dimanche 10 mars 2024

Les électeurs irlandais ont refusé d'effacer la famille

Ce n’est pas une fin de semaine particulièrement faste pour l’établissement politique irlandais. Deux changements constitutionnels ont été rejetés par l’électorat, bien qu’ils aient été soutenus par tous les partis traditionnels — Fianna Fail, Fine Gael, les travaillistes, les Verts, les nationalistes du Sinn Fein — sans oublier les habituels experts et ce qu’on appelle le Conseil national des femmes (un organisme censé représenter les femmes). Le radiodiffuseur public, RTE, qui se trouve dans une position similaire à celle de la BBC après le vote sur le Brexit, est curieusement discret sur le résultat. Radio-Canada a adopté la même stratégie, un court reportage qui ne cite pas les chiffres du rejet massif irlandais et qui caricature le contenu de la Constitution irlandaise. 



Les électeurs avaient la possibilité, comme l’avait indiqué le quotidien de gauche britannique le Guardian, de « moderniser la constitution irlandaise » dans la lignée des référendums de 2015 et 2018 qui ont approuvé le mariage homosexuel et l’avortement et « souligné la transformation laïque et libérale de l’Irlande ». Les électeurs ont massivement dit non, mais merci quand même.

Les clauses en question, très caractéristiques de la constitution d’Eamon De Valera de 1937, et qualifiées de « dépassées » par le gouvernement, déclaraient que « l’État reconnaît la famille comme l’unité naturelle, primaire et fondamentale de la société et comme une institution morale possédant des droits inaliénables et imprescriptibles, antérieurs et supérieurs à tout droit positif » et que « l’État s’engage à veiller avec un soin particulier à l’institution du mariage, sur laquelle la famille est fondée, et à la protéger contre toute attaque ». Le gouvernement voulait modifier la partie concernant la famille en disant : « qu’elle soit fondée sur le mariage ou sur d’autres relations durables » et omettre la partie concernant le fait que la famille est fondée sur le mariage. On voit le sens de la démarche.


L’autre élément de l’article 41 que le gouvernement souhaitait modifier concernait la place des femmes au sein du foyer. La constitution de De Valera déclarait que, « en particulier, l’État reconnaît que, par sa vie au sein du foyer, la femme apporte à l’État un soutien sans lequel le bien commun ne peut être atteint » et que, « par conséquent, l’État s’efforcera d’assurer que les mères ne soient pas obligées, par nécessité économique, de s’engager dans le travail en négligeant leurs devoirs au sein du foyer ». Il n’est pas question ici d’obliger les femmes à rester à la maison, ce que prétendait Radio-Canada hier dans son reportage morose. Cet article n’a d’ailleurs jamais eu le moindre effet sur les femmes qui travaillent (dans les filatures hier ou les bureaux aujourd’hui), mais le gouvernement voulait une formule non genrée : « L’État reconnaît que les soins prodigués par les membres d’une famille les uns aux autres, en raison des liens qui les unissent, apportent à la société un soutien sans lequel le bien commun ne peut être atteint, et il s’efforcera de soutenir ces soins ». Une différence de taille.

 

Reportage de Radio-Canada qui parvient à ne pas donner les chiffres du rejet de ces deux amendements

Le gouvernement avait présenté le référendum pour la Journée internationale de la femme comme une occasion d’inscrire l’égalité et l’inclusion dans la constitution. Il est amusant de constater que de nombreuses femmes ont profité de l’occasion pour voter contre la suppression de la seule référence aux mères dans la constitution.

La victoire est d’autant plus frappante si l’on considère qui y était favorable et qui y était opposé. En fait, on gagnerait du temps à dire simplement qui était contre, car l’ensemble de l’établissement était en faveur du changement. En fait, l’opposition se résumait à un minuscule parti appelé Aontu, dirigé par Peadar Toibiner lequel avait quitté le Sinn Fein en raison de son opposition à l’avortement ; à un ancien ministre de la justice, Michael McDowell, avocat et professeur de droit, s’était particulièrement amusé à démonter la formulation « autres relations durables » censée être une alternative viable au mariage ; à quelques parlementaires indépendants ; et à une jolie avocate au tempérament bien trempé du nom de Maria Steen.

Sa confrontation avec le chef du parti Fianna Fail (en principe conservateur), Micheál Martin, lors de l’émission télévisée Prime Time, a été l’un des moments forts de la campagne. M. Martin, également vice-premier ministre irlandais, a tenté de la traiter avec condescendance en lui expliquant ce qu’est une famille moderne et a répété que la constitution était dépassée. Elle a affirmé, imperturbable, qu’« il est difficile de voir comment quelque chose qui reflète la réalité vécue par les femmes en Irlande aujourd’hui peut être décrit comme “dépassé” parce que la réalité est que la majorité des femmes font la majorité du travail à la maison ».  

En outre, Mme Steen ne voyait pas d’un mauvais œil le fait que le gouvernement veuille présenter ce référendum comme le combat d’une nouvelle Irlande opposée la vieille Irlande. Car son opposant représentait pour elle cette vieille Irlande. En effet, le vice-président Martin « fait de la politique depuis que j’étais à l’école primaire ».

Elle a ajouté que le vice-premier ministre n’avait « jamais rien fait » pour permettre aux mères de rester à la maison avec leurs enfants et qu’il avait participé à la mise en place par le gouvernement d’une fiscalité individualisée (et non plus sur la base du revenu d’un foyer), qui, selon elle, « a forcé de nombreuses mères à retourner sur le marché du travail et a rendu pratiquement impossible pour les parents d’élever leurs enfants avec un seul revenu ».

Mme Steen a déclaré qu’en tant que mère de deux filles, elle souhaitait conserver la formulation actuelle pour leur bien.  « Les mères versent leur sang. Nous traversons une sorte d’agonie exquise pour mettre nos enfants au monde, qu’aucun homme ne connaîtra jamais, et c’est une chose noble et honorable, qui mérite d’être reconnue avec gratitude dans notre Constitution ».

Avant le vote, l’institut Iona, socialement conservateur, a réalisé un sondage qui a montré que, si elles en avaient la possibilité et sans considération financière, près de 70 % des Irlandaises ayant des enfants de moins de 18 ans resteraient à la maison pour s’occuper d’eux. Mais cela ne se reflète pas vraiment dans les priorités politiques et financières des partis, en Irlande comme ailleurs en Occident.

Peadar Toibin a, à juste titre, qualifié le résultat de « référendum David contre Goliath ». « Nous nous sommes battus contre le système politique et tous les groupes et ONG subventionnés par le système politique ». Mais il a également souligné que « dans les régions ouvrières, dans les centres du Sinn-Fein et du Travaillisme, il y a eu un nombre important de votes négatifs. Il semble que les dirigeants de ces partis soient coupés de leurs partisans ». C’est un point intéressant. Car c’est précisément dans ces régions — en Irlande comme en Grande-Bretagne — où les gens sont les plus pauvres, où la proportion de familles monoparentales est la plus élevée, que les gens ont voté non de la manière la plus retentissante. Pourtant, Mary Lou McDonald, chef de file du Sinn-Fein dans la République, se plaint encore du langage sexiste concernant les femmes dans la Constitution.

Il existe un fossé évident entre la classe politique et journalistique et l’opinion publique (voir aussi la question de l’immigration). La campagne référendaire a été précédée par l’une de ces assemblées de citoyens. Celle-ci souhaitait des changements encore plus radicaux que ceux proposés lors du référendum. Cela illustre bien le fait qu’il est possible de manipuler ces organes pour obtenir le résultat que l’on souhaite, et pas nécessairement ce que pense réellement la nation. C’est une idée terrible, une occasion pour les politiciens de déléguer leur rôle à un organisme théoriquement indépendant qui n’est en fait pas représentatif de quelque manière que ce soit. 


Est-ce que les relations polygames seront une de ces « autres relations durables » selon la Constitution si l’amendement 39 devait passer, demande Maria Steen à Michael Martin du camp du Oui. 
 
Le débat au complet : 
Lors d’un échange houleux vers la fin de l’émission, Martin a prétendu que Steen avait fait campagne lors du référendum sur le divorce et a déclaré que son point de vue avait « suscité l’effroi à chaque fois ». Mme Steen a précisé qu’elle n’avait pas fait campagne lors du référendum sur le divorce (en 1995). Elle n’avait que 14 ans à l’époque… Peut-être le vice-premier ministre voulait-il parler du référendum sur l’avortement de 2018...?

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