Matthieu Bock-Côte revient sur son carnet sur un article de La Presse de Montréal.
La Presse consacre
un papier aux enfants des immigrants clandestins, qui sont évidemment ici de manière illégale, et qui subissent évidemment les conséquences de leur clandestinité. Évidemment, le sujet est crève-cœur et doit être traité avec finesse. Mais il est assez fascinant de voir comment, dans ce papier, on cherche à noyer la question de l’immigration illégale et des enjeux politiques, légaux et sociaux qu’elle soulève dans la seule perspective humanitaire. Ce qu’on nous explique, c’est que la famille a réclamé le statut de réfugié et qu’elle ne l’a pas obtenu.
À moins que l’on condamne notre système politique et les décisions qui s’en réclament, cela veut donc dire que les demandeurs du statut de réfugié ne sont plus ici légalement. Cela veut donc dire qu’ils doivent quitter. Mais le papier cherche à nous faire comprendre que cette décision est absolument injuste et que malgré elle, la famille devrait avoir les droits qu’elle aurait obtenus si la décision avait été autre, d’autant plus qu’elle travaillerait fort à son intégration. Cela rajoute évidemment au caractère odieux de la situation qu’elle subit, apparemment.
La question est pourtant — relativement — simple :
soit la citoyenneté veut dire quelque chose, et elle est associée à des droits et privilèges qui distinguent finalement les citoyens de ceux qui ne le sont pas, soit elle ne veut rien dire, et n’importe qui parvenant à s’installer légalement ou illégalement dans un pays dispose immédiatement des droits sociaux et économiques qu’il accorde, parce qu’ils participeraient aux droits de l’homme qui transcendent tout ordre politique. Mais si la citoyenneté ne veut rien dire, et si être membre d’une communauté politique ne veut rien dire aussi, et si les décisions qui émanent de cet ordre politique ne veulent rien dire non plus et peuvent être transgressées dès lors qu’on se réclame de la morale humanitaire, quel est le sens de la citoyenneté, de la démocratie, de la souveraineté nationale ? Si la citoyenneté n’est qu’un tampon administratif, et s’il n’est même pas nécessaire d’obtenir ce coup de tampon pour jouir des droits et des privilèges qu’elle confère, à quoi rime-t-elle? Et surtout, devons-nous consentir à cette déconstruction progressive de la citoyenneté, qui se voit ainsi vidée de sa substance, au nom d’une vision déformée des «droits de l’homme»? Je parle d’une vision déformée dans la mesure où elle cherche à faire passer pour la simple expression des droits de l’homme une remise en question radicale du socle philosophique et sociologique de la citoyenneté nationale. Un État n’est-il pas en droit de décider qui peut en devenir citoyen, et qui ne le peut pas?
Je devine évidemment les critiques. Nous sommes ici dans un territoire idéologiquement interdit, où les accusations les plus odieuses guettent ceux qui cherchent à équilibrer l’humanitarisme avec le rappel des exigences élémentaires de la citoyenneté occidentale, avec une vision de la chose qui tient compte aussi des nécessités de l’ordre politique, et des raisons qui le justifient. Les idéologues du sans-frontiérisme nous diront que cette décision est «inhumaine», qu’elle manque de cœur, qu’elle est contraire à nos propres valeurs. Il ne faut tout simplement pas se laisser intimider par une telle rhétorique. Car depuis quand le respect de nos institutions, des décisions qui sont prises en leur nom n’est plus conforme aux valeurs démocratiques? Je ne doute pas, évidemment, de la douleur de ceux qui sont invités à quitter une société où ils n’ont pas passé le test d’entrée. Mais à moins de soutenir que la citoyenneté n’a aucune valeur et qu’on doit la distribuer sans conditions, en se basant sur la seule bonne foi de ceux qui la demandent, il faut distinguer finalement entre les immigrants légaux, les réfugiés admis, et les gens qui sont ici en situation irrégulière et qui ont décidé de vivre dans la clandestinité plutôt que de respecter nos lois. D’ailleurs,
n’est-ce pas insultant pour les immigrants légaux qui ont suivi les règles d’admission au Canada que d’en appeler à reconnaître des droits équivalents à ceux qui n’ont pas respecté ou ne respectent pas les exigences de la légalité?
J’ajoute une chose: cet article de La Presse n’était pas classé dans la section Opinions. Ce n’était pas une chronique. Pourtant, il serait malhonnête de prétendre qu’il n’est pas idéologiquement orienté, ou comme on dit généralement, qu’il n’est pas biaisé.
En fait, l’article, calmement mais nettement, prend le parti de la dénonciation de la situation des clandestins, en accordant une plus grande légitimité à leur point de vue. L’article nous présente la situation des clandestins comme injustifiable, comme absurde. En le terminant, le lecteur de bonne foi n’a qu’une envie : en appeler à la régularisation de leur situation. Je ne doute pas que la journaliste a fait son travail le plus honnêtement du monde, et qu’elle s’est laissé guider par ses émotions, qu’elle croit seules légitimes, devant une bureaucratie froide et mécanique, dont il faudrait dénoncer l’inhumanité. Son travail aurait été plus complet si elle avait rappelé aussi les exigences de la démocratie, la valeur des mécanismes qui mènent à certaines décisions et pas à d’autres, si elle avait équilibré son récit, finalement, sans prendre parti. Surtout, il s’agit d’un exemple renversant de rectitude politique. Cette dernière mine la compréhension d’une question aussi complexe, davantage qu’elle ne l’éclaire.
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