samedi 8 novembre 2025

Les Carthaginois avaient peu de sang phénicien

À Acragas (Agrigente, Sicile), les temples de Héra et d’Héraclès portent encore les traces de l’incendie provoqué par les Carthaginois en 406 av. J.-C.. Grands rivaux des Grecs dans la Méditerranée occidentale, ils étaient aussi leurs partenaires commerciaux : l’huile sicilienne alimentait les marchés puniques.

Mais une étude récente menée par Harald Ringbauer et David Reich (université Harvard) bouleverse notre vision de ce peuple : avant 400 av. J.-C., les Carthaginois auraient partagé des origines génétiques proches de celles des populations de la mer Égée, plutôt que du Levant. Une découverte qui remet en question leur ascendance traditionnellement dite « phénicienne ».

Égéens, Grecs et Phéniciens : trois mondes distincts

Le mot « Égéen » désigne les civilisations installées autour de la mer Égée à l’âge du Bronze (env. 3000–1200 av. J.-C.). Ce monde comprend :
  • les Minoens de Crète, grands bâtisseurs et navigateurs, parlant une langue non grecque,
  • puis les Mycéniens, ou Achéens des poèmes d’Homère, installés sur le continent grec, qui parlaient déjà une forme ancienne de grec.
Les Mycéniens sont donc à la fois des Égéens et les premiers Grecs historiques.

Après l’effondrement du monde mycénien vers 1200 av. J.-C., de nouvelles populations grecques, les Doriens, migrent vers le sud. Elles marquent le passage à l’âge du Fer et à la Grèce classique.

Ainsi, parler d’un « fonds génétique égéen » revient à évoquer un héritage ancien, issu des peuples du monde mycénien (grec ancien) et de leurs proches voisins des îles, antérieur à la Grèce historique.

Les Phéniciens, en revanche, formaient un peuple sémitique du Levant (Liban et Syrie actuels). Leur langue, leur écriture et leur culture étaient très différentes, bien que leurs routes maritimes aient croisé celles des Grecs dès le IIe millénaire av. J.-C.

Or, la tradition raconte que Carthage fut fondée par des Phéniciens venus de Tyr, sous la conduite de la reine Didon, en 814 av. J.-C. : on les pensait donc naturellement descendants de Phéniciens.

Les chercheurs se sont procurés 398 génomes provenant de nombreux sites carthaginois du bassin méditerranéen occidental et de plusieurs populations anciennes contemporaine des Puniques à fins de comparaison.


Quand la génétique contredit l’histoire

Les travaux de Harvard remettent ce récit en cause. Une première étude menée à Kerkouane (Tunisie) avait déjà révélé une absence d’ascendance phénicienne parmi douze individus puniques.

Les chercheurs ont alors élargi l’échantillon à 398 génomes issus de 14 sites carthaginois de Sardaigne, Sicile, Afrique du Nord et Levant. Après datation, 128 individus clairement de culture punique ont été analysés.

Les résultats sont frappants : les Carthaginois se situent génétiquement entre les populations nord-africaines et les Égéens, mais très proches de ces derniers, et éloignés des Levantins.

Autrement dit, le peuple punique semble lié biologiquement au monde égéen, c’est-à-dire à l’ancien substrat mycénien et insulaire grec, plutôt qu’à la Phénicie.

Les origines possibles d’un tel métissage

Comment expliquer qu’un peuple de culture phénicienne ait un ADN d’origine égéenne ?
Les chercheurs envisagent deux scénarios :

L’hypothèse chypriote
  • Au Bronze final, Chypre était un carrefour entre Égée et Levant : on y trouvait des communautés parlant grec mais influencées par les Phéniciens. Des Chypriotes d’origine égéenne auraient pu adopter la culture phénicienne avant de fonder Carthage. Ils auraient donc exporté en Afrique du Nord une culture levantine, mais avec un fond biologique égéen.

L’hypothèse du métissage commercial
  • Une petite élite phénicienne, venue de Tyr, aurait établi Carthage, mais, isolée de sa région d’origine, elle se serait rapidement mêlée aux populations méditerranéennes déjà présentes dans les réseaux grecs et siciliens.
  • La forte diversité des chromosomes Y chez les Carthaginois indique d’ailleurs une circulation intense d’hommes entre les colonies puniques (Afrique, Sicile, Sardaigne, Ibérie). Ce brassage aurait produit un peuple mêlé, culturellement phénicien, mais génétiquement méditerranéen.

xxx
Reportés dans le plan des composantes principales élaborées par les chercheurs, les génomes carthaginois s’étirent entre ceux des Nord-Africains et ceux des Égéens, mais sont massés près de ceux de ces derniers, indiquant une origine génétique commune. Ils se distinguent clairement de ceux des Européens (à gauche) et de ceux des Levantins (à droite).


Une civilisation méditerranéenne hybride


Ce mélange expliquerait pourquoi les Carthaginois apparaissent à la fois proches des Grecs par leurs gènes et distincts par leur langue et leur culture.

Leur fond égéen aurait été entretenu par les échanges constants entre les deux rives : commerce, mariages, esclavage et alliances locales.

Ainsi, les grandes cités puniques auraient formé un monde propre, relié mais indépendant, où circulaient les mêmes marins, artisans et marchands que dans les cités grecques voisines.

Voir aussi