samedi 6 juin 2009

L'école québécoise, fabrique du multiculturalisme

On trouvera ci-dessous quelques extraits de la conférence prononcée par M. Bock-Côté jeudi, le 4 juin, dans le cadre de la table-ronde de l'Institut de recherche sur le Québec portant sur le thème « l'école québécoise au service du multiculturalisme ».

Cette communication portait sur la fonction de l'école dans la stratégie multiculturaliste visant à reconstruire la société québécoise selon les préceptes de l'égalitarisme identitaire. Son titre : « La fabrique du multiculturalisme : le cours ECR en contexte ».

Extraits ci-dessous. Les intertitres sont de nous.

Élargir la critique du cours ECR à son aspect politique

Pourquoi aussi poser la question de l’école et du multiculturalisme ? Parce que la première est devenue le laboratoire du second, en bonne partie, et que cette question est symptomatique plus que les autres du retournement des institutions publiques et de l’État québécois contre l’identité nationale. C’est d’ailleurs ce que parmi d’autres j’ai cherché à mettre en scène en dirigeant un dossier de l’Action nationale sur le cours ECR et en multipliant les tribunes sur la question dans les grands journaux.

Si je l’ai fait, c’est aussi parce jusqu’ici, la critique du cours ECR me semble mal menée. Il y a d’un côté les milieux catholiques qui réclamaient un droit d’exemption par rapport au cours en lui reprochant d’instituer une religion d’État relativisant toutes les croyances pour mieux imposer celle de la religion universelle des « droits de l’homme ». Cela a entraîné le milieu catholique à réclamer une forme d’accommodement raisonnable consacrant paradoxalement la minorisation de la tradition religieuse fondatrice du Québec, ce qui est probablement le stade suprême d’un multiculturalisme parvenu à inverser intégralement la dynamique d’intégration de la société québécoise. Il y a aussi la critique du mouvement laïc qui reproche au cours ECR de contenir la déconfessionnalisation intégrale d’une école québécoise qui devrait désormais s’inscrire sous le seul signe de la laïcité. Les deux analyses, contradictoires sur tous les plans, on s’en doute bien, ne s’en croisent pas moins pour établir un bon diagnostic : le Québec instaure sans le dire ainsi une forme de religion d’État contraire à la fois aux exigences élémentaires de la démocratie libérale et de la perpétuation de l’identité nationale. Une religion d’État progressiste.

[...]

La commission Bouchard-Taylor : la contre-attaque multiculturaliste

Il fallait consulter la liste des membres et des experts sollicités par la commission Bouchard-Taylor pour voir à quel point elle aura dévoilé les structures et les réseaux du parti multiculturaliste incrusté dans les institutions québécoises. Et la contre-attaque passait d’abord par la disqualification morale de la crise des accommodements raisonnables, pour ne pas dire sa diabolisation. Or, quelle interprétation de la crise des accommodements raisonnables nous a proposé l’intelligentsia ? D’abord, apparemment, l’identité québécoise serait traversée par une grande fragilité culturelle, celle d’une peur terrible de disparaître qui lui ferait appréhender la différence culturelle sous le signe de la menace identitaire. Mais aussi, et surtout, la crise des accommodements raisonnables aurait prouvé que le vieux schème de l’État-nation traditionnel serait encore agissant dans l’identité québécoise. Un vieux schème qui inciterait les Québécois à se poser comme culture de référence dans leur propre espace national et à ne pas considérer celui-ci comme une page blanche à partir de laquelle dessiner un tout nouveau Québec qui n’aurait plus rien à voir avec le Québec historique. Un vieux schème qui ferait de la société québécoise non pas le fruit d’un pur contractualisme progressiste à reconstruire à la lumière d’une définition pluraliste de la justice sociale mais bien d’une expérience historique appelée à s’institutionnaliser. Autrement dit, il y aurait une substance identitaire générée par l’expérience historique québécoise et la communauté politique devrait s’en investir pour définir les termes de l’appartenance au Québec. Or, selon l’intelligentsia, cette vision de l’identité québécoise serait pathologique, elle serait symptomatique d’une représentation ethnocentriste de la collectivité nationale qui la prédisposerait naturellement à un réflexe de crispation identitaire devant la différence. Pire : cette vision de l’identité nationale entraînerait ceux qui la portent à dériver vers l’intolérance, la xénophobie, voire, le racisme, en refusant de se plier à l’impératif de l’égalitarisme identitaire.

Bouchard-Taylor : il faut transformer définitivement l’identité québécoise

On devine donc le constat : pour parachever l’implantation du multiculturalisme au Québec, il faudrait transformer définitivement l’identité québécoise. C’était la conclusion de la commission Bouchard-Taylor qui reconnaissait qu’à défaut de convaincre le peuple, il fallait en fabriquer un nouveau. D’ailleurs, c’était une thèse forte traversant tout le rapport Bouchard-Taylor : l’identité du Québec historique ferait obstacle à l’avènement d’une nouvelle identité québécoise, véritablement inclusive, qui se serait d’abord incarnée dans la génération de la loi 101. Autrement dit, la culture québécoise telle qu’on la définit traditionnellement, celle de la majorité francophone, ne pourrait être la culture « commune » du Québec. Bien plutôt, il faudrait intégrer la culture de la majorité à une « nouvelle identité québécoise », celle mise en place par le Québec officiel, par la technocratie pluraliste, une culture centrée principalement sur les chartes de droits et les valeurs progressistes qu’elles incarneraient. Ce ne sont plus les immigrés qui doivent s’intégrer au Québec mais le Québec historique qui doit s’intégrer au Québec pluriel qui s’incarnerait d’abord chez les immigrés, surtout ceux associés à la génération de la loi 101. Il ne faut pas se laisser berner quand la gauche idéologique parle d’intégration pour corriger les excès du multiculturalisme. « L’intégration » progressiste n’est qu’une étape de plus dans la mise en place de la citoyenneté multiculturelle. Quand la gauche idéologique parle « d’intégration », elle ne dit pas « intégration des immigrés à la culture nationale » mais bien « intégration de toute la société à une nouvelle identité qui ne sera pas celle de la nation historiquement définie et qui sera définie en laboratoire par les experts en diversité de la technocratie chartiste ». C’est ce que j’ai appelé l’inversion du devoir d’intégration.

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Fabriquer, dès l'école, un nouveau peuple

Mais le véritable enjeu était ailleurs et consistait à prévenir en amont toute prochaine remise en question du multiculturalisme en fabriquant dès l’école le nouveau peuple dont a besoin le multiculturalisme d’État pour parachever son implantation. Nous rencontrons ici la thématique de notre table ronde, de notre soirée. Pour assurer la véritable reconstruction pluraliste de la société québécoise, il fallait mettre l’école au service de la nouvelle utopie progressiste, il fallait en faire la fabrique du multiculturalisme.

Bouchard et Taylor en étaient bien conscients en proposant de mener à son terme la réécriture de l’histoire nationale, qu’il fallait présenter de manière véritablement inclusive, ce qui consistait à dire qu’auparavant elle ne l’était pas. Comme l’a magistralement démontré Charles Courtois, un nouvel enseignement de l’histoire permettrait de reconstruire la conscience nationale et d’en évacuer la dimension majoritaire, pour n’apercevoir dans le passé collectif que discrimination et intolérance, ce qui devrait nous conduire à la découverte du pluralisme identitaire et des chartes qui en assurent la protection et la mise en forme. Ils proposèrent aussi et surtout, c’était la proposition G4, la mise en place du cours ECR appelé à fabriquer à travers le système scolaire le nouveau peuple réclamé par le multiculturalisme. La conversion de l’école au multiculturalisme a ses théoriciens et le principal d’entre eux, dans le contexte actuel entourant le cours ECR est certainement Georges Leroux. Georges Leroux n’a pas cherché à dissimuler la mission du cours. Dans un petit livre, Éthique et culture religieuse : arguments pour un programme, Leroux l’a expliqué clairement, l’école doit programmer dans la jeunesse une vision de la démocratie appelée à s’accomplir dans le multiculturalisme : « on doit […] concevoir une éducation où les droits qui légitiment la décision de la Cour suprême [à propos de l’affaire du kirpan], tout autant que la culture religieuse qui en exprime la requête, sont compris de tous et font partie de leur conception de la vie en commun. Car ces droits sont la base de notre démocratie, et l’enjeu actuel est d’en faire le fondement d’une éthique sociale fondée sur la reconnaissance et la mutualité. C’est à cette tâche qu’est appelé le nouveau programme d’éthique et de culture religieuse ».

Leroux expliquait aussi que l’école apprendrait aux élèves à valoriser pour lui-même le pluralisme, à passer du pluralisme de fait au pluralisme normatif, et cela, en intériorisant la nouvelle vision du monde qui est à la fois post-libérale, post-nationale et post-occidentale. Dans un autre texte où il prenait la défense du cours ECR, Leroux expliquait pourquoi il s’opposait à toute exemption par rapport au programme : personne ne devrait pouvoir se dérober aux exigences de l’éducation pluraliste. Quant on connaît le lexique codé du système idéologique officiel, on peut aisément traduire la chose ainsi : personne ne devrait pouvoir se soustraire à l’endoctrinement multiculturaliste. À l’école, on intègrera la société dans le crédo chartiste officiel. À l’école, on apprendra à sacraliser le chartisme et les élèves qui seront réfractaires à cet enseignement connaîtront de très sérieuses sanctions.

Une stratégie délibérée d’endoctrinement

Il faut nommer les choses par leur nom : la conversion de l’école au multiculturalisme relève d’une stratégie délibérée d’endoctrinement de la jeunesse pour guérir une société de son identité nationale et lui en fabriquer une nouvelle, selon les méthodes de l’ingénierie identitaire. D’ailleurs, Gérard Bouchard l’a avoué lui-même dans son récent témoignage autour du procès ECR en disant que si ce cours avait été appliqué plus tôt, jamais il n’y aurait eu de crise des accommodements raisonnables. C'est-à-dire que si le cours avait déjà reprogrammé l’identité nationale telle qu’il entend le faire, les Québécois n’auraient pas réagi de manière critique à la multiplication des « accommodements raisonnables » symptomatiques de l’implantation du multiculturalisme. C’est ce qu’on a appelé en d’autres circonstances les « finalités sociales et politiques » du cours ECR qui vise une transformation radicale de la société québécoise.

Trois grandes critiques à l'égard de cette volonté d'endoctrinement

Je vois à cette démarche trois grands problèmes, en dehors évidemment du grand problème qu’est celui d’une école ne transmettant plus de connaissances sérieuses mais un humanitarisme gâteux fait pour plaire à tous les bien-pensants : le premier est national, le second est démocratique, le troisième est libéral.

Le problème national d’abord. Dans l’histoire politique occidentale, l’État est l’expression politique d’une expérience historique, celle d’une nation qui trouve ainsi à se constituer en fondant dans la durée son existence collective. L’État n’est pas en droit de se retourner contre la société et d’en reconstruire l’identité nationale, comme si l’expérience historique de cette société était pathologique et réclamait le zèle idéologique des technocrates de l’État thérapeute se croyant dépositaires de la raison historique pour la féconder d’une utopie transformatrice. L’État est là pour assurer la préservation de l’identité nationale et certainement pas pour la déconstruire. Le problème démocratique ensuite : les progressistes, les multiculturalistes, si l’on préfère, ont renoncé à l’espace politique d’une société démocratique et ont décidé de s’en prendre aux enfants en les transformant en cobayes de l’utopie multiculturelle. C’est bien évidemment là la conséquence de la vision progressiste de la démocratie occidentale : dans la mesure où son expérience historique serait pathologique, dans la mesure où le peuple adulte serait contaminé par cette identité pathologique versant naturellement dans l’intolérance, il faudrait donc miser sur une jeunesse encore immunisée contre l’expérience historique de sa propre société et la soumettre à de tout nouveaux processus de socialisation qui permettront d’accoucher d’un homme nouveau et par là, d’un monde nouveau. Au vingtième siècle, on a vu jusqu’où pouvait mener cette tentation qui consiste à vouloir rompre radicalement avec les sociétés historiques pour accoucher de sociétés utopiques. En démocratie, la souveraineté populaire ne devrait pas être criminalisée et devrait encore moins être confisquée par une caste d’experts-technocrates qui se croient en droit d’imposer à une société des transformations radicales contre lesquelles elle s’est pourtant de bien des manières prononcée. Le problème libéral enfin : la démocratie libérale repose sur une définition non pas minimale, mais modeste, du politique. C’est-à-dire que si l’État est autorisé à aller au-delà de ses fonctions régaliennes, il n’est pas autorisé, néanmoins, à politiser toutes les relations sociales, à les étatiser, pour ensuite travailler à leur reprogrammation. Il y a là une prétention démiurgique de planisme identitaire et de contrôle social qui est contradictoire avec le maintien d’une société libérale où les individus sont en droit de ne pas assister à l’idéologisation systématique de leur existence privée. Quand l’État se transforme en thérapeute censé délivrer une société de ses héritages culturels traditionnels, il outrepasse de cent bornes son domaine d’action légitime et verse dans un usage abusif de l’autorité qui peut le mener à bien des dérives.

Le cours ECR n'est pas un cas isolé

J’en arrive à ma conclusion : le cours ECR n’est pas un problème isolé qui n’aurait rien à voir avec la question soulevée il y a quelques années des accommodements raisonnables. Il cristallise plutôt aujourd’hui le malaise politique d’une société soumise à une perpétuelle ingénierie sociale menée pour éradiquer son expérience historique. Le malaise généré par le cours ECR va de pair avec le malaise causé par une réforme scolaire qui accélère la déculturation de la jeunesse québécoise, une immigration qui outrepasse nos capacités d’intégration et qui ne prend plus le pli identitaire de la majorité nationale, la régression généralisée de la liberté d’expression, la sacralisation des chartes de droits et l’emprise croissante de la bureaucratie sur tous les domaines de l’existence collective. On pourrait résumer le tout en parlant des conséquences générées par la confiscation de la souveraineté populaire par l’expertise technocratique qui a poussé notre société au bord de la crise en faisant tout en son possible pour la laminer idéologiquement. On pourrait aussi dire qu’avec lui culmine au Québec cette vision progressiste de l’histoire occidentale héritée des radical sixties qui consiste à la disqualifier moralement et donc, à délégitimer sa transmission, ce qui justifie donc une reconstruction intégrale de la société à partir d’une utopie en processus de radicalisation systématique. Pour lutter contre le cours ECR, il ne faut pas seulement se le représenter comme une bataille localisée sur un enjeu en marge de la société québécoise mais plutôt le reconnaître comme l’expression la plus radicale d’un projet de transformation de la société québécoise porté à la fois par l’intelligentsia progressiste, la technocratie chartiste et les médias politiquement corrects, qui forment les trois piliers d’un parti multiculturaliste résolu à déconstruire le Québec historique

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Texte complet de la conférence de Mathieu Bock-Côté

Commentaires de l'anthropologue Paul Gosselin sur l'expertise de Georges Leroux devant les tribunaux de Drummondville et Montréal

L'anthropologue Paul Gosselin a publié quelques commentaires sur le rapport d'expertise de Georges Leroux déposé devant les tribunaux de Drummondville et Montréal, pour défendre l'imposition du cours gouvernemental d'éthique et de culture religieuse à tous les élèves québécois, des écoles publiques comme les écoles privées.


Voir quelques questions pour le philosophe Georges Leroux.


Voir aussi, le contre-interrogatoire de Georges Leroux à Drummondville (Georges Leroux, le pluraliste jacobin).

Nathalie Bulle — Essai sur l’évolution pédagogique



Quelques lignes sur le dernier ouvrage de Nathalie Bulle, chercheuse au CNRS au Groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique.




L'école et son double
Essai sur l'évolution pédagogique en France
324 pages
Éditeur : Hermann
Paru le 5 février 2009

Tiré du dossier de presse reçu.

Cet ouvrage pose une question simple mais essentielle pour toutes les sociétés démocratiques et libérales. Pourquoi le processus de démocratisation des systèmes éducatifs occidentaux a-t-il justifié un recours de plus en plus important à la pensée pédagogique dite moderne et un discrédit progressif de l’enseignement des disciplines, de leurs méthodes et de leurs contenus ? Cette question apparaît d’autant plus déterminante que les transformations pédagogiques n’ont pas été portées par des débats d’idées. Elles n’ont pas eu, en réalité, pour vocation d’apporter des solutions aux difficultés du moment, en vertu d’inspirations diverses.

L’auteur montre que ces transformations ont suivi une voie définie en profondeur. Ceux qui orientent l’école dans cette voie entretiennent, par leur culture en sciences humaines, des représentations de l’homme et de son développement héritées du XIXe siècle et fondées sur des bases fragiles ou fausses. Les directions prises servent ainsi, dans leur ensemble, une idée philosophique de l’homme et de la société qui dépasse les clivages politiques et remonte aux premiers développements des sciences de l’homme.

En montrant comment la démocratisation des systèmes éducatifs en Occident a suscité un appel d’idées pédagogiques opposées aux besoins fondamentaux de l’enseignement, Nathalie Bulle met au jour une série stupéfiante de croyances fausses qui se sont constituées autour de l’école, de ses enseignements et ses méthodes, de ses succès comme de ses échecs. Il n’y avait pas autant de retards scolaires qu’on le prétendait lorsqu’on a réformé l’enseignement du français dans le primaire dans les années 70 et révisé l’orientation pédagogique du collège ; les effets de la réforme des mathématiques modernes n’ont pas été ce qu’on en a dit et ne justifiaient pas la contre-réforme menée ultérieurement ; les transformations pédagogiques profondes de la fin des années 80 ont altéré la réussite des élèves, diminué leur intérêt pour les lettres et les sciences, et accentué l’inégalité des chances. Des analyses statistiques révèlent les différences en termes d’efficacité entre les méthodes pédagogiques, notamment envers les élèves issus des milieux les plus défavorisés. Des études historiques conduisent à renverser les liens établis entre autoritarisme politique et méthodes fondées sur la transmission des savoirs d’une part, entre démocratie et méthodes modernes, centrées sur l’élève, d’autre part, etc.

Extraits d'un entretien avec Nathalie Bulle

Comment votre ouvrage, L’école et son double, s’inscrit-il dans vos travaux de recherche ?

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Sur ces questions, je dois avouer que j’ai beaucoup enrichi ma réflexion lors d’un séjour d’un an aux États-Unis en 1996-97, à Chicago, où j’ai étudié les transformations du système éducatif américain. J’ai été alors frappée par les analogies qu’il était possible d’établir entre les évolutions pédagogiques des deux systèmes, à 50 ans d’intervalle. Le système d’enseignement secondaire américain s’est, en effet, massifié et transformé dans la première moitié du XXe siècle. Ce sont en grande part les lois sur l’obligation scolaire qui expliquent la précocité de l’évolution de l’école aux États-Unis.

L’analogie la plus importante qu’il est possible d’établir entre les évolutions pédagogiques américaine et française concerne la guerre menée contre l’enseignement des disciplines et, corrélativement, le changement d’interprétation des missions de l’école. Ces changements sont marqués par le passage du sort de l’école des mains des élites académiques à celles des professionnels de l’éducation. Les analyses des intellectuels américains, témoins de ces transformations, ainsi que celles de nombreux historiens de l’éducation américains sont particulièrement intéressantes car elles bénéficient d’un recul que l’actualité des réformes en France rend difficile.

Or, l’histoire de l’enseignement secondaire américain au cours du XXe siècle est, à certains égards, celle d’un massacre pédagogique.

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Pourquoi a-t-on opéré ces formes de rénovation pédagogique que vous jugez néfastes ?

Ceux qui ont œuvré pour la rénovation pédagogique du système éducatif ont vraiment cru que les pédagogies dites nouvelles permettaient la quadrature du cercle, tout au moins qu’une conception non idéologique, scientifique de l’enseignement, serait plus juste et plus efficace.

Compte-tenu du système de doctrines et de croyances qui inspiraient et qui inspire encore nombre de ceux qui s’intéressent à l’école, il est logique d’accorder crédit aux courants des pédagogies que je qualifie de progressistes. Mais ces pédagogies sont fondées sur une erreur fondamentale.

Ce que je montre en particulier dans mon livre, c’est que cette cohérence d’ensemble tient en grande part à un héritage commun de ces doctrines : l’idée même d’évolution et plus particulièrement le modèle biologique d’évolution et d’adaptation qui fait de l’individu le produit de son milieu. En matière pédagogique, ces croyances satisfont aussi une vision simple et donc presque intuitive de l’apprentissage, que l’on voudrait largement inductif. Cette vision se veut scientifique. Mais encore, elle répond au modèle démocratique du lien social, constitué par des relations horizontales libérées de toute autorité normative intrinsèque.

Le rapprochement du modèle démocratique de lien social et de ces formes d’apprentissage fondées sur des relations horizontales est lui-même un produit du modèle biologique d’évolution et d’adaptation qui inspire l’ensemble de ces conceptions. On est donc en face d’un système d’arguments fortement circulaire qui, comme l’a bien montré Raymond Boudon, est propice à leurrer celui qui le soutient. Au total, on a cru qu’en important ces principes pédagogiques dits modernes ou progressistes, on améliorerait la qualité de l’enseignement tout en progressant dans l’organisation démocratique de la société.

Quelle erreur fondamentale a-t-on commise ?

Si l’évolution a préparé l’homme pour l’acquisition de certaines compétences de base, ces dernières ne constituent pas les modèles de tout développement cognitif. Au contraire, le développement des formes de connaissance et d’habiletés qui renvoient aux « fonctions mentales supérieures » s’inscrit en rupture avec le modèle biologique, comme le défend un psychologue russe que l’on tient aujourd’hui pour le « Mozart de la psychologie », sans utiliser nécessairement à bon escient ses travaux, Lev Vygotsky. Vygotsky est né la même année que Jean Piaget, en 1896, mais il est mort bien plus tôt. Il oppose la spécificité de la transmission culturelle au sein du processus scolaire, et le développement de la pensée par l’expérience, alors que les psychologies progressistes identifient ces deux formes de développement. Pour Vygotsky, l’enseignement à proprement parler permet d’approfondir et d’étendre les possibilités réflexives des élèves. Il suscite le développement intellectuel même, que l’on voudrait depuis Piaget notamment, plus ou moins spontané, indépendant des enseignements scolaires. C’est une erreur grave. Il faut se déprendre des vieilles théories de la psychologie dite génétique et rebâtir notre approche de l’enseignement sur des bases psychologiques solides.

Toute la vogue de l’expérimental et de l’expérience à l’école s’enracine dans ces croyances qui relèvent de présupposés psychologiques et épistémologiques erronés. Elle renvoie à l’un des aspects de la pensée humaine, mais ce n’est pas celui qui est le plus important du point de vue du rôle spécifique de l’école. Un nouvel équilibre est nécessaire, qui doit permettre de retrouver toute l’importance, en sciences, de la pensée démonstrative, hypothético-déductive et, en lettres, de la formation grammaticale et de l’écrit. Les allègements auraient dû toucher les ramifications superflues des enseignements, non ce que l’on tient pour difficultés qui, non seulement fait la saveur des disciplines, mais permet de les présenter sous leur vrai jour et de les mettre au service du développement cognitif.

Vous parlez de transmission des savoirs, pourquoi l’oppose-t-on à l’idée de transmission de compétences ?

La transmission des savoirs désigne l’acte général d’enseigner en indiquant qu’il s’inscrit dans le cadre d’une structure disciplinaire. Le développement des compétences est une des conséquences de cet enseignement. Je préfère, quant à moi, parler de développement des habiletés mais je désigne par là en même temps quelque chose de plus général, qui prend en compte la synthèse propre opérée par l’individu dans le développement de sa pensée. Ces développements sont par ailleurs indissociables de l’acquisition de connaissances à proprement parler, lesquelles constituent le tissu sur la base duquel la pensée peut accéder à des niveaux supérieurs de maîtrise.

Vouloir transmettre des compétences et non plus des savoirs, c’est contester, dans la voie tracée par le progressisme pédagogique, le rôle joué à cet égard par les cadres disciplinaires et les enseignements explicites. Le choix des termes est ici orienté par des présupposés psychologiques et épistémologiques. Hannah Arendt relevait au début des années cinquante la croyance un peu trop simple qui imprégnait l’enseignement américain, suivant laquelle on ne peut savoir et comprendre que ce qu’on a fait soi-même, croyance qui engageait l’école à substituer, autant que possible, le faire à l’apprendre. L’idée suivant laquelle il ne s’agit pas d’enseigner des savoirs, mais d’inculquer des savoir-faire, participe de cette même croyance. D’où une évolution paradoxale de l’école qui prétend encourager la créativité d’un coté, et ne transmettre plus des savoirs, mais des compétences ou des savoir-faire de l’autre. En se privant progressivement des cadres disciplinaires, l’enseignement fini par transmettre des recettes, à l’encontre de ses objectifs profonds. L’abstraction n’est pas une fermeture à la réalité mais au contraire une ouverture à différentes réalités concrètes.

Il est, comme l’écrivait dans un livre qui a fait date, Jean-Claude Milner, des savoirs stratégiques qui ouvrent la pensée à des familles d’autres savoirs. Ce sont ces savoirs qu’il faut enseigner en priorité, parce que ce sont les moins versatiles. Cet enseignement doit lui-même se constituer progressivement, de manière explicite, de ses formes simples et élémentaires vers ses formes élaborées. C’est sur la base de figures abstraites, qui simplifient le réel mais en même temps lui donnent sens, que la pensée crée de nouveaux liens, de nouvelles possibilités de compréhension.

Au total, transmettre des savoirs plutôt que des compétences, c’est se fonder sur le sens le plus général de l’acte d’enseigner pour encourager le développement cognitif et la création. Faire appel, sur cette base, à l’activité de l’élève, sans préjugés progressistes ou pragmatistes, passe par le travail, l’effort, les exercices au tableau noir comme disait Alain. On ne grimpe pas sans mal sur les épaules des générations passées.

[...]

Comment situez-vous le modèle finlandais ?

Les points forts du modèle finlandais sont, me semble-t-il, la reconnaissance sociale du métier d’enseignant, l’adaptation relative à la diversité des élèves et le soutien précoce des difficultés scolaires. Mais au-delà de ces caractères, son succès est relatif et limité. Il n’est pas celui qu’on croit.

Considérons l’enquête internationale PISA où les résultats des élèves finlandais se distinguent depuis quelques années. Ce succès est relatif parce que, comme le notent des professeurs de l’APMEP (l’Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public), la différence globale observée entre la France et la Finlande disparaîtrait totalement si l’on mettait de côté, en France, les 10 % de jeunes qui réussissent le moins bien. [Pensez au grand nombre de décrocheurs au Québec qui n'entrent pas en ligne de compte ou aux nombreux absents québécois des tests interprovinciaux.] Or, si l’on tient compte des différences spécifiques des populations des deux pays, la meilleure performance de l’école finlandaise perd tout sens. Mais encore, cette meilleure performance est elle-même limitée car, comme le notent encore les membres de l’APMEP, PISA n’évalue pas la qualité générale des systèmes éducatifs en jeu. Elle n’évalue pas les compétences en mathématiques par exemple, mais se limite à ce que l’OCDE juge essentiel pour la vie ordinaire de tout citoyen (ce qui est nommé officiellement “mathematical literacy” [compétence en mathématiques]). Les contenus des questions de PISA, qui s’adressent à des élèves de 15 ans, couvrent seulement environ 15 % des contenus des programmes du collège français, c’est-à-dire du programme étudié par plus de 85 % des jeunes concernés. Le niveau des compétences testées serait en réalité adapté au niveau de la première année du collège et non de sa dernière année. Le travail sur les fractions, la résolution d’équations ou le raisonnement géométrique n’y figurent pas. Le système finlandais est, d’un point de vue pédagogique, inspiré par le modèle anglo-saxon.

Sorti des mathématiques de tous les jours, ses performances sont plutôt très moyennes, comme l’attestent d’autres enquêtes internationales visant à évaluer des compétences plus générales (IEA 1981, TIMSS 1999) ou des enquêtes infranationales menées par exemple dans des instituts polytechniques (l’une d’elles montre que 65 % des étudiants finlandais testés, soit 1560 sur 2400 n’ont pu résoudre un problème élémentaire nécessitant la différence de deux fractions et la division du résultat par un entier). Les professeurs de l’enseignement supérieur en Finlande, dans les universités et écoles d’ingénieur, s’alarment en réalité de la chute du niveau des étudiants et dénoncent le cercle vicieux qui consiste à devoir retravailler des concepts qui auraient dû être maîtrisés au lycée et qui ne l’ont pas été parce qu’au lycée le temps a dû être employé à revoir des concepts qui auraient dû être acquis au collège. Ils dénoncent la faiblesse ou l’absence des bases communes de connaissances sur lesquelles il est possible de construire au niveau supérieur. Rappelons que notre enseignement était, il y a un quart de siècle encore, l’un des meilleurs au monde.

L’enquête internationale menée par L’IEA (International Project for the Evaluation of Educational Achievement) en 1981, testant le niveau atteint par les élèves après huit années de scolarité obligatoire, rend compte des excellents résultats en mathématiques des élèves français, qui étaient, sur de nombreux sujets supérieurs à la moyenne du quartile supérieur (les 25 % les meilleurs), les neufs pays enquêtés étant, outre la France, l’Angleterre, la Belgique, l’Écosse, les États-Unis, la Finlande, le Japon, les Pays-Bas, et la Suède.