts d’Alains et de Huns qui ont traversé à leur tour le Danube qui n’est plus surveillé, les Goths reprennent leurs pillages jusque sous les murs de Constantinople avant de repartir.
Face au péril, l’empereur Valens bâcle une paix hâtive avec l’ennemi perse et déploie à nouveau, à l’été 378, son armée qui passe le détroit de l’Hellespont (les Dardanelles), frontière entre l’Asie et l’Europe. En principe, il doit attendre le secours d’une armée venue d’Occident, mais ces troupes sont retardées par de nouvelles invasions sur le Danube à hauteur de l’actuelle Hongrie. Le 9 août, sans ce renfort, l’armée de Valens attaque au nord d’Andrinople (aujourd’hui Edirne, à la frontière turco-bulgare) les Goths conduits par Fritigern. La cavalerie gothique enfonce l’aile gauche romaine et fond sur le centre qui se débande.
C’est un massacre. L’empereur périt avec son armée ; on ne trouva pas son corps. Celui qui avait accordé l’asile aux Goths mourut de l’épée de ceux-là même à qui il avait offert refuge.
Source : Valeurs actuelles
Rome et les Barbares
Histoire nouvelle de la chute d'un Empire
par Peter Heather,
paru aux éditions des Belles Lettres,
à Paris,
le 6 septembre 2024
806 pp,
16 cartes, glossaire
EAN13 : 9782251456096
Voir aussi
Chute de Rome: le christianisme était-il le coupable ?
La conservation du savoir grec à Constantinople et sa diffusion dans l'Europe romane (avec Extrait relatif à l’enseignement classique conservé sous l'Empire romain d'Orient).