samedi 13 juin 2020

Un voyage dans les tourments de l’Amérique contemporaine expliqués par son histoire

Recension par Éric Zemmour du livre Être Américain aujourd’hui de Didier Combeau.

Et si on oubliait Trump ? Et si on cessait un instant l’exégèse de ses tweets, de ses saillies, de ses mimiques, de son caractère, de son tempérament, de ses frasques, de ses provocations, de ses bêtises et de ses intuitions ? Et si on parlait des États-Unis sans être obnubilé par son président ? C’est le pari tenté par Didier Combeau qui plonge dans l’histoire de l’Amérique pour mieux comprendre celle d’aujourd’hui. Pari réussi. Bien sûr, notre auteur n’a pas la hauteur de vue de Samuel Huntington dans l’admirable Qui sommes-nous ?, ni l’élégance altière de sa plume. Mais Combeau connaît son sujet et s’efforce de ne pas tomber dans les chausse-trapes idéologiques. Et c’est déjà beaucoup !

Il commence par le commencement : la démographie. Fondement de toute analyse concernant n’importe quelle nation, mais plus encore pour un pays d’immigration comme les États-Unis. « La démographie, c’est le destin », dit-on là-bas à juste titre. Deux dates au XXe siècle ont façonné le destin américain : 1924 et 1965. En 1924, les États-Unis imposent des quotas d’immigration par pays correspondant à leur importance relative dans la population du pays en 1790. Autrement dit, l’Amérique « WASP » des protestants britanniques se protège d’une submersion venue du Sud et de l’Est de l’Europe. Combeau ne le dit pas, mais Huntington nous a appris que cette fermeture a permis d’assimiler dans d’excellentes conditions les immigrants irlandais, italiens, ou allemands ou polonais, catholiques ou juifs, déjà arrivés au début du siècle. Or 1965 est le miroir inversé de 1924. On instaure des quotas globaux, sans distinction de pays ou de continent, dont on augmente sans cesse les plafonds ; et on autorise le regroupement familial. Bienvenue dans l’Amérique multiraciale et multiculturelle !

Les années 1960 sont vraiment le creuset de l’Amérique contemporaine. Le président Kennedy impose le principe « d’affirmative action » pour favoriser l’arrivée des noirs dans les universités ou les entreprises. La Cour suprême s’affranchit d’une stricte lecture de la Constitution pour favoriser les mouvements d’émancipation individuelle. La courbe de la violence et de la délinquance ne cesse de grimper. L’État fédéral, sous la houlette des démocrates, étend son emprise sur l’économie et la société. Le président Johnson essaie de rattraper l’erreur de 1945, lorsque les Américains ont refusé d’instaurer un système de sécurité sociale à la manière britannique (ou française), parce que ces modèles européens leur apparaissaient d’inspiration « communiste » et qu’ils n’avaient aucune envie d’encourager « la paresse ». Les féministes tentent de faire oublier qu’elles furent à l’origine un mouvement de la bourgeoisie blanche, favorable à la prohibition et à l’eugénisme. La jeunesse reproche à ses pères et à ses ancêtres d’avoir stérilisé les handicapés et exterminé les Indiens, ce qui avait suscité en son temps l’admiration énamourée d’Adolf Hitler.

Dans ce tohu-bohu, l’Amérique de Tocqueville se meurt, et on comprend mieux ce qui arrive aujourd’hui. La montée en puissance du libéralisme et de l’individualisme a donné à la fois la politique de Reagan et l’émergence des identités, qu’elles soient ethniques ou de genre. À la fois, l’émergence des super-milliardaires parce qu’ils payent beaucoup moins d’impôts et les guerres culturelles qui sortent des campus universitaires : « Les guerres culturelles ou identitaires sont le prix du passage du contrôle étatique des corps à l’émergence des identités » nous dit à juste titre notre auteur.

Et tout bascule à partir des années 1990. Le féminisme qui abandonne son credo de la libération sexuelle pour un néopuritanisme. Un parti démocrate qui abandonne ses ambitions sociales pour devenir le parti des minorités de race et de genre. La « nature » qui devient un enjeu controversé et contradictoire : les progressistes veulent sanctifier la nature contre la pollution capitaliste, mais se moquent éperdument de cette même nature, quand il s’agit des rapports entre les hommes et les femmes, tandis que les conservateurs adoptent le comportement inverse. La Cour suprême impose un « gouvernement des juges » que chaque camp démocrate ou républicain essaie de mettre avec soi. À Washington, les collaborateurs des parlementaires deviennent lobbyistes et triplent leur salaire. L’argent coule à flots dans les campagnes électorales et les milliardaires font la loi. Les républicains sont de plus en plus à droite et les démocrates de plus en plus à gauche. Les progressistes sont plus que jamais le parti de la vertu, de la morale, et des prêtres de la nouvelle religion des droits de l’homme. Comme dit un des leurs, le professeur Mark Lilla, qui a gardé un regard critique : « Le progressisme a cessé d’être un projet politique et s’est transformé en projet évangélique. » Le progressisme dénonce sans cesse la violence des autres à coups de grandes campagnes sur les réseaux sociaux. Les mots-dièses deviennent des slogans : #BlackLivesMatter, #MeToo, #NeverAgain. Au nom de la lutte contre la violence policière, la violence sexuelle, ou la violence des armes, les progressistes fédèrent en vérité des groupes disparates autour d’un seul point commun, et d’un seul ennemi, la détestation de l’homme hétérosexuel blanc. Cette chasse au Blanc est incessante et occupe largement des médias complaisants. Dans le Washington Post, la directrice du programme d’études de genre et de sexualité d’une université n’hésite pas à écrire une tribune intitulée : « Pourquoi ne pourrions-nous pas haïr les hommes ? »

Cette chasse à l’homme blanc hétérosexuel ne pouvait pas ne pas susciter la réaction des angry white men. En 2050, les statistiques prédisent que ces blancs issus de la vieille immigration européenne et protestante deviendront minoritaires, en raison de la montée en puissance démographique des diverses immigrations récentes : Mexicains catholiques, asiatiques, musulmans. Mais ces angry white men qui se sentent de plus en plus étrangers dans leur propre pays, en demeurent la minorité la plus importante. Dans cet univers de minorités actives, ils ont imité le comportement des autres et ont gagné. Ce sont eux qui ont propulsé Donald Trump à la Maison-Blanche. Trump, le « premier président blanc ».

ÊTRE AMÉRICAIN AUJOURD’HUI
Les enjeux d’une élection présidentielle
par Didier Combeau
paru le 4 juin 2020
chez Gallimard,
282 pp.,
20 €.

Présentation de l’éditeur

À la fois fer-de-lance du progressisme et haut lieu du conservatisme, patrie de #MeToo, mais aussi de Donald Trump, les États-Unis n’en finissent pas d’étonner et de surprendre. Tous les quatre ans, l’élection du président focalise l’attention, d’abord sur les personnalités candidates aux primaires, puis sur celles des deux challengers. Leurs noms nous sont familiers, mais nous connaissons souvent moins bien leurs idées et les philosophies qui les portent. Pourtant, elles irriguent nos mentalités et continuent d’exacerber les imaginations au-delà des frontières.

De la question de l’immigration à celle de l’assurance maladie, de la problématique de l’avortement à celle de l’environnement, des tensions interraciales au fléau de la violence, Didier Combeau explore ici les fractures qui parcourent la société américaine et se traduisent par un rejet de plus en plus viscéral de l’adversaire politique. Il donne en termes simples les clefs indispensables à la compréhension du subtil fonctionnement du fédéralisme, de l’équilibre des pouvoirs, et d’un système électoral sujet à polémiques, qui peine à asseoir la légitimité d’un président parfois élu à la minorité des voix. L’étude des joutes qui opposent conservateurs et progressistes se prolonge dans une réflexion sur l’identité politique et nationale de la première puissance douce mondiale.

La responsabilité des universités, des politiciens dans l'américanisation de l'imaginaire et des conflits

Chronique d’Éric Zemmour parue le 12 juin dans le Figaro Magazine.

C’est le débarquement tous les jours. Beaucoup de bombardements et beaucoup de destructions. Tous les événements et tous les concepts idéologiques venus d’Amérique sont acceptés et digérés sans aucun esprit critique par les cerveaux français. Régis Debray n’a pas tort lorsqu’il explique que la fille est devenue la mère et que la « civilisation américaine » règne désormais sur les « cultures » européennes. On peut le constater avec cette affaire Floyd, du nom de ce jeune Noir tué par un policier de Minneapolis. Aussitôt, les esprits s’embrasent. Les manifestations (interdites) se multiplient. Le discours victimaire se répand comme une traînée de poudre. Les militants noirs vitupèrent contre le « privilège blanc » et des Blancs s’agenouillent en signe d’expiation. Jadis, on apprenait que « comparaison n’est pas raison ». Désormais, comparaison est passion. Nous sommes tous des Américains. Les Noirs africains nés en France ont été esclaves en Amérique et les descendants de paysans français ont tous eu des esclaves comme dans Autant en emporte le vent ! George Floyd et Adama Traoré sont frères de race et de destin, tous deux victimes du racisme blanc. Les races n’existent pas, mais les racistes existent quand même. Les Noirs, de part et d’autre de l’Atlantique, sont victimes du même « racisme d’État », dont le bras armé est la police qui ne lutte pas contre les trafics, mais persécute en fonction de la couleur de la peau.

La quasi-totalité des pancartes à la manifestation « antiraciste » à Montréal était en anglais. Naïvement, on a faire croire que la loi 101 allait assimiler des masses d’immigrants alors que la natalité québécoise s’effondrait.

Cette soupe conceptuelle est en vogue sur les campus américains. Elle a été cuisinée — ironie du sort — par quelques intellectuels français dans les années 1960, adeptes de la déconstruction. Cette « French theory » nous est revenue en boomerang. Elle rassemble les minorités sexuelles et raciales contre leur seule cible : l’homme blanc hétérosexuel. Avant le confinement, c’étaient les féministes qui s’en prenaient à lui, multipliant les lynchages médiatiques et les accusations de féminicides. Désormais, ce sont les militants d’extrême gauche, alliés à leurs acolytes antiracistes qui tentent d’imposer leur discours victimaire et racialiste. Peu importe que la France n’ait jamais connu l’esclavage sur son sol.

Le travail idéologique des universitaires a été favorisé par la prédominance, dans les banlieues, d’une culture inspirée des ghettos américains. L’imaginaire de nos banlieusards venus d’Afrique est encombré de sons et d’images nés dans les ghettos de Detroit ou de Chicago. Les Américains avaient un problème noir consubstantiel à la naissance de leur pays. L’esclavage était le péché originel (avec le génocide indien) d’une nation née autour de la liberté. La guerre raciale menace l’Amérique depuis l’origine. Avec une opiniâtre volonté suicidaire, nos élites l’ont importée sur notre sol par des décennies d’une immigration inouïe venue de nos anciennes colonies, sans craindre ni l’éloignement des cultures exotiques guère assimilables, ni le ressentiment de nos anciens colonisés. Nous payons aujourd’hui — et paierons plus encore demain — un tel aveuglement habillé dans les oripeaux de l’humanisme et de la générosité.

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