En l’espace de quelques années, Frédéric Lacroix s’est imposé comme un des chercheurs les plus perspicaces et les plus écoutés quand vient le temps d’analyser la situation du français au Québec. Et depuis quelque temps, il nous met en garde contre le rôle des institutions d’enseignement supérieur dans l’anglicisation du Québec. Le problème est bien plus grave qu’il n’y paraît, comme il nous l’explique dans ce grand entretien qui analyse dans toutes ses dimensions le problème.
Mathieu Bock-Côté. — Que se passe-t-il avec les étudiants étrangers au Québec ? Car à vous entendre depuis quelque temps, la situation semble alarmante.
Frédéric Lacroix. — Le Devoir révélait, dans un article du 19 novembre dernier, qu’Ottawa refusait de plus en plus d’accorder des permis d’études temporaires à des étudiants francophones pourtant dûment acceptés par des institutions d’enseignement québécoises. Ces refus semblent cibler surtout les étudiants originaires d’Afrique, malgré des dossiers répondant à toutes les exigences. Ainsi, en moins de deux ans, Ottawa a refusé des permis à 35 642 étudiants originaires d’Afrique. Le taux de refus de permis au Québec par Ottawa oscille entre 61 et 52 % dans les dernières années, soit de 15 à 20 points de plus que le taux moyen de refus ailleurs au Canada. Encore mieux : le taux de refus au Québec est plus élevé que celui qui est hors Québec pour des étudiants originaires des mêmes pays d’Afrique. Il est difficile d’éviter d’en arriver à la conclusion que ce que les services d’immigration canadiens n’aiment pas, c’est le fait que ces étudiants se destinent à des études en français au Québec.
A contrario, les étudiants anglophones, dont le nombre augmente exponentiellement au Québec depuis des années, sont accueillis à bras ouverts par Ottawa. En 2020, par exemple, 24 042 permis ont été décernés à des étudiants originaires de l’Inde, ce qui constitue 69 % de tous les permis d’études au Québec cette année-là. Où vont étudier ces Indiens ? Massivement, dans le réseau collégial privé de langue anglaise. Tout porte donc à croire qu’Ottawa exerce une discrimination flagrante envers les étudiants qui souhaitent venir étudier en français au Québec.
Dans les dernières années, il y a eu un revirement spectaculaire dans la fréquentation des institutions d’enseignement québécoises par les étudiants étrangers. Alors qu’auparavant, la majorité des étudiants étrangers au collégial, par exemple, étaient inscrits dans les cégeps de langue française, c’est maintenant l’inverse : la majorité des étudiants étrangers sont inscrits dans les institutions de langue anglaise. Ce revirement majeur s’est produit en douce, sans faire de vagues, presque en cachette.
La figure suivante illustre l’évolution dans le temps de la proportion des étudiants internationaux qui sont inscrits dans un cégep de langue anglaise au Québec (source).
Face à ce revirement, l’absence de réaction du gouvernement du Québec est frappante. On se rappellera qu’à la suite des arrestations de certains dirigeants de collèges privés ou d’agences de recrutement d’étudiants étrangers indiens par l’UPAC en 2020, pour allégations de « stratagèmes de fraude » face au système d’immigration, la ministre responsable de l’Enseignement supérieur (MES), Danielle McCann, fut forcée de s’intéresser à la question. En juin 2021, elle a réagi au rapport d’enquête (qui est toujours en grande partie confidentiel) en mettant en place une série de « mesures » ciblant les collèges privés, mesures qu’il serait charitable de qualifier de « minimalistes ». Par exemple, Mme McCann songeait, « possiblement », à intégrer des « notions » de français dans les parcours d’études des étudiants étrangers. Les timides solutions retenues par la ministre sont sans commune mesure avec l’ampleur des problèmes.